Par Manal Zainabi
Alors que le premier jour du Ramadan est prévu au Maroc le mercredi 14 avril, des membres de minorités religieuses du pays revendiquent l’abrogation de l’article 222 du Code pénal qui sanctionne les non-jeuneurs. Leur souhait: pouvoir manger, boire ou fumer en public, sans contrainte, durant le mois sacré.
Alors que la lune du mois de Ramadan point à l’horizon, des chrétiens, des juifs, des baha’is marocains, mais aussi des chiites et des athées du royaume chérifien réclament le droit de «dé-jeûner» en public pendant le mois saint. Ces voix s’élèvent pour s’opposer à un tabou tenace au Maroc, considérant que l’abstinence diurne que s’imposent les musulmans pratiquants le long de ce mois lunaire, qui est pour eux celui du recueillement, doit être respectée par tous, comme s’il n’y avait pas de non-musulmans, ni de non-pratiquants, dans le royaume.
Comme dans la plupart des pays à majorité musulmane, pendant tout le mois de jeûne, restaurants et cafés sont fermés le jour dans toutes les villes marocaines. Et en ces temps de crise sanitaire, ils le seront même le soir. La vente d’alcool est aussi interdite et déjeuner à l’extérieur durant la journée devient quasi-impossible. Pour celui ou celle qui se hasarde, malgré tout, à manger ou boire en public, les réactions sont souvent virulentes. Aux regards courroucés peuvent s’ajouter des remarques réprobatrices, voire des injures, ou même de la violence physique. «Dé-jeûner» est même formellement interdit par la loi marocaine et donc juridiquement répréhensible.
L’article 222 du Code pénal punit d’un à six mois d’emprisonnement et d’une amende de 200 à 500 dirhams (de 48 à 121 euros) quiconque qui est «notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane, rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du Ramadan, sans motif admis par cette religion». Une disposition qui exaspère les minorités religieuses à travers le royaume car même si théoriquement, elles semblent être exemptées par ce texte de loi, «la réalité est tout autre».
Des membres de ces minorités lancent des appels récurrents à la suppression de l’article 222, en soulignant les quiproquos qui découlent de cet énoncé: «notoirement connu pour son appartenance à la religion musulmane» vu que «la foi n’est pas inscrite sur les fronts des personnes». Et les même source d’ajouter: «l’espace public appartient à tous les Marocains, musulmans et non-musulmans, pratiquants et non-pratiquants et chacun a le droit d’y exercer son droit universel de manger et de boire».
R comme répression
Considéré comme l’un des leaders de ce mouvement, Adam Rabati, président de l’union des chrétiens du Maroc et prêtre marocain officiant en l’église de Temara, ville-dortoir jouxtant Rabat, estime au micro de Sputnik qu’à cause de la «sanction religieuse» inscrite dans la loi marocaine, le mois de ramadan est synonyme de «répression» pour les musulmans non-pratiquants et les non-musulmans, et notamment la communauté chrétienne marocaine, qu’il connaît très bien.
«Le ramadan est censé être un moment de compassion, d’altruisme et d’empathie. Pourtant, le long de ce mois, notre communauté est privée de ses libertés et de ses droits élémentaires dans l’espace public. Nous sommes oubliés, isolés, persécutés même. La prescription d’une sanction spéciale dans une affaire liée au culte, comme c’est le cas dans l’article 222, est inacceptable. C’est même contraire à la constitution marocaine de 2011 qui garantit la liberté de culte. Cette disposition répressive va aussi à contresens des conventions internationales auxquelles adhère le Maroc et nuit à l’image de tolérance religieuse que le royaume affiche à l’international… Les Marocains devraient tous être égaux dans l’espace public», plaide Adam Rabati, qui s’appelait Mohamed Elamri avant sa conversion à la fois chrétienne.
Selon lui, l’article 222 exacerbe l’hostilité qui se fait sentir pendant le ramadan contre ceux qui ne jeûnent pas. «Malheureusement, comme chaque année, des réactions violentes aux non-jeûneurs marquent l’actualité ramadanesque au Maroc», regrette le prêtre de l’église Al Majd. Il avait publié, fin mars 2021, une vidéo largement partagée sur la Toile où il exhorte les autorités à abolir la loi polémique.
«Une aberration», dénonce sa femme, Farah Belkaid, qui n’est autre que l’actuelle présidente de l’Association marocaine de défense des droits et libertés des minorités religieuses. Cette jeune maman marocaine convertie au christianisme évangélique déplore, en répondant aux questions de Sputnik, les cas d’agressions subies par ceux et celles qui osent transgresser «cette interdiction morale punie par la loi». La liste des victimes de ces attaques est «longue et ne cesse de s’allonger à chaque ramadan», déplore-t-elle, en se référant aux recensements faits par son association qui se heurte, selon elle, depuis sa création à moult obstacles empêchant ainsi sa reconnaissance officielle par les autorités.
«Pendant le ramadan 2019, par exemple, une petite famille chrétienne de la région de Oujda, dans le nord-est du Maroc, a été prise à partie par un inconnu. Ce dernier les avait aperçus de loin en train de manger quelques bouchées, en cachette, dans leur voiture et s’est arrogé le droit de les livrer à la vindicte publique. La même année, à Agadir, deux jeunes chrétiens marocains ont été arrêtés par les autorités sur la plage pour avoir mangé un morceau et être en possession de quelques cigarettes. Heureusement, dans les deux cas, rien de grave ne s’est produit, mis à part l’humiliation ou les tracasseries judiciaires. Mais dans ce genre de situation, ça peut vite basculer», avertit Farah Belkaid. «À chaque cas d’agression de ce genre, la société civile marocaine s’émeut, mais rien ne change dans le fond», ajoute-t-elle.
Pour rappel, seul le Maroc a une loi explicite, dans tout le Maghreb, qui condamne les «musulmans» qui rompent le jeûne. Seule l’interprétation de certains articles du code pénal en Algérie et en Tunisie permet de punir les dé-jeûneurs, dans certains cas. Une exception dénoncée chaque année au Maroc, non seulement par les minorités religieuses non musulmanes, mais aussi et depuis bien plus longtemps par les non-jeûneurs musulmans. Ils sont les premiers à souffrir de l’application de la loi 222 du code pénale marocain et des agressions moralisatrices.
Les associations de défense des libertés individuelles du royaume sont engagées dans ce combat pour la liberté de ne pas jeûner depuis plus d’une dizaine d’années. Le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (Mali) avait tenté d’organiser, en 2009, un pique-nique public pendant le ramadan, mais les forces de l’ordre l’en ont empêché. Une initiative symbolique qui avait fait scandale à l’époque et avait ouvert le débat sur la dépénalisation de la rupture du jeûne en public. En parallèle, certains juristes marocains qualifient de «flous» les termes «notoirement» et «ostensiblement» utilisés dans l’article controversé et estiment même qu’ils sont juridiquement dangereux.
Même l’influent Ahmed Raissouni, actuel président de l’union internationale des oulémas musulmans (UIOM) -une organisation proche des Frères musulmans* basée au Qatar- et ancien numéro 1 du bras idéologique du parti au pouvoir au Maroc, s’est prononcé en faveur de l’abrogation de l’article 222. Il avait estimé, en juin 2016, que la désapprobation sociale suffit à combattre cette tentation de manger en public. Sa prise de position a été vivement critiquée par les islamistes du pays, mais n’a pas véritablement contribué à faire bouger les lignes. Mais le débat enclenché, par intermittence, est-il le signe d’une prise de conscience collective?
«Pas tout à fait», répond à Sputnik le sociologue marocain Ahmed Al Motamassik.
Crise spirituelle
Joint par téléphone, ce professeur universitaire explique que parmi les 36 millions d’habitants que compte le pays, «il y a une évolution et une ouverture sociale grandissante, mais qui est en constante tension et clash avec le conservatisme toujours ancré dans la société». Al Motamassik note que cet affrontement atteint son paroxysme pendant le ramadan.
«Le reste de l’année, le royaume est plutôt libéral, mais la piété et le sentiment de religiosité rejaillissent en chaque mois sacré. Si bien que le jeûne du ramadan se rattache, dans l’imaginaire collectif marocain, à un ordre public à ne pas bouleverser, à un contrat social à ne pas briser. La pression de conformité est très forte chez les Marocains pendant le ramadan», analyse-t-il.
Certes, le texte sacré des musulmans prescrit le jeûne du mois de ramadan, mais en l’assortissant de plusieurs exceptions, et sans prévoir de pénalité à l’encontre de celui qui ne le pratique pas. «Le législateur marocain a pensé bien faire en décidant de pallier les omissions du texte sacré avec un texte de loi, mais il est retombé finalement dans l’anachronisme», poursuit le sociologue marocain.
Pour lui, la pression sociale et l’intolérance à l’encontre de ceux qui ne pratiquent pas le jeûne révèle une crise spirituelle plus qu’autre chose. «Ces musulmans pratiquants, qui s’érigent en gardiens de la piété, ne se remettent pas en question et se trouvent dérangés dans leur foi par ce comportement. Offusqués, ils réagissent sans réfléchir pour faire valoir leur dévotion, engendrant ainsi une violence gratuite», décrypte cet analyste marocain.
Dans un rapport publié en juin 2019, le département d’État américain estimait à 1% la population non-musulmane marocaine, qui comprend des chrétiens, des juifs et des bahaïs. Même s’ils sont musulmans, les chiites marocains y sont inclus, puisqu’ils font partie de la minorité musulmane n’appartenant pas au sunnisme, dominant dans le royaume.
Sortir de l’ombre
Selon ce document, la communauté juive compte entre 3.000 et 3.500 Marocains, dont 2.500 vivent à Casablanca. Le même rapport estime qu’entre 2.000 et 6.000 Marocains seraient chrétiens. Quant à la communauté bahaïe du Maroc, elle serait d’environ 350 à 400 personnes. Elle non plus «ne jouit pas de ses pleins droits à exercer son culte», selon le même rapport. Toutefois, aucune donnée statistique n’est disponible sur le nombre d’athées.
«Nous sommes loin de la liberté de conscience telle qu’universellement reconnue. Certes, le discours officiel reconnaît cette liberté, mais dans les faits, au sein de la société, la réalité est tout autre. Pour faire véritablement bouger les lignes, il faut commencer par l’éducation à l’altérité puis opérer un changement en profondeur des lois obsolètes qui portent atteintes aux libertés individuelles», résume Ahmed Al Motamassik.
Une préconisation que soutient, avec ferveur, Farah Belkaid. Selon cette militante associative, les musulmans non-pratiquants aux côté des minorités religieuses marocaines adoptent, malgré elles et depuis toujours, la devise selon laquelle ces communautés doivent vivre cachées pour vivre heureuses. «Il est grand temps qu’elles sortent de l’ombre!», clame la présidente de l’Association marocaine de défense des droits et libertés des minorités religieuses.
*Organisation terroriste interdite en Russie
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