Stephen Zunes
Traduit par Isabelle Rousselot
Le destin du Sahara Occidental est entre les mains du Conseil de Sécurité de l’ONU.
Il est rare que le Sahara Occidental fasse la une de la presse internationale mais à la mi-novembre 2020, il a défrayé la chronique. En effet, le 14 novembre a marqué la fin tragique, bien que prévisible, d’un cessez-le-feu fragile de 29 ans au Sahara Occidental entre le gouvernement d’occupation marocain et les combattants sahraouis pour l’indépendance. L’explosion de violence est préoccupante non seulement parce qu’elle a fait voler en éclats presque trois décennies de relative stabilité mais aussi parce que la réponse réflexe des gouvernements occidentaux à la résurgence du conflit pourrait renverser – et ainsi entraver et condamner de façon permanente – des principes juridiques internationaux avérés depuis plus de 75 ans. Il est essentiel que la communauté mondiale réalise que, autant au Sahara Occidental qu’au Maroc, la voie à suivre se trouve dans la reconnaissance du droit international et non pas dans son rejet.
Le conflit au Sahara Occidental date de 1975 alors que le territoire est sur le point d’obtenir son indépendance de l’Espagne colonisatrice. Sous la pression des USA qui ne souhaitent pas voir le Front Polisario, mouvement d’indépendance de gauche, diriger un État indépendant, Madrid accorde au Maroc l’autorité administrative de la partie nord représentant les deux tiers du pays, et cède le tiers sud restant à l’État voisin, la Mauritanie. Début 1976, le Front Polisario fonde la République arabe sahraouie démocratique (RASD) qui a été reconnue par 80 pays et est membre à part entière de l’Union Africaine. La Mauritanie cède sa partie du Sahara Occidental à la RASD en 1979 mais celle-ci est aussitôt annexée par le Maroc. Pendant plus d’une décennie, le Maroc – avec le soutien de la France et des USA – a combattu sans relâche les guérilléros du Polisario tout en réprimant violemment les manifestations pour l’indépendance et les autres activités nationalistes à l’intérieur du territoire occupé du Sahara Occidental qu’il considère comme lui appartenant.
En 1991, le cessez-le-feu aujourd’hui enterré, neutralise la lutte armée du Front Polisario qui accepte alors de stopper ses opérations militaires en échange d’un référendum pour l’indépendance supervisé par l’ONU. L’armée d’occupation marocaine cependant n’a jamais autorisé la mise en place de ce référendum. En réalité, les Marocains n’ont jamais cessé d’occuper le pays si bien qu’aujourd’hui les colons marocains surpassent en nombre les habitants autochtones du Sahara Occidental.
Hormis la promesse bafouée d’un référendum, le cessez-le-feu de 1991 permet aux forces marocaines de rester sur les parties nord et ouest d’une berme de sable construite par les Marocains qui s’étend sur près des trois-quarts du territoire et inclut notamment ses villes principales et ses richesses de minerais. La RASD en échange garde le contrôle des zones restantes faiblement peuplées du territoire et gère les camps de réfugiés en Algérie qui abritent presque 40 pour cent de la population sahraouie.
Pratiquement aucun pays ne reconnaît la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental. Quant aux Nations Unies, elles ont affirmé que le Sahara Occidental était un territoire non autonome – verdict confirmé par une décision historique de la Cour Internationale de Justice, pour autant une reconnaissance limitée puisque la puissance d’occupation refuse de céder. Les opérations des Nations Unies pour le maintien de la paix et pour les droits humains au Sahara Occidental ont été sérieusement entravées par Rabat – ainsi que par ses alliés principaux ayant droit de veto au sein du Conseil de sécurité de l’ONU.
Les affrontements de novembre remontent à une escarmouche qui a eu lieu en 2016 lorsque le Maroc a violé l’accord de cessez-le-feu de 1991 en avançant ses forces dans une zone-tampon de cinq kilomètres entre le territoire détenu par les Marocains et la frontière avec la Mauritanie à El Guergarat, afin de terminer une route reliant la zone du Sahara Occidental occupée par le Maroc avec une grande partie de l’Afrique de l’Ouest.
À partir du 21 octobre 2020, des centaines de civils sahraouis se sont engagés dans un sit-in non-violent afin de bloquer l’axe routier, et ont été violemment dispersés par les troupes marocaines deux semaines plus tard. Pour le Front Polisario – qui a menacé à plusieurs reprises au fil des années d’abroger le cessez-le-feu suite aux nombreuses violations marocaines – c’est l’assaut de trop. Le groupe a annoncé son retrait de l’accord de cessez-le-feu et a repris les attaques contre les forces marocaines le long du mur de sable de 2720 km de long qui sépare les zones du Sahara Occidental contrôlées par les Marocains et par le Front Polisario.
Il semble que les forces armées marocaines n’étaient pas préparées aux attaques organisées par le Front Polisario qui, d’après certaines informations, ont provoqué de nombreuses victimes marocaines.
Le Front Polisario estime que le défaut du Maroc à respecter sa part de l’accord – notamment son incapacité à permettre un référendum juste – ne les oblige aucunement à honorer leur part. Après 29 ans de paralysie sur l’auto-détermination, le Sahara Occidental commence à perdre patience. Le Front Polisario assure que cette reprise des affrontements ne sera pas juste des représailles à une énième provocation marocaine ; au contraire, cette dernière violation du Maroc a provoqué un retour à la guerre qui durera tant que leur pays ne sera pas libéré.
Cependant, il est peu probable qu’une nouvelle guerre apporte aux Sahraouis les droits qu’ils attendent. D’abord, le mur des sables du Maroc consolidant son emprise sur la majorité du territoire est fortifié et – bien que vulnérable face aux bombardements, aux tirs et attaques surprises – il serait difficile à percer sur une période soutenue. Ces contrôles extérieurs sont éclipsés par les tactiques du Maroc au Sahara Occidental. Par le passé, même la résistance non-violente des Sahraouis – manifestations pacifiques, sit-in, occupations, grèves et boycotts – a rencontré une répression brutale. Les occasions de s’opposer – et encore moins de maintenir des activités de guérillas – sont limitées au Sahara Occidental que l’organisation Freedom House considère d’ailleurs comme une des douze nations les moins libres du monde, avec une absence de droits comparables au Tibet, à l’Ouzbékistan, à la Corée du Nord et à l’Arabie Saoudite.
Le Front Polisario espère peut-être qu’en reprenant une lutte armée après 29 années de calme relatif incitera les gouvernements occidentaux à enfin mettre la pression sur le Maroc pour qu’il trouve un compromis. Malheureusement, la tendance à Washington, à Paris et dans les autres capitales occidentales est plutôt de considérer comme du terrorisme toute résistance armée contre un gouvernement arabe allié. Le Maroc a exploité cette présomption, lançant des déclarations contradictoires au sujet de liens supposés avec des ennemis comme l’État islamique, Al Qaïda et le Hezbollah, peu importe que le Front Polisario, laïque et de gauche modérée [il est membre observateur depuis 2008 et membre consultatif depuis 2017 de l’Internationale socialiste, NdE], n’ait rien à voir avec les organisations islamistes extrémistes. Avec une opinion aussi pernicieuse, il se pourrait plutôt que la reprise de la guérilla par le Front Polisario ne fasse qu’accroître le soutien étranger au Maroc.
Cependant soutenir Rabat serait contre-productif et peu judicieux. Bien que la guerre ne soit pas la réponse, la poursuite de l’occupation du Sahara Occidental ne l’est pas non plus. La faillite de la commu
nauté internationale à obliger le Maroc à respecter ses obligations juridiques internationales est justement ce qui a conduit à la crise au Sahara Occidental. Comme c’est le cas aussi avec l’occupation israélienne de la Palestine et comme c’était le cas avec l’occupation du Timor Oriental* pendant 24 ans, avoir des amis au Conseil de Sécurité de l’ONU a permis au Maroc de se jouer des règles du droit international.
Pour la France, ancienne puissance coloniale du Maroc avec l’Espagne, le souci de maintenir des liens étroits au niveau politique, stratégique et économique avec la monarchie marocaine a pris le pas sur toute préoccupation concernant le droit international. De même, les USA qui considèrent le Maroc comme un allié régional important, d’abord durant la Guerre Froide et aujourd’hui dans la lutte contre les extrémistes islamistes, ont été eux aussi disposés à fermer les yeux sur les impératifs légaux et moraux. Le Front Polisario, de son côté, a pu compter essentiellement sur le soutien des pays d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Asie du Sud-Est qui désignent tous le conflit au Sahara Occidental comme une décolonisation inachevée. Son principal allié est sa voisine l’Algérie, traditionnellement le premier soutien du Front Polisario. Ainsi tout conflit naissant au Sahara Occidental n’est plus une simple guerre périphérique. L’appel à un retour à la guerre est croissant que ce soit parmi les Sahraouis sous occupation marocaine que parmi les réfugiés en Algérie, qui attendent depuis plus de 45 ans le retour à leur terre natale.
Mais c’est un moment mal choisi pour l’Algérie qui répugne à être entraînée dans un conflit avec son voisin occidental, du moins en ce moment. Le régime semi-autocratique d’Alger et de plus en plus impopulaire s’est concentré essentiellement sur les efforts pour renforcer son contrôle face à des manifestations nationales de masse et pour soutenir l’économie nationale durant la pandémie du Covid-19 qui a provoqué l’effondrement des prix du pétrole. Par conséquent, l’Algérie coopérerait sans doute à mettre fin aux combats entre le Maroc et le Front Polisario à condition qu’il y ait au moins un espoir diplomatique d’amener le Maroc à accepter le droit des Sahraouis à l’autodétermination.
Cependant les chances d’un tel accord diplomatique mutuellement satisfaisant sont minces. Pendant des années, des menaces de veto de la France et des USA au Conseil de Sécurité des Nations Unies ont empêché d’insérer la question du Sahara Occidental aux termes du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ce qui aurait permis à la communauté internationale d’imposer des sanctions ou lui aurait donné un moyen de pression pour forcer le Maroc à respecter les mandats internationaux qu’il a ignoré jusqu’à présent.
Au lieu de cela, les USA et la France ont soutenu le plan marocain d’« autonomie » pour le Sahara Occidental qui a une portée plutôt limitée et qui échoue à satisfaire les normes internationales d’autonomie. Il n’accorde pas aux Sahraouis la possibilité d’indépendance – à laquelle ils ont droit en tant que territoire non-autonome reconnu par l’ONU selon le droit international, selon une série de résolutions de l’ONU et un arrêt historique de la Cour internationale de justice. Si le plan avait été imposé par le Conseil de Sécurité, comme Washington et Paris le recommandaient, cela aurait constitué la première fois depuis la signature de la Charte des Nations Unies que la communauté internationale aurait reconnu une décolonisation inachevée et l’expansion du territoire d’un pays par la force, un événement tristement marquant pour le monde.
C’est ce même soutien de l’Occident à l’Indonésie qui, pendant des années, empêcha l’indépendance au Timor Oriental*. L’invasion en 1975 de l’ancienne colonie portugaise par l’Indonésie eut lieu à peine six semaines après la mainmise par le Maroc sur une partie du Sahara Occidental. Comme pour le Sahara Occidental, le coup de force fut perçu comme particulièrement choquant car il impliquait l’invasion et l’annexion brutale d’un pays dans sa totalité, le même genre d’agression qui conduisit à la Guerre du Golfe en 1991, validée par l’ONU en réponse à l’attaque du Koweït par l’Irak. Mais l’action de l’Indonésie ne fut pas accompagnée d’une résolution ni ne rencontra aucun avertissement fort du Conseil de Sécurité de l’ONU.
Cette flagrante inégalité de traitement a conduit des organisations des droits humains, des groupes religieux et tout un éventail de militants aux US, en Grande-Bretagne et en Australie à mettre la pression, avec succès, sur leurs gouvernements pour qu’ils stoppent leur soutien à l’occupation. Le gouvernement indonésien dut finalement accepter de proposer un référendum sur l’indépendance. Ainsi en 2000, les Est-Timorais votèrent pour l’autodétermination et le pays est désormais libre. Il faudra certainement des campagnes populaires similaires en Europe et en Amérique du Nord pour faire en sorte que les puissances occidentales honorent leurs obligations juridiques internationales et mettent la pression sur le Maroc pour que le peuple du Sahara Occidental obtienne le droit de maîtriser son destin.
Il existe un mouvement limité mais croissant en Europe de soutien au droit du Sahara Occidental à l’autodétermination nationale ainsi que des initiatives similaires de la société civile dans plusieurs pays africains, en Australie, au Japon et aux USA. Un intérêt croissant pour la question de l’exploitation illégale des ressources naturelles au Sahara Occidental offre un moyen aux défenseurs du droit international et des droits humains pour contester les gouvernements et les sociétés qui profitent illégalement de l’occupation, en les visant à travers des campagnes qui prônent boycotts, désinvestissements et sanctions.
À l’heure actuelle cependant, de tels mouvements sont encore trop faibles pour avoir assez d’impact sur les politiques gouvernementales, notamment sur celles de la France et des USA, qui sont les deux gouvernements les plus responsables de l’échec des Nations Unies à faire appliquer ses résolutions pour résoudre le conflit. Mais cela peut changer. En effet, il y a vingt-cinq ans, l’action de la société civile dans les pays développés au sujet du Timor Oriental était relativement faible, mais une montée spectaculaire faisant suite aux violations largement médiatisées des droits humains par les forces indonésiennes, a joué un rôle important pour que soit enfin rendu possible l’indépendance du Timor Oriental.
Une campagne semblable pourrait être le meilleur espoir pour le peuple du Sahara Occidental ainsi que pour les principes extrêmement importants du droit international dans la Charte de l’ONU. Et l’arrivée de l’administration Biden pourrait également offrir une opportunité.
Selon des signes contradictoires provenant autant de l’administration Trump que de celle d’Obama, l’ancien ambassadeur US au Maroc, Edward M. Gabriel, estime que l’administration Biden reviendra aux « relations constructives » que le Maroc appréciait sous les administrations Bush et Clinton, autrement dit une validation par euphémisme de l’occupation marocaine. Le président élu, Joe Biden a lui-même indiqué qu’il se considérait comme neutre concernant le Sahara Occidental. Cependant, la neutralité est une position inappropriée dans un conflit qui oppose le peuple d’un territoire non-autonome revendiquant son droit à l’autodétermination et une puissance occupante lui refusant ce droit. Entretemps, le Congrès a activement appuyé la conquête marocaine en insistant sur le fait que l’aide extérieure US au Maroc « doit être mise à disposition pour assister le Sahara Occidental », un moyen de saper les efforts du Département d’Etat pour distinguer le Maroc de ses territoires occupé
s.
Malgré cet antécédent, le gouvernement de Biden pourrait être sensible aux pressions. Afin de s’assurer que le droit international ne soit pas transgressé, Washington doit d’abord manœuvrer avec le Conseil de Sécurité de l’ONU et fournir un mandat relatif aux droits humains comme pour les autres opérations de maintien de la paix afin d’enquêter et de faire rapport sur les violations des droits humains à la fois dans les zones occupées par le Maroc et dans les camps de réfugié.es dirigés par le Front Polisario. À moyen terme, les USA devraient suspendre son aide militaire, les ventes d’armes et toute autre coopération militaire avec le Maroc, interdire l’importation de toutes ressources naturelles extraites illégalement au Sahara Occidental, et travailler avec les Européens et les Africains pour limiter la coopération économique qui soutient l’occupation. Finalement et c’est peut-être le plus important, Biden devrait soutenir les efforts de l’ONU pour garantir la participation du peuple sahraoui à un référendum sous supervision internationale sur le destin du territoire, un référendum qui inclue vraiment l’option de l’indépendance et permette aux réfugiés sahraouis en Algérie d’y participer.
Biden, qui arrive à la Maison Blanche avec un casier en politique étrangère sans comparaison avec celui de ses prédécesseurs, devrait comprendre le dangereux précédent que pourrait représenter la reconnaissance d’une décolonisation inachevée. Continuer à être aux ordres du Maroc aux Nations Unies reviendrait à approuver de façon implicite les pays qui étendent leurs territoires par la force, un affront pour tous ceux qui cherchent à promouvoir, au niveau mondial, le droit à l’autodétermination. Le destin du Sahara Occidental est un sujet particulier qui ne correspond à aucune ligne partisane et des sénateurs allant du démocrate Patrick Leahy au républicain James Inhofe ont poussé les administrations successives U.S. à soutenir le droit des Sahraouis à un référendum sur l’indépendance. Biden a promis de travailler avec les deux groupes du Congrès et le Sahara Occidental est peut-être le seul secteur où cela pourrait être faisable.
Le retour à la guerre dans les déserts du Sahara Occidental est une tragédie. Cela aurait pu être évité et il est possible d’y mettre fin si les USA et la France respectent leurs obligations dans le cadre de la Charte des Nations Unies et insistent pour que leur allié marocain se conforme également aux normes juridiques internationales établies. Washington doit reconnaître l’importance du respect du droit international même si le transgresseur est un allié. Ne pas le faire pourrait non seulement faire s’éterniser le violent conflit au Sahara Occidental mais aussi bouleverser complétement l’ordre mondial libéral.
*Lire Comment le Timor oriental est devenu un petit « miracle » démocratique, par Bruno Philip, Le Monde, 6 septembre 2019
Tlaxcala, 9 avr 2021
Etiquettes : Sahara Occidental, Maroc, Front Polisario, ONU, Timor Oriental, Stephen Zunes,