La mise en cause du roi Abdallah par son demi-frère Hamza n’est pas que l’écho assourdi d’une révolution de palais. Alors que le pays est sévèrement frappé par une crise économique aggravée par la pandémie de la Covid-19, les voix critiques se libèrent sur la scène hachémite.
Quelques jours avant les célébrations du centenaire de l’État jordanien, le pays est à la une de l’actualité, non pour cette commémoration, mais pour mettre au jour ses failles internes. Les médias internationaux se sont pris de passion pour l’histoire d’un supposé complot contre le roi Abdallah II, qui serait orchestré par son demi-frère l’ex-prince héritier Hamza Ben Hussein, et d’autres membres de la Cour royale avec le soutien d’un « acteur extérieur » jamais nommé. L’événement est parfois dépeint comme un épisode de Game of Thrones mettant en scène deux frères ennemis en proie à une lutte pour le pouvoir. La crise ouverte par la vague d’arrestations au sein d’un royaume souvent dépeint comme un « îlot de stabilité » dans la région révèle pourtant beaucoup plus de la scène politique jordanienne qu’une simple querelle familiale.
LES CRITIQUES DE LA CLASSE GOUVERNANTE
Les vidéos transmises par le prince Hamza à la chaîne BBC par le biais de son avocat ont projeté le royaume hachémite au centre de l’attention internationale1. La crise politique survenue le week-end des 3 et 4 avril 2021 représente un moment inédit de remise en question du pouvoir par des figures centrales de la royauté. L’ex-prince héritier, particulièrement apprécié de la population et bien inséré dans des cercles critiques du régime, avait déjà fait part de ses positions publiquement. En 2018, il avait par exemple critiqué ouvertement le gouvernement sur Twitter après l’approbation d’une nouvelle loi fiscale particulièrement contestée.
Employant habilement l’arabe quotidien des Jordaniens plutôt que la langue des interventions officielles, le prince Hamza nie dans son intervention son implication dans un complot visant à déstabiliser le régime. Il se place cependant du côté d’une population dont il veut faire entendre la voix. Il dénonce la corruption et l’incompétence de la structure gouvernementale et pointe du doigt le manque de confiance des Jordaniens envers leurs institutions. Il souligne surtout la montée de la répression contre toute forme de contestation politique. De tels propos, tenus dans l’espace public, ont semblé faire voler en éclat l’image d’un pays stable et « démocratique » comme celle d’une cour et d’une famille royales unies.
Au-delà de la prise de parole du prince, cette crise est d’autant plus inédite qu’elle implique une coalition d’acteurs dont on peine à comprendre les liens qui les unissent. La proximité du prince Hamza et de Bassem Awadallah n’a en effet rien d’évident. Awadallah, ex-ministre des finances et ex-président de la Cour royale est accusé de corruption et perçu comme un des fers de lance des politiques de privatisation dans le pays. Les événements revêtent un caractère inédit, car le complot dont il est question, ainsi que les accusations formulées par le prince Hamza, visent directement le roi Abdallah II. La critique du monarque est pourtant considérée comme une ligne rouge, comme l’a rappelé le président du Sénat Faiçal Al-Fayez. Cet épisode apparaît ainsi comme un moment de désacralisation de la famille royale. Les oppositions et désaccords internes sont exposés au grand jour, dans une vidéo filmée par le prince lui-même depuis son téléphone portable, contrastant avec la solennité qui régit normalement les apparitions et prises de parole publiques des membres de la dynastie hachémite.
Le caractère inédit de la critique à l’égard du pouvoir doit cependant être relativisé. Si sa formulation en public par des membres de la famille royale est une nouveauté, elle est portée depuis de nombreuses années par des acteurs — partis d’oppositions, syndicats, médias — lourdement réprimés par les autorités.
DÉSACRALISATION DE LA FAMILLE ROYALE
La monarchie hachémite jouit d’une image réformiste dans la région, laissant croire que la vie politique s’est engagée dans une progressive démocratisation depuis les années 1990. L’observation des rares espaces de contestation montre pourtant qu’ils ont fait l’objet de politiques répressives de plus en plus sévères et visibles depuis 2011. Afin de protéger la « stabilité » et la « sécurité », érigées en priorités nationales, le pouvoir a contrôlé puis affaibli les forces d’opposition politique et les corps intermédiaires.
Au cours des dernières années, trois exemples ont illustré cette mise au pas de la contestation au profit du discours officiel. En septembre 2019, le syndicat des enseignants — plus grande organisation professionnelle indépendante du pays — organisait une grève nationale pour réclamer une augmentation des salaires. Soutenu par une majorité de la population, le syndicat a paralysé le pays pendant un mois avant d’obtenir un accord avec le gouvernement de l’époque. Les revalorisations de salaire n’ont finalement pas été accordées et, face aux protestations, le gouvernement a décidé en juillet 2020 de fermer définitivement le syndicat par décision judiciaire, avant d’arrêter plus de mille de ses membres.
En parallèle, la principale force politique d’opposition a été directement visée par le pouvoir au cours de l’été 2020. En pleine crise de la Covid-19, la Cour de cassation a décidé la dissolution de la confrérie des Frères musulmans. En 2015, un des membres de sa branche politique avait déjà été arrêté dans le cadre de la loi antiterroriste, pour avoir « mis à mal les relations de la Jordanie avec un pays étranger » (art. 3).
Enfin, les médias ont été particulièrement visés par la répression croissante. Les journalistes étaient jusque-là habitués à un contrôle plus subtil de la part des autorités qui écartaient ceux qui dépassaient les lignes rouges en leur retirant leur carte de presse. Il n’y a plus eu de doute quant aux limites du prétendu pluralisme jordanien lorsque le pouvoir a fait fermer plus de 250 sites d’information en 2013 pour des raisons administratives, ou arrêter le caricaturiste renommé Emad Hajjaj en 2020 pour un dessin critiquant la normalisation entre Israël et les Émirats arabes unis.
La crise actuelle au cœur du pouvoir n’a fait qu’illustrer la censure pesant sur les médias. Comme à chaque événement sensible dans le royaume, les principaux médias ont mis plusieurs jours avant de réagir au discours officiel, laissant les rumeurs aller bon train sur les réseaux sociaux. Pour tenter de mettre un terme à la crise, le procureur général d’Amman a ensuite décidé de l’« interdiction de publication » (gag order) qui empêche tout média ou simple citoyen d’évoquer l’affaire, notamment sur les réseaux sociaux. En conséquence, l’ensemble de la presse locale est soumis à « un seul récit qui ne peut être vérifié ou remis en question ».
FRAGILITÉ DU POUVOIR
À première vue, cette crise semble aller dans le sens d’une fragilisation du régime. Elle intervient en effet dans un moment où celui-ci est confronté à un certain nombre de défis. En particulier depuis 2018, le pouvoir fait face à un contexte de mobilisations sociales et de critiques à l’égard de la répression menée contre l’opposition. Le 24 mars 2021, des dizaines de manifestants ont été arrêtés alors qu’ils célébraient l’anniversaire du « printemps » jordanien et appelaient à de nouvelles réformes politiques.
La Jordanie traverse également une crise économique sévère, renforcée par l’épidémie de la Covid-19. Tandis que celle-ci cause actuellement plus de 100 décès par jour, près de 35 % des jeunes de 18 à 25 ans sont sans emploi et plus de 40 000 Jordaniens ont été emprisonnés pour non-paiement de leurs dettes en 2019. L’épidémie alimente également la colère de la population. Au mois de mars, une pénurie d’oxygène a provoqué la mort de 7 malades à l’hôpital de Salt, et un rassemblement de plusieurs centaines de personnes pour dénoncer ce drame et la mauvaise gestion de la crise sanitaire par le gouvernement.
Cette impression d’une soudaine fragilité ou fragilisation du pouvoir n’est pas nouvelle et l’image d’une Jordanie « sur un fil » colle à la peau du royaume depuis plusieurs décennies. Le régime jordanien ne cesse pourtant de démontrer sa résilience et sa capacité à contrôler la portée des mobilisations contestataires. Cela a été le cas lors des soulèvements de 2011, des manifestations de 2018 ou des mobilisations menées par le syndicat des enseignants depuis 2019. Aujourd’hui, la crise politique peut à nouveau être lue comme une démonstration de force du pouvoir en place. Alors que dimanche 4 avril était publié un enregistrement dans lequel le prince Hamza affirmait qu’il n’obéirait pas aux ordres du chef d’état-major, le lendemain il signait une déclaration d’allégeance à son demi-frère le roi Abdallah II. Cette affaire a aussi permis aux services de renseignement de prouver à nouveau leur efficacité et leur capacité à surveiller les potentiels opposants.
De manière plus générale, cet événement a sans aucun doute mis en lumière l’architecture du pouvoir en Jordanie. Celui-ci paraît plus que jamais structuré autour de deux pôles, la Cour royale et les services de sécurité. Les chambres haute et basse du Parlement, ainsi que les membres du gouvernement, n’ont eu qu’à apporter leur soutien et jurer fidélité au roi, tandis que le « quatrième pouvoir » connaît encore une fois un épisode de censure officielle.
En définitive, les commentaires faisant de la crise jordanienne un nouvel épisode de Game of Thrones contribuent à cultiver l’image traditionnelle d’un jeu politique qui se limiterait à la Cour royale. S’il est encore difficile d’anticiper les effets de cette crise, deux principales observations s’imposent. D’abord, les vidéos publiées par le prince Hamza donnent lieu à une libération de la parole. Sur les réseaux sociaux notamment, beaucoup appellent à des réformes politiques et économiques et critiquent la dernière déclaration du roi visant à clôturer la crise. Ensuite, cette crise politique a écorché l’image d’un partenaire stable et démocratique, décrit pour la première fois à travers son prisme autoritaire.
Orient XXI, 10 avr 2021
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