Par Tarek Hafid
Un commentateur sportif a enflammé les réseaux sociaux pour avoir demandé à son collègue de lui passer une bière en direct à la télévision. La chaîne publique a décidé de le suspendre et d’ouvrir une enquête. Cette affaire se déroule une semaine avant le début du ramadan dans un des premiers pays consommateurs d’alcool dans le monde arabe.
«Hatt kaâba birra!» («Passe-moi une bière!»), cette simple phrase prononcée par un commentateur sportif a provoqué une véritable tempête en Tunisie. Les faits se sont produits mercredi 7 avril, avant le match qui opposait le Club Africain, une des équipes phares de Tunis, à l’Union sportive de Monastir (180 km au sud de la capitale). Alors que la partie n’a pas encore commencé, apparaît en direct sur l’écran de la chaîne publique El Wataniya 1, l’image du stade de Monastir avec la voix du journaliste sportif Chakib Khouildi qui demande à son collègue de lui donner une petite mousse.
Lâché par sa chaîne
Il n’en fallait pas plus pour déclencher une tempête de réactions sur Facebook, réseau social le plus utilisé en Tunisie. Les propos de Chakib Khouildi font l’objet de vives critiques. Si certaines renvoient à l’interdit religieux de l’alcool, d’autres ont relevé un manquement professionnel sur une télévision publique qui n’en est pas à sa première bavure.
«Un des membres de l’équipe technique chargée de couvrir le match entre Monastir et le Club Africain demande une bière à son ami en direct. Cela se produit une semaine avant le mois de ramadan, et après avoir récemment augmenté la redevance télévisuelle (une contribution/taxe payée par les usagers). Est-ce acceptable?», s’insurge cet internaute.
«Scandale sur la chaîne El Wataniya: le commentateur parle sans savoir qu’il était en direct et demande une bière. Cette chaîne d’utilité publique va achever le sort du peuple. Le chaos s’empare de ce pays», est-il possible de lire sur cette page de supporters du Club Africain.
Toutefois, beaucoup d’internautes ont préféré réagir avec humour.
«En principe, je ne suis pas contre le fait de prendre une bière. Mais quand on est en plein travail, à l’antenne, et à 10 jours du mois de ramadan… alors il faut qu’elle soit bien fraîche!»
La direction de la chaîne publique réagit très vite et présente des excuses officielles aux téléspectateurs «suite à une déclaration inappropriée» de son commentateur sportif. El Wataniya décide de suspendre Chakib Khouildi et d’ouvrir une enquête pour déterminer les responsabilités dans cette affaire.
Mais la situation prend une toute autre tournure. Choqué par les critiques virulentes sur Facebook et par la décision de sa direction, le journaliste sportif fait un malaise. Il est transféré en urgence à l’hôpital dans une ambulance.
Tribunal virtuel
Spécialiste des médias tunisiens, Achraf Kooli estime que Chakib Khouildi n’est pas responsable de ce qui s’est passé, car les propos ont été tenus durant la phase de tests techniques qui ont lieu avant la diffusion du match.
«Le présentateur était au siège de la télévision tunisienne, il n’était pas dans le stade, car le commentaire devait se faire à distance. En réalité, la décision de suspension de Chakib Khouildi est arbitraire, car c’est la régie finale qui a diffusé sa voix en direct. Le présentateur est responsable de ses propos que lorsqu’il sait qu’il est à l’antenne», indique Achraf Kooli.
L’expert en médias dénonce, par ailleurs, la cabale orchestrée contre Chakib Khouildi accusé d’être un consommateur d’alcool. Il reconnaît que la consommation d’alcool est interdite dans le siège de la télévision, «mais rien ne dit qu’il buvait réellement une bière», argue-t-il. «Il a été prouvé par la suite qu’il est tenu de boire de la bière sans alcool sur conseil de son médecin».
«Des individus ont monté un tribunal virtuel pour juger un homme qui cumule 30 années d’expérience au sein de la télévision tunisienne. Nous vivons dans une société schizophrène où les traditions prennent le dessus sur la réalité sous prétexte qu’à l’approche du ramadan il ne faut pas consommer d’alcool. Je suis certain que la grande majorité des gens qui ont attaqué Chakib Khouildi sont eux-mêmes de grands consommateurs de bière. C’est une conclusion personnelle mais j’en suis convaincu», regrette-t-il.
«Alors qu’une bonne partie des revenus de l’État provient de la bière, un fonctionnaire est sanctionné parce qu’il a demandé une bière. Les gens ont préféré en rire, mais l’État a considéré qu’il s’agissait d’une atteinte aux bonnes mœurs. De l’hypocrisie de l’État», s’insurge l’ancienne députée Fatma Mseddi.
Une «hypocrisie» que dénonce aussi l’animateur et ancien homme politique Borhen Bsaïes:
«Totalement solidaire avec Chakib Khouildi… Votre éthique administrative et télévisuelle n’a épinglé que quelqu’un qui demandait une bière. Par contre, les discours haineux et débiles [à la télévision, ndlr] demeurent irréprochables à partir du moment où ils sont sans alcool!»
Cette polémique a éclaté à quelques jours du ramadan, mois sacré des musulmans qui sont tenus de jeûner du lever au coucher du Soleil. Dans les pays du Maghreb, la tradition veut que les buveurs d’alcool, boisson considérée illicite dans l’islam, arrêtent toute consommation 40 jours avant le ramadan. La Tunisie est considérée parmi les premiers consommateurs d’alcool dans le monde arabe par nombre d’habitants. En 2020, 188, 5 millions de litres de bière ont été consommés dans ce pays de 11,9 millions d’habitants.
Sputnik France, 8 avr 2021
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