Nommer les fantômes de l’Algérie

Seules les démocraties permettent l’accès à leur passé, et donc à leurs archives, c’est le gage de la vérification des faits. Faisons en sorte que notre nation soit exemplaire en la matière. Regardons notre passé colonial en face.

par Tramor Quemeneur*

Les archives constituent le socle du travail de l’historien. Elles peuvent être orales (via les entretiens avec des acteurs de l’époque), privées (ces mêmes acteurs nous livrent des documents personnels). Elles peuvent enfin être publiques : des communes à l’Etat, en passant par les départements, les archives regorgent de documents futiles, de décisions courantes des services administratifs ou au contraire éminemment délicates – rapports d’enquête, procès-verbaux d’arrestation, décisions politiques. Certains des documents provenant de l’institution militaire et des services de renseignement sont alors frappés du sceau «secret», voire «très secret», ou de manière moindre «secret confidentiel» et «diffusion restreinte».

Certains de ces documents ont été connus dès la guerre d’Algérie : des membres de la haute administration, des militaires et même des appelés du contingent ont divulgué dès cette période des ordres secrets, des rapports administratifs… Celui qui a le plus œuvré en la matière est l’historien Pierre Vidal-Naquet, pleinement investi contre la guerre d’Algérie, notamment pour faire toute la lumière sur la «disparition», le 11 juin 1957, du militant communiste Maurice Audin, dont nous savons officiellement aujourd’hui qu’il a été exécuté par des militaires français.

Si «l’affaire algérienne» suscitait déjà des débats houleux, la politique en matière d’archives n’était alors pas bien définie. Celle-ci a une première fois été établie en 1979, avec la loi sur les archives établissant un délai «normal» de communication à trente ans, et à soixante ans en cas d’archives touchant à la sûreté de l’Etat ou à la vie privée des personnes. C’est sous ce régime que Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault ou moi-même avons écrit nos thèses sur la torture, la justice et les désobéissances dans la guerre d’Algérie à la fin des années 1990 ou au cours des années 2000.

Incommunicabilité et «demande préalable»

Pour ce qui me concerne, j’ai ainsi demandé une centaine de dossiers d’archives militaires soumis à dérogation, dont je n’ai pu consulter que la moitié environ : dossiers personnels avec des lettres de réfractaires refusant de participer à la guerre, dossiers de la justice militaire, rapports et instructions militaires, journaux de marche et opérations (JMO), etc. J’ai par ailleurs consulté plusieurs centaines de dossiers des archives judiciaires, par exemple concernant les anticolonialistes emprisonnés à Fresnes ou à la Petite Roquette (prison pour les femmes, aujourd’hui disparue).

Peu après ma soutenance de thèse en 2007, le régime des archives a été modifié, avec la loi du 15 juillet 2008. Celle-ci a raccourci le délai de base à vingt-cinq ans, et cinquante pour les archives sensibles. Ces délais plus courts permettaient de faciliter le travail des historiens, à l’approche du cinquantenaire de la fin du conflit, en 2012. A cette date devaient donc s’ouvrir les archives sur la guerre d’Algérie, à l’exception de celles concernant l’arme nucléaire, devenues incommunicables.

C’est la première fois que des archives devenaient incommunicables : ce sont certes des archives sensibles, mais leur incommunicabilité à vie pose le problème du contrôle démocratique sur la vie de la nation, même (et surtout) sur des questions sensibles. Que pouvons-nous savoir des essais nucléaires réalisés au Sahara puis en Polynésie ? Que pouvons-nous savoir sur la contamination des sols, des habitants, ou bien encore sur l’accident de Béryl, dans le Sud algérien, le 1er mai 1962, lors duquel le sol s’est fissuré, laissant s’échapper un nuage radioactif ? L’incommunicabilité concerne la fabrication de l’arme atomique, mais empêche aussi une meilleure connaissance des faits, facilitant la divulgation de fausses rumeurs.

Qui plus est, en dépit de cette loi, les archives du «Deuxième Bureau», c’est-à-dire celles concernant le renseignement, restaient soumises à une «demande préalable» avant leur consultation : la procédure restait finalement similaire à la demande de dérogation. Parmi les éléments qui m’ont été plusieurs fois refusés figure par exemple un dossier sur Henri Maillot, Français d’Algérie communiste ayant déserté l’armée française avec un camion chargé d’armes qui ont servi à armer un maquis communiste (le «maquis rouge») et l’Armée de libération nationale (ALN).

Retour à la loi de 2008

De plus, à compter de 2020, l’instruction gouvernementale interministérielle (IGI) n° 1300, datant de 2011 et demandant de déclassifier tous les documents estampillés «secret défense» avant leur communication a été mise en application. Cela a conduit à une quasi-fermeture des archives militaires concernant la Seconde Guerre mondiale et les guerres de décolonisation, dont celle d’Algérie. Pire, la quasi-totalité des documents que j’avais déjà consultés n’étaient plus accessibles, une fois encore… Absurdité d’une décision qui empêche de travailler sur ce qui a déjà été traité. Pourtant, depuis 2011, y a-t-il eu des scandales qui ont éclaté sur la guerre d’Algérie ? Non, seulement l’histoire en train de s’écrire.

La récente décision du président de la République de déclassifier les documents couverts par le secret défense «au carton» et non plus «au feuillet» (un carton contient très fréquemment plusieurs milliers de documents) hâte la procédure. Mais cela ne résout pas le fond du problème, à savoir le retour à l’application de la loi de 2008 sur l’ouverture des archives, que demandent les historiens. Emmanuel Macron a annoncé une refonte en urgence de la législation sur les archives. Il importe surtout que nous puissions travailler, en mettant notamment en œuvre les préconisations du rapport Stora, sur les disparitions, les essais nucléaires ou encore la localisation des champs de mines laissés derrière elle par l’armée française. Il faut ainsi que nous puissions étudier les bulletins de renseignements concernant les «suspects», les procès-verbaux d’arrestation, les dossiers d’enquête, les plaintes déposées par les familles de disparus, ces fantômes algériens mais aussi pieds-noirs, soldats et harkis qui hantent nos archives et qui demandent à trouver le repos.

Ce ne sont là que quelques pistes. Il me faut encore consulter de nombreux dossiers sur les désertions de l’armée française – de «Français de souche européenne» et de «Français de souche nord-africaine» pour reprendre les appellations de l’époque – ou encore sur les «ralliements», c’est-à-dire sur les désertions de l’Armée de libération nationale algérienne. Les documents classifiés concernent aussi les procès-verbaux d’interrogatoires, les renseignements glanés sur les maquis algériens, les activités des différents mouvements politiques (nationalistes, communistes ou encore favorables à «l’Algérie française»).

La mémoire d’une nation

Les archives doivent aussi éclairer de nombreux événements, depuis les massacres du Constantinois en 1945 (au cours desquels une centaine de Français et plusieurs milliers, voire dizaines de milliers d’Algériens ont trouvé la mort) jusqu’au «putsch des généraux» en 1961 (sur l’implication de certains officiers, la résistance d’autres), ou encore le bombardement du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef, en février 1958… Bref, les sujets ne manquent pas. C’est plutôt la possibilité matérielle d’y travailler, tant du point de vue d’accès aux archives qu’en termes de moyens financiers et humains, avec l’ouverture de postes de chercheurs pour encadrer le travail des étudiants, nombreux à être intéressés par la question.

Il est bien évident que si nous voulons aller vers un apaisement des mémoires, l’histoire doit pouvoir s’écrire sereinement, avec distance, en prenant appui sur les documents et des preuves les plus irréfutables possible. Il serait absurde de croire que les archives recèlent «la vérité» et des secrets les plus inavouables. Une démocratie se mesure notamment à sa politique en matière d’archives, car il s’agit de la mémoire d’une nation.

Rappelons-nous le célèbre roman 1984 de George Orwell, dans lequel le travail du personnage principal, Winston Smith, consiste à récrire les archives selon la politique du moment. Seules les démocraties permettent l’accès à leur passé, c’est le gage de la vérification des faits. Faisons en sorte que notre nation soit exemplaire en la matière. Regardons notre passé colonial en face, avec distance et critique, pour établir des relations franches et apaisées avec les pays qui étaient auparavant sous notre domination, ainsi qu’avec les Français issus de cette histoire complexe.

*Historien, chargé de cours à Paris-VIII et CY Cergy Paris Université, membre du conseil d’orientation du Musée national de l’histoire de l’immigration (MNHI)

Libération, 9 avr 2021

Etiquettes : Algérie, France, Mémoire, colonisation, Guerre d’Algérie,