Rapport du thikn tank International Crisis Group sur le Sahara Occidental

Réengager des efforts internationaux au Sahara occidental
Après un cessez-le-feu de 30 ans entre le Maroc et le Front Polisario indépendantiste, des affrontements ont éclaté au Sahara occidental. Sans une aide internationale, les combats pourraient s’intensifier. L’ONU devrait nommer un envoyé spécial, et les Etats-Unis devraient prendre la tête des efforts internationaux de diplomatie.

Que se passe-t-il ? Le conflit latent entre le Maroc et le Front Polisario concernant le territoire disputé du Sahara occidental semble se raviver. Un blocage du Polisario sur une artère principale de la zone tampon sous contrôle onusien a déclenché une réponse militaire du Maroc, le Polisario a lancé de nouvelles attaques, rompant le cessez-le-feu.

En quoi est-ce significatif ? Les affrontements récents laissent présager une nouvelle escalade, d’autant que les efforts internationaux en faveur de l’apaisement et des négociations font défaut. La reconnaissance par l’administration Trump de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, sur laquelle le nouveau président des Etats-Unis Joe Biden pourrait ne pas revenir, complique encore la situation.

Comment agir ? Les puissances étrangères devraient prendre deux mesures d’apaisement. Premièrement, l’ONU devrait nommer un nouvel envoyé spécial au Sahara occidental, un poste laissé vacant depuis près de deux ans. Deuxièmement, Washington devrait s’efforcer d’encourager une désescalade et de relancer les pourparlers politiques.

I. Synthèse
Après avoir respecté le cessez-le-feu de 1991 pendant près de 30 ans, le Maroc et le Front Polisario ont rouvert les hostilités au Sahara occidental, un territoire disputé dont le Polisario demande l’indépendance. Le 13 novembre, le Maroc a envoyé des troupes dans la zone tampon sous contrôle de l’ONU pour mettre un terme au blocage de la route stratégique de Guerguerat, entamé trois semaines plus tôt. En réponse, le Polisario s’est retiré du cessez-le-feu et a renouvelé ses attaques contre les unités militaires marocaines. Les réactions internationales à cette escalade des tensions ont été, pour la plupart, favorables au Maroc. Le Conseil de sécurité de l’ONU ne s’est pas exprimé. Le 10 décembre, Rabat a remporté une grande victoire diplomatique, lorsque le président des Etats-Unis, Donald Trump, a reconnu sa souveraineté sur le Sahara occidental. Pour éviter que les tensions ne s’exacerbent, les soutiens internationaux de Rabat devraient l’encourager à accepter la nomination d’un nouvel envoyé spécial de l’ONU – un poste resté vacant depuis mai 2019 – sans condition préalable. L’administration Biden, en étroite collaboration avec la France, la Russie et l’Algérie, les principaux acteurs extérieurs du conflit, devraient inciter les deux parties à accepter une trêve et à reprendre les négociations.

Il y a deux ans à peine, la situation était très différente. La diplomatie semblait faire son chemin, grâce à la nomination en août 2017 de l’ancien président allemand Horst Köhler au poste d’envoyé spécial de l’ONU. En avril 2018, le Conseil de sécurité de l’ONU a réduit le délai de renouvellement du mandat de la Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso) d’un an à six mois ; l’envoyé informait donc plus régulièrement le Conseil de sécurité de la situation, ce qui a renforcé la pression sur les deux parties. Le Maroc, le Front Polisario, l’Algérie et la Mauritanie ont participé à deux réunions au cours desquelles des progrès ont pu être observés. Mais la démission soudaine de Köhler en mai 2019 et le rétablissement par le Conseil de sécurité du renouvellement annuel du mandat de la Minurso ont coupé cet élan. Depuis lors, le Maroc et le Polisario ont tous deux imposé leurs conditions pour la nomination d’un nouvel envoyé chargé de remplacer Köhler et les exigences strictes de Rabat semblent avoir conduit à une impasse.

Les tensions sont apparues dans la zone de Guerguerat, où une route qui relie le Maroc à la Mauritanie traverse la zone tampon sous contrôle de l’ONU qui sépare les troupes marocaines des combattants du Polisario. Tirant parti du vide diplomatique laissé par le départ de Köhler, le Maroc a invité plusieurs gouvernements d’Afrique et du Moyen-Orient à ouvrir des consulats au Sahara occidental. En réponse, les responsables et les militants du Polisario ont rapidement considéré qu’il s’agissait d’un acte hostile. Les partisans civils du Polisario (rejoints par des hommes armés) ont bloqué la route principale de la zone de Guerguerat, y établissant un camp à la fin octobre 2020, ce qui a marqué la reprise des hostilités. Le 13 novembre, le Maroc a envoyé des troupes dans la zone tampon pour mettre un terme au blocage. En réponse, le Polisario a entamé un conflit de faible intensité avec le Maroc, bien que Rabat ait réaffirmé sa volonté d’observer le cessez-le-feu.

La plupart des acteurs internationaux ont prôné un retour au cessez-le-feu ou se sont rangés derrière le Maroc. Parallèlement, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est abstenu de commenter cette flambée de violence, empêchant ainsi le Polisario d’obtenir l’attention internationale qu’il recherchait. Pour Rabat, la reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, le 10 décembre, vient appuyer sa stratégie. Cet acte de l’administration Trump n’a fait que durcir la position des Sahraouis indépendantistes, et en particulier de la jeunesse sahraouie, qui a déjà perdu depuis longtemps l’espoir d’une résolution diplomatique du conflit.

« La faible intensité du conflit ne peut pas justifier l’inaction ».

La faible intensité du conflit ne peut pas justifier l’inaction. Le risque d’une escalade militaire progressive, limité mais tangible, déstabiliserait encore davantage l’Afrique du Nord et le Sahel. Les combats pourraient s’intensifier au moindre incident militaire, tel qu’une ingérence algérienne – par exemple, des transferts d’armes plus importants entre Alger et le Polisario – ou un changement de tactique militaire au sein du mouvement indépendantiste. Pour limiter les risques, les partenaires internationaux du Maroc – les Etats-Unis et la France – devraient pousser Rabat à accepter, sans condition préalable, un nouvel envoyé chargé de négocier une désescalade qui pourrait amener les deux parties à négocier une trêve.

Ces mesures n’auraient d’effet que si les Etats-Unis et le Conseil de sécurité adoptaient une approche plus directe. L’administration Biden risque d’être réticente à l’idée de revenir sur la reconnaissance par l’administration Trump de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Malgré cela, elle pourrait envisager d’autres façons de rassurer le Polisario, par exemple en réaffirmant le soutien de Washington au renouvellement semestriel du mandat de la Minurso. Pour éviter de contrarier le Maroc, les résolutions du Conseil de sécurité devraient faire explicitement référence à la nécessité de sécuriser la route de Guerguerat. Ces arbitrages pourraient permettre d’entamer une nouvelle phase diplomatique. L’administration Biden devrait coordonner sa position plus étroitement et de façon plus transparente avec les autres pays pour qui l’issue du conflit représente un enjeu, à savoir la France, la Russie et l’Algérie. Une meilleure coopération à ce niveau pourrait mettre fin aux affrontements et relancer les efforts de paix, actuellement entravés.

II. Un statuquo de plus en plus instable
Le conflit a commencé en 1975, lors du retrait de l’Espagne du Sahara occidental, à l’époque la plus importante des colonies qui lui restaient en Afrique. Le Maroc et la Mauritanie ont aussitôt proclamé leur souveraineté sur ce territoire. Le Front Polisario, créé pour obtenir l’indépendance du territoire, a entamé une lutte armée contre l’Espagne en 1973. Le 7 novembre 1975, le roi Hassan II du Maroc a réuni 350 000 citoyens non armés pour entrer dans les zones sous contrôle espagnol et revendiquer ses droits sur ce territoire. La Marche verte, ainsi nommée par le roi, a forcé la main de l’Espagne – et plutôt que d’ordonner à ses soldats de tirer sur les manifestants, Madrid s’est résolue à quitter le territoire.

Les accords de Madrid de novembre 1975 ont officiellement mis un terme à la souveraineté de l’Espagne sur le Sahara occidental et ont partagé le territoire – les deux tiers revenant au Maroc et le dernier tiers à la Mauritanie. Le Front Polisario indépendantiste et l’Algérie ont rejeté cet accord. La guerre qui s’est ensuivie a permis au Polisario de remporter de rapides victoires militaires, forçant la Mauritanie à se retirer en 1979, même si des milliers de Sahraouis se sont réfugiés près de Tindouf, en Algérie. Au cours des années qui ont suivi, néanmoins, le Maroc a renforcé son contrôle sur le Sahara occidental, notamment grâce à la construction de murs de protection, le « mur de sable ».

En 1991, alors que l’on pensait être dans une impasse militaire, les deux parties ont accepté un plan de règlement sous l’égide de l’ONU. Cette initiative a introduit un cessez-le-feu qui a divisé le territoire le long du mur de sable et a créé une zone tampon et une zone restreinte pour séparer les deux parties. Ce plan visait également une résolution du conflit qui passerait par un référendum d’autodétermination, qui serait organisé par la Minurso. Néanmoins, à la suite de manœuvres politiques du Maroc et des interprétations divergentes du plan par les deux parties, le référendum n’a jamais eu lieu. De nombreux envoyés de l’ONU ont tenté en vain de ressusciter le référendum, après quoi le Maroc a fait, en 2006, une proposition de compromis sous la forme d’un plan d’autonomie. Selon le Polisario, ce plan d’autonomie bafoue le droit à l’autodétermination de la population sahraouie. Aucun des nombreux cycles de négociation entre Rabat et le Polisario n’a permis de débloquer la situation.


A. En perte de vitesse
La nomination en août 2017 de l’ancien président allemand Horst Köhler en tant qu’envoyé spécial de l’ONU au Sahara occidental avait donné un nouvel élan aux efforts diplomatiques. Köhler a mené une série de réunions préliminaires entre fin 2017 et début 2018. Il a ensuite bénéficié de la décision du Conseil de sécurité d’avril 2018 de renouveler le mandat de la Minurso tous les six mois au lieu de tous les ans, comme c’est généralement le cas. Les Etats-Unis, et en particulier John Bolton, alors conseiller national à la sécurité des Etats-Unis et personnellement investi dans la résolution du conflit, ont joué un rôle clé au sein du Conseil. La décision de réduire le délai de renouvellement du mandat visait à renforcer la pression sur les parties, en demandant à l’envoyé spécial de dresser un état des lieux plus régulier auprès du Conseil.

L’empressement des Etats-Unis s’expliquerait par le fait qu’ils s’agaçaient de la lenteur des progrès et du mandat à durée indéterminée de la Minurso, et souhaitaient, plus globalement, opérer des coupes dans le budget de maintien de la paix de l’ONU. Selon un diplomate américain : « Il est temps d’avancer vers une résolution politique et, après 27 ans, d’arrêter de prolonger le statuquo ». Malgré la résistance d’autres membres du Groupe des amis pour le Sahara occidental, à savoir la France et la Russie, le renouvellement semestriel du mandat s’est poursuivi jusqu’en octobre 2019, en vue de soutenir les efforts de médiation.

Si le Polisario a salué cette nouvelle approche comme une occasion de rouvrir des négociations, le Maroc s’est montré plus réticent à modifier le statuquo diplomatique. Pour rassurer Rabat, les Etats-Unis et la France ont introduit des formulations reflétant ces réticences dans la résolution du Conseil de sécurité d’avril 2018 ainsi que dans les suivantes. Le texte affirme « qu’il convient de faire des progrès dans la recherche d’une solution politique réaliste, pragmatique et durable à la question du Sahara occidental », ce que le Polisario, à l’instar d’autres observateurs, ont interprété comme une approbation implicite du plan d’autonomie du Maroc de 2006. Cette même résolution comprenait deux paragraphes distincts visant la violation, par le Polisario, de l’accord de cessez-le-feu dans la zone de Guerguerat et sa volonté de déplacer des fonctions administratives de la République arabe sahraouie démocratique à Bir Lahlou, au sein du Sahara occidental.

Néanmoins, les négociations semblaient s’accélérer. Köhler en a organisé un premier cycle à Genève en décembre 2018. Un ancien conseiller de Köhler a décrit une atmosphère positive, et des discussions « agréables et amicales ». Le Maroc et le Polisario n’avaient pas mené de pourparlers sous l’égide de l’ONU depuis six ans. Le Maroc a obtenu une concession majeure : le format de la réunion était une table ronde, à laquelle participaient l’Algérie et la Mauritanie. Rabat considère que le Sahara occidental est une question régionale et que le Polisario est un intermédiaire de l’Algérie ; le Maroc voulait réunir l’Algérie et la Mauritanie puisqu’ils avaient précédemment refusé de participer aux négociations, affirmant qu’il s’agissait d’un conflit bilatéral entre le Maroc et le Polisario portant sur des questions de décolonisation. Une deuxième réunion s’est tenue en mars 2019, également à Genève, mais l’atmosphère était nettement moins cordiale. Aucune de ces deux réunions n’a abouti à une sortie de crise, mais elles ont permis de maintenir la communication, comme l’a souligné le communiqué conjoint publié au terme de la deuxième réunion. Cette dynamique encourageante a brutalement pris fin lorsque Köhler a démissionné, le 22 mai 2019, invoquant des raisons de santé.

Après le départ de Köhler, le Maroc et le Polisario se sont empressés de fixer leurs conditions pour la nomination d’un nouvel envoyé de l’ONU. Selon un diplomate du Polisario, le mouvement n’exigeait qu’une personne « hautement qualifiée, déterminée et neutre ». Officiellement, le Maroc exigeait juste que ce poste revienne à une personnalité reconnue. Selon de nombreuses sources pro-Polisario ou non partisanes, néanmoins, Rabat aurait posé des conditions plus spécifiques, et plus strictes. Le Maroc aurait refusé qu’il s’agisse d’un ou une diplomate issue d’un pays scandinave (du fait d’une prétendue sympathie qu’ils auraient pour la cause sahraouie), d’Allemagne (car Rabat a découvert avec Köhler qu’il était difficile de contrer Berlin) ou d’un Etat membre permanent du Conseil de sécurité (pour éviter que des pressions politiques illégitimes puissent être exercées sur les négociations).

Ces conditions ont rendu difficile la tâche du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, chargé de remplacer Köhler. Les exigences du Maroc ont réduit le vivier de candidats potentiels de façon significative. En outre, la réputation du conflit au Sahara occidental, perçu comme obscur et inextricable, a contribué à dissuader les diplomates internationaux d’accepter le poste. Comme l’a dit un ancien ministre des Affaires étrangères qui avait été approché pour le poste : « Personne ne veut être associé à un échec diplomatique ».

Parallèlement, le scepticisme croissant concernant la possibilité de résoudre ce conflit a poussé le Conseil de sécurité à revenir à un renouvellement annuel du mandat de la Minurso. Bolton a quitté l’administration Trump en septembre 2019 et, le mois suivant, Washington, désabusé par cette situation, a abandonné l’idée d’un renouvellement semestriel et accepté les demandes répétées de la France de ne renouveler le mandat que tous les ans. Malgré les doléances du Polisario, de la Russie et de l’Afrique du Sud, la formulation évoquant une « solution politique réaliste, pragmatique et durable », rédigée pour rassurer le Maroc par rapport aux mandats plus courts de la Minurso, a été maintenue dans les résolutions d’octobre 2019 et d’octobre 2020 visant à renouveler le mandat de la mission.

B. Évolutions de la situation sur le terrain
En parallèle de la démission de Köhler et du retour de l’approche diplomatique habituelle du Conseil de sécurité des Nations unies, le Maroc a accéléré sa politique du fait accompli. La stratégie principale de Rabat était d’inviter des Etats amis d’Afrique et du Moyen-Orient à ouvrir des consulats au Sahara occidental. Le premier pays à le faire fut la Côte d’Ivoire ; elle a inauguré son consulat honoraire à Laâyoune en juin 2019, après quoi les Comores y ont ouvert, en décembre 2019, le premier consulat général étranger. Dans les mois qui ont suivi, une ribambelle de gouvernements africains ont marché dans leurs traces. Le 4 novembre 2020, les Emirats arabes unis sont devenus le premier pays arabe à ouvrir un consulat au Sahara occidental. Pour Rabat, ces représentations diplomatiques sont autant d’éléments qui appuient sa revendication de souveraineté sur le territoire. Le secrétaire général du Polisario, Brahim Ghali, s’est indigné contre l’ouverture des consulats, les qualifiant de « violation du droit international et […] [d’] atteinte au statut juridique du Sahara occidental en tant que territoire non autonome ».

L’ouverture des consulats résulte d’une stratégie marocaine ambitieuse visant à renforcer les liens politiques et économiques avec l’Afrique subsaharienne. Ces dernières années, Rabat a fortement intensifié ses investissements et ses relations commerciales avec le reste du continent, surtout avec l’Afrique de l’Ouest. En 2017, le Maroc a rejoint l’Union africaine (UA). En 1984, le pays avait claqué la porte de l’Organisation de l’unité africaine, prédécesseur de l’UA, après l’admission en son sein de la République arabe sahraouie démocratique, nom que donne le Polisario à son Etat de facto, situé à l’est du mur de sable. Lors de son admission à l’UA, le Maroc a juré d’œuvrer à l’expulsion du proto-Etat du Polisario de l’organisation. Rabat a profité de ses nouvelles relations pour plaider auprès de certains gouvernements africains afin qu’ils reviennent sur leur reconnaissance de la République arabe sahraouie démocratique de facto.

Parallèlement à son offensive diplomatique, le Maroc a adopté, en janvier 2020, deux lois délimitant ses eaux territoriales et une zone économique exclusive au large du littoral du Sahara occidental. Le ministre des Affaires étrangères marocain, Nasser Bourita, a indiqué que ces lois avaient notamment pour objectif de réaffirmer la souveraineté du Maroc sur « ses frontières effectives, territoriales et maritimes ». Le Polisario a rejeté cette manœuvre.

Le Front Polisario, confronté à une impasse à l’ONU et en réponse aux actions prises par le Maroc dans le cadre de sa politique du fait accompli, a dès lors réévalué ses options. Mohamed Wali Akeik, Premier ministre de la République arabe sahraouie démocratique à l’époque et critique notoire de l’impasse diplomatique, a dénoncé à plusieurs reprises le manque d’intérêt de la communauté internationale à l’égard du conflit et a appelé le mouvement à reprendre les hostilités avec le Maroc. Il a également fustigé le cessez-le-feu, suggérant que des négociations devraient se tenir en parallèle des combats.

De nombreux Sahraouis, en particulier les femmes (administratrices de camps et enseignantes) et les jeunes qui habitent les camps, sont frustrés de l’impasse diplomatique ; ils ne croient plus aux négociations et estiment que la direction du mouvement ne se renouvelle pas assez. Le manque de perspectives professionnelles auquel sont confrontés des jeunes souvent très qualifiés a encore accentué leur déception. La direction du Polisario, qui prend de l’âge, s’est donc sentie contrainte de reprendre les combats.

Le quinzième congrès du Front Polisario, qui s’est déroulé en décembre 2019 à Tifariti, au cœur du Sahara occidental, a été un moment clé. Pendant plusieurs jours, les débats sur la manière de réagir à la détérioration de la situation politique ont opposé les partisans de l’action militaire aux tenants de la diplomatie. Les premiers insistaient pour arrêter immédiatement une date pour la reprise des hostilités, alors que les seconds affirmaient que le front n’avait pas les moyens de mener une offensive militaire. Le secrétaire général Ghali, réélu lors du congrès, s’est montré habile ; il a réaffirmé l’engagement du mouvement en faveur de la diplomatie, tout en menaçant de « revoir son engagement dans le processus de paix ».

III. Le retour de la guerre
A. Fin du cessez-le-feu à Guerguerat
Les tensions opposant le Front Polisario à Rabat et celles qui secouent le mouvement lui-même ont finalement trouvé un exutoire dans les escarmouches concernant la route de Guerguerat, qui relie le Maroc à la Mauritanie en traversant une zone tampon sous contrôle des Nations unies. Rabat a construit cette route dans le désert en 2016 (et déployé des gendarmes au sein de la zone tampon, ce qui constitue une violation du cessez-le-feu), et depuis lors, celle-ci semble être le point le plus sensible de la guerre d’usure entre les deux camps, car des incidents y sont désormais déplorés chaque année. Suite au renforcement des liens commerciaux qui unissent le Maroc à la Mauritanie et à d’autres régions d’Afrique de l’Ouest, cette route a gagné en importance et est donc devenue cruciale pour Rabat. De son côté, le Polisario condamne ce qu’il considère être un amendement unilatéral au cessez-le-feu, puisque la route ouvre une brèche dans la zone tampon, qui ne faisait pas partie de l’accord de 1991. D’après la Minurso, entre octobre 2019 et mai 2020, le nombre de manifestations rassemblant des civils pro-Polisario et le nombre d’incursions militaires dans cette zone ont augmenté, ce dont le Maroc s’est régulièrement plaint auprès des Nations unies.

Le 21 octobre 2021, la situation a atteint un point de non-retour lorsqu’un groupe de civils pro-Polisario a établi un campement sur la route de Guerguerat, bloquant ainsi la circulation. Quelques combattants du Polisario, dont la présence constituait une violation du cessez-le-feu, les ont rejoints. Contrairement aux incidents précédents, les manifestants ont refusé les tentatives de conciliation de la Minurso, arguant que l’ONU se désintéressait du conflit. Pendant deux semaines, le Maroc a déposé des plaintes auprès du secrétaire général de l’ONU et de la Minurso concernant ce blocage. Ensuite, après le discours du roi Mohamed VI prononcé à l’occasion du 45e anniversaire de la Marche verte, le Maroc a commencé à mobiliser des soldats au sein de la zone réglementée de 30 kilomètres de large, violant donc également le cessez-le-feu. Le 13 novembre, après l’échec d’une tentative de médiation de dernière minute émanant du secrétaire général de l’ONU, les troupes sont entrées dans la zone tampon pour rouvrir la route. Bien que les deux camps aient recouru à de l’artillerie lourde, aucune victime n’a été déplorée, les civils et les combattants du Polisario ayant battu en retraite quasi immédiatement. Le 14 novembre, le Polisario a déclaré la fin du cessez-le-feu et annoncé la reprise des hostilités avec le Maroc.

Au cours des semaines qui ont suivi, le bras armé du Polisario, l’Armée de libération du peuple sahraoui, a attaqué à plusieurs reprises les postes défensifs du Maroc situés le long du mur de sable, généralement depuis une certaine distance et avec des effets limités. La réponse de l’armée marocaine est restée mesurée ; elle n’a pas, jusqu’à présent, cherché à pourchasser les unités ennemies ou à mener une grande opération. Si le Maroc nie avoir essuyé des pertes, des sources onusiennes indiquent que deux soldats, au moins, ont perdu la vie au cours de la première semaine de combats.

La retenue relative dont fait preuve le Maroc dénote par rapport à la forte mobilisation sahraouie, tant dans les camps de réfugiés qu’à l’étranger. La stratégie de Rabat a été d’exprimer son soutien continu au cessez-le-feu de 1991 et de minimiser l’importance des affrontements militaires, ce qui correspond à une approche du « circulez, il n’y a rien à voir ». Le retour de la guerre a toutefois galvanisé la jeunesse sahraouie dans les camps comme à l’étranger, et le Polisario a réactivé ses réseaux de solidarité internationale pour attirer l’attention sur ce conflit. Un militant sahraoui a déclaré que les jeunes vivant dans le Sahara occidental contrôlé par le Maroc avaient essayé de descendre dans les rues pour afficher leur solidarité avec le Polisario, mais que les forces de sécurité marocaines avaient rapidement réprimé ces tentatives.

B. Silence sur le front international
Malgré la mobilisation du Polisario, pour la plupart, les réactions internationales aux évènements survenus dans le Sahara occidental étaient favorables au retour rapide du cessez-le-feu, ou s’alignaient sur la position du Maroc. Le ministre français des Affaires étrangères a exprimé sa préoccupation concernant la situation, tout en saluant « l’attachement du Maroc au cessez-le-feu ». L’Espagne et la Russie ont appelé les deux parties à respecter le cessez-le-feu, alors que les Etats-Unis sont restés muets jusqu’à ce que le secrétaire d’Etat américain de l’époque, Mike Pompeo, déclare le 8 décembre que « le conflit ne devrait pas être résolu par des moyens militaires, mais bien par une série de conversations ».

Les réactions des pays voisins étaient, elles aussi, empreintes de prudence afin d’éviter d’alimenter les tensions. L’Algérie qui, par le soutien qu’elle apporte au Polisario, joue un rôle déterminant dans le conflit, a sagement appelé les deux camps à faire preuve de retenue. Des diplomates algériens indiquent que cette approche s’inscrit dans une volonté d’éviter une escalade militaire qui pourrait déstabiliser encore plus la région. De même, la Mauritanie a appelé les deux parties à la retenue et au respect du cessez-le-feu.

Pour sa part, le Conseil de sécurité des Nations unies n’a pris aucune mesure concernant la situation militaire au Sahara occidental. Il n’a convoqué qu’une réunion consultative à huis clos le 21 décembre, soit plus d’un mois après la reprise des hostilités. Si cette inaction a arrangé le Maroc, elle a fâché les responsables du Polisario, car elle n’a pas permis de braquer les projecteurs sur leur cause. Un responsable français a déclaré que l’inertie du Conseil de sécurité s’expliquait par la faible intensité des affrontements, puisque jusqu’à présent les combats n’ont compromis ni la paix ni la sécurité régionales. Même l’Afrique du Sud, soutien du Polisario et présidente du Conseil de sécurité depuis décembre, a indiqué qu’elle n’avait pas l’intention de porter l’affaire devant le Conseil, car ses diplomates estiment que l’issue serait probablement favorable au Maroc.

C. La reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental par les Etats-Unis
Alors que l’environnement international lui est déjà favorable, Rabat a remporté une importante victoire diplomatique le 10 décembre, lorsque le président Donald Trump a annoncé sur Twitter que les Etats-Unis reconnaissaient officiellement la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. En contrepartie de cette reconnaissance, le Maroc a accepté de renouer des relations diplomatiques avec Israël, en commençant par rouvrir leurs bureaux de liaison respectifs, et peut-être, à terme, une représentation diplomatique à part entière. Les Etats-Unis ont, en outre, proposé de vendre pour un milliard de dollars de drones et d’armes guidées avec précision au Maroc. La reconnaissance américaine étant liée à la normalisation diplomatique avec Israël, et bien que des représentants des deux partis appellent à renoncer à cette mesure, l’administration Biden aura probablement du mal à revenir sur la reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté marocaine sans mettre en péril la relation entre Rabat et Israël.

Plusieurs gouvernements ont réprouvé la déclaration de Trump. La Russie l’a condamnée, estimant qu’elle violait le droit international. L’Espagne a réitéré son soutien aux « principes et résolutions de l’ONU » concernant ce différend. Le Premier ministre algérien, Abdelaziz Djerad, a condamné la normalisation des relations avec Israël et rejeté la reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, appelant à l’application du droit international et défendant les actions militaires du Polisario, les qualifiant de « légitime défense ».

La France a quant à elle adopté une position plus nuancée. Un responsable français et un ancien diplomate ont déclaré que l’annonce de Trump était un problème pour Paris, car la reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental contrevient en effet au droit international et aux résolutions du Conseil de sécurité. Ils craignent par ailleurs que cette reconnaissance pousse le Maroc à faire pression sur la France afin qu’elle prononce une déclaration similaire. Cependant, selon eux, Paris pourrait profiter de cette annonce pour relancer le Plan d’autonomie marocain, lequel servirait de base à une résolution permanente du conflit.

Les responsables du Polisario ont rejeté l’annonce de Trump, estimant qu’elle constituait une violation inacceptable du droit international. Un militant d’une ONG sahraouie située au Sahara occidental contrôlé par le Maroc a déclaré que la population locale avait perdu toute confiance en la communauté internationale et évoqué les risques croissants de troubles violents. Toutefois, si l’annonce américaine s’apparentait à un revers pour le mouvement, il a saisi cette occasion pour attirer une nouvelle fois l’attention des médias internationaux sur ce conflit oublié. En outre, avec l’arrivée de l’administration Biden aux Etats-Unis, les diplomates du Polisario ont manifesté un optimisme prudent quant à la possibilité que la décision soit revue et que l’ONU joue un rôle de médiateur afin de mettre un terme au conflit.

Peu après l’annonce américaine, le Maroc a décidé de conserver des troupes à Guerguerat, indéfiniment, balayant toute possibilité de négocier un retrait ultérieur. Rabat a communiqué cette nouvelle position à toutes les parties concernées, y compris dans une lettre officielle adressée au secrétaire général des Nations unies. La présence militaire marocaine vise à protéger les biens qui transitent par la frontière avec la Mauritanie, mais elle constitue une violation de l’accord de cessez-le-feu, qui interdit aux forces armées des deux parties d’entrer dans la zone réglementée. Ceci va donc à l’encontre de la position officielle de Rabat, selon laquelle le Maroc respecte l’accord. Dès lors, le Polisario a clairement indiqué que, dans ces conditions, il refuserait de participer à tout nouvel effort de négociation d’un cessez-le-feu. En effet, le 24 janvier 2021, pour la première fois depuis la fin du cessez-le-feu, des forces pro-Polisario ont bombardé la zone de Guerguerat et menacé d’intensifier le conflit en élargissant leurs opérations.

IV. Le moment de se réengager
La faible intensité du conflit au Sahara occidental ne devrait pas justifier l’inaction. Le risque d’une forte escalade militaire entre le Maroc et le Front Polisario reste limité, mais il n’est pas négligeable pour autant. La stratégie adoptée par le Polisario – bombarder à distance – pourrait donner lieu à une frappe non maîtrisée qui ferait plus de victimes marocaines qu’escompté et déclencherait alors une offensive vengeresse visant les bases arrière du Polisario. Il serait erroné de penser que l’Algérie restera neutre. L’Algérie soutient la stratégie militaire d’usure du Polisario. Bien qu’aucun nouveau transfert d’armes en provenance d’Algérie pouvant améliorer les capacités de l’Armée de libération du peuple sahraoui n’ait été constaté, Alger pourrait envisager ce type de transferts si une flambée de violence tuait un grand nombre de combattants du Polisario, par exemple. Ceci aurait des implications pour toute la région.

Le désintérêt de la communauté internationale pour ce conflit pourrait également avoir des conséquences à long terme pour la stabilité régionale. Sans solution diplomatique, les Sahraouis désabusés, surtout les jeunes, pourraient contraindre le Front Polisario à changer de tactique. Celui-ci pourrait procéder à des frappes visant les installations militaires dans le Sahara occidental contrôlé par le Maroc ou au Maroc même, au lieu de se limiter à des cibles situées le long du mur du sable, comme il l’a presque exclusivement fait jusqu’à présent. Une telle escalade déstabiliserait l’Afrique du Nord et le Sahel, et pourrait avoir des conséquences imprévisibles pour les intérêts américains et européens.

Nommer un envoyé spécial de l’ONU au Sahara occidental est un premier pas nécessaire. Si le Maroc a imposé des préconditions à cette nomination, les Etats-Unis et la France doivent pousser Rabat à y renoncer. Le nouvel envoyé spécial ne pourra pas mettre fin aux combats seul. Les responsables du Polisario ont clairement indiqué qu’ils voulaient réinitialiser les conditions du processus de paix avant d’envisager un nouveau cessez-le-feu. Bien qu’une réinitialisation complète soit peu probable, si l’ONU se réengage, un envoyé pourrait parvenir à négocier une désescalade temporaire qui pourrait permettre la négociation d’une trêve. Cette trêve pourrait alors favoriser la reprise des pourparlers entre le Maroc et le Polisario (avec la participation de l’Algérie et de la Mauritanie) quant au statut de l’intégralité du territoire disputé.

Cette approche ne pourra se concrétiser que si les Etats-Unis et le Conseil de sécurité de l’ONU intensifient réellement leurs efforts en vue d’une résolution du conflit. Bien que des voix s’élèvent au sein des deux partis pour que cette décision soit annulée, il est possible que l’administration Biden estime trop complexe, d’un point de vue politique, de revenir sur la reconnaissance annoncée par Trump. Elle pourrait néanmoins chercher à rassurer le Polisario sur la possibilité d’une résolution et à convaincre les responsables qui refusent la trêve et veulent négocier en continuant les combats en parallèle. Les Etats-Unis pourraient, par exemple, renouveler leur soutien d’antan à des mandats de six mois reconductibles pour la Minurso et modifier, dans les prochaines résolutions du Conseil de sécurité, la formulation portant sur « une solution politique réaliste, pragmatique et durable », qui, pour le Polisario, s’assimile à l’approbation du Plan d’autonomie marocain de 2006, et ce en vue de gagner l’adhésion du Polisario. Pour éviter de braquer le Maroc, ces changements pourraient s’accompagner de références explicites à la nécessité d’assurer la sécurité sur la route de Guerguerat.

Une trêve, appuyée par une nouvelle approche du conflit au niveau du Conseil de sécurité, pourrait inaugurer une nouvelle ère. Le mandat de Köhler, l’envoyé de l’ONU, bien qu’abrégé, rappelle qu’exercer une pression internationale constante sur les deux camps peut faire bouger les choses. Pour que cela puisse se renouveler, l’administration Biden devra se coordonner de manière plus étroite et plus transparente avec les autres membres du Groupe des amis pour le Sahara occidental, à savoir la France, la Russie et l’Algérie. Seule une pression internationale conjointe peut pousser le Maroc et le Front Polisario à revenir à la table des négociations.

V. Conclusion
Le désintérêt de la communauté internationale pour le Sahara occidental, exacerbé par le manque d’intérêt des médias étrangers, risque d’aviver des tensions militaires restées jusqu’à présent contenues. Le manque de considération des puissances mondiales pour ce conflit, gelé depuis longtemps, les a menées à sous-estimer la possibilité d’une escalade et a créé les conditions parfaites pour que ce face-à-face instable dégénère en une guerre de faible intensité. Le Conseil de sécurité doit agir maintenant. Il est difficile de déterminer ce qu’il coûterait d’attendre avant d’agir, mais la situation est explosive et pourrait rapidement se dégrader.

International Crisis Group, 11 mars 2021

Tags : Sahara Occidental, Maroc, front Polisario, ONU, MINURSO, Algérie, International Crisis Group,

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