Par Mahdi Boukhalfa
En sortant du métro d’Alger, rue Mohamed Bouzrina, l’ex-rue de la Lyre, on est très vite assaillis par les fortes effluves du marché éponyme, où se mêlent odeurs de poisson, d’abats, d’épices, de volailles et de fraises fraîchement cueillies au Sahel algérois. Ici, dans l’ex-rue de la Lyre, ou à la rue Randon toute proche, les immeubles de la fin du 19eme siècle donnent cet aspect lugubre du temps, qui s’est arrêté, comme dans ces ruelles pelées et mangées par le temps à La Havane, à Cuba.
L’entrée du marché, envahie dès les premières heures de la matinée par une noria de petits vendeurs, s’ouvre directement côté ”est” sur la célèbre rue Randon, et remonte derrière la bouche de métro vers Debbih Cherif, puis la placette de Soustara. C’est d’ici que l’on peut monter rapidement vers l’antique médina d’Alger, la Casbah.
Avec un ami enfant des lieux, Kamel Mansari pour le nommer, nous entamons la lente montée vers ”El Djebel” (la colline) comme l’appelaient naguère ses habitants, par un arrêt au ‘’Café d’Orient’’, qui a survécu par on ne sait quel miracle à la destruction. Petit pincement au cœur, la rue Randon, des années 1930 jusqu’à aujourd’hui abrite la même faune, qui s’adonne à tous les trafics possibles, et rassemble chaque jour vendeurs de vêtements à la sauvette, de cigarettes, de devises, d’entremetteurs pour quelques sombres affaires, la location de boutiques sombres ou des chambres humides et exigües dans la vieille médina…
On commence l’ascension vers la mythique place de Bir Djebbah par la rue des Abderahmes, là où les « paras » du général Massu avaient plastiqué le 8 octobre 1957 la maison où s’étaient réfugiés des héros de la guerre de Libération, Ammar El Kama dit Ali la Pointe, p’tit Omar (Yacef), Hassiba Ben Bouali, et Bouhamidi. Le lieu est devenu un musée, mais rarement visité, cette partie de la Casbah étant en ruines. On continue la montée vers Sidi M’hamed Cherif, où résistent au temps qui passe sa petite « M’salla » et sa fontaine. La rue donne directement vers le boulevard de la Victoire, Bab Ejdid, ou vers Djamaa Safir, une longue et sinueuse ”Z’nika” qui s’ouvre ensuite plus loin vers Soustara, le fief des ”Usmistes”, des chanteurs Boualem Rahma et Abdelkader Chaou.
Si les ruelles sont propres, les fontaines d’eau de nouveau fonctionnelles, un constat amer se dégage déjà, celui d’une inquiétante absence d’activités artisanales, qui battaient le rappel jusque dans les années 1990 des touristes et amoureux de la dinanderie, de la poterie, de la céramique, de la bijouterie de fantaisie, ou de la tannerie. Et puis, il y a ce silence pesant qui envahit le visiteur de la vieille médina d’Alger. ”Tout est mort ici, il n’y a plus rien.
Tout le monde est parti, et seuls ceux qui n’ont pas où aller, ou qui sont propriétaires de leurs maisons sont restés”, explique Zineddine Karabernou, natif et fils de natifs de la Casbah. Dans son petit atelier de menuiserie, il fait de la résistance. ”Nous sommes nés ici, mes aïeux aussi, et mes enfants. Nous n’avons pas d’autre lieu où aller”, nous lance t-il avec une grande tristesse. Mitoyenne de sa boutique, la ”douèra” de Lamine Debaghine, encore bien entretenue, est un miracle. « Montez vers Bir Djebbah, Sidi Ramdane, et vous verrez ce qu’ont fait les effets du temps et l’irresponsabilité des hommes sur notre Casbah », nous dit Zineddine, dont la voix dégage une infinie lassitude. Nous montons vers Bab Ejdid, et ne rencontrons que maisons mangées par l’oubli, avachies, humides et menaçant ruine. D’autres ne tiennent que par des étais placés par la mairie.
Et, partout, cette envahissante tristesse, ce silence angoissant, qui vous tord les tripes. Les cris d’enfants jouant aux billes ou aux noyaux d’abricots (dinwayou) ont disparu, les interminables parties de football dans une sombre impasse, oubliées.
Ils sont partis, les gens de la Casbah
Je ne suis plus venu depuis de nombreuses années à la Casbah, El Bahdja comme l’appelait affectueusement Ali Haimoud, dit Momo, l’homme qui a fait le casting pour jouer dans le film ‘’Tarzan’’ tourné dans les années 1920 au jardin d’Essais, à El Hamma. Et le constat est terrible: on a l’impression d’un immense vide, d’une médina qui pleure son passé en cachette, en déambulant dans ses ruelles jadis grouillantes de gens, exhalant une incroyable exubérance humaine.
Disparus les gargotiers, les spécialistes de ”Bouzelouff”, ou les vendeurs de ”karantika” et autres artisans boulangers originaires de Jijel spécialistes de ”Kelb Ellouz”, qui faisaient vivre leurs familles de la présence de centaines de travailleurs venus de l’intérieur du pays travailler au noir dans les petits ateliers de confection de la Casbah. Ces ateliers de confection, de chaussures, de savates et autres « bleus de chine » étaient incontournables dans les années 1970, à l’époque des westerns italiens, des Django et des Ringo, pour se fabriquer à moindre frais des jeans ”made in Casbah”, des ”bouts carrés” (des chaussures en vogue à l’époque), des savates et, surtout, une personnalité de « macho » dans une médina qui vivait pratiquement en autarcie.
Ici, il y avait de tout, la vieille ville se suffisait à elle-même avec ses artisans bijoutiers, potiers, dinandiers, les porteurs d’eau, les tailleurs et bottiers, de boulangers et marchands de légumes, et ses gargotes où prenaient leurs repas les gens du ‘’bled’’, qui logeaient dans des dortoirs humides ou quelques sombres échoppes quand vient la nuit.
Au bout de la rue Randon, dans la légendaire place de Djamaa Lihoud ( car il y avait ici une Synagogue, une forte communauté israélite habitant alors La Casbah), il y a le marché aux fruits et légumes, lieu également des camelots, des fripiers et des pseudo antiquaires, qui, à 100%, vous refilent du « toc », dans le meilleurs des cas, de pâles copies. Ces gens, l’ADN de la Casbah, survivent toujours, et sont toujours là, près de l’ex-rue Boutin, la fameuse ”place des chèvres” des 15eme et 16e siècles, près de la mosquée Ketchaoua. On débouche enfin à Bab Ejdid.
Le soleil, après la pénombre des ruelles humides que nous avons quittées, nous réchauffe les os en cette période de début d’un printemps hésitant, et nous remontons vers le début de la rue de la Casbah, qui commence à Bab Ejdid pour aller mourir quelques centaines de mètres plus bas vers la place des martyrs, près de la mer. On décide de redescendre vers Sidi Ramdane, où la wilaya d’Alger a fait quelques réparations sommaires et blanchi à la chaux des maisons qui ne tiennent que par miracle, pour donner le change au peu de touristes étrangers de passage, ceux en fait qu’elle envoie.
On décide de rechercher quelques « znikates » célèbres dans la mémoire des natifs du vieil Alger, comme la Rue du Diable (Zenket Echitane), la Rue des Pyramides, la Rue N’fissa, la Rue du Lézard ou la Rue Tombouctou. Et, plus que tout, la Rue de Thèbes, là où un petit commando de criminels de l’Algérie française avait provoqué un carnage en plaçant une bombe, alors que les gens dormaient, le 10 août 1956 à 23 h 50. Le crime a fait 80 morts et plus de 14 blessés. Jusqu’à aujourd’hui, ce carnage fait encore pleurer les gens à la Casbah.
La casbah se meurt, c’est un fait. « De l’intérieur, pas de l’extérieur, ce que les gens, les autorités, ne voient pas », nous explique avec une infinie fatigue dans les yeux un vieil homme, « bleu de Chine » bien porté, savate aux pieds, comme au bon vieux temps. « Ils veulent la restaurer, qu’ils disent. Mais que faire quand l’âme et l’esprit de la médina sont déjà partis? Que les gens qui portent la médina dans leurs cœurs sont partis? Le corps ne sera qu’une enveloppe, rien de plus. »
A la rue des Abderames, nous avions rencontré une petite équipe d’élus de la commune de la Casbah, dirigée par le vice-président, pour recenser les maisons menaçant ruine, et reloger ensuite ses habitants. « Toute médina est comme ça, elle part doucement », souligne Mahfoud, vice-président de l’APC de la Casbah, peut-être beaucoup plus pour lui que pour nous.
Pepe le Moko, les Caves et la ‘’french connection’’
On poursuit notre voyage dans le temps. A Sidi Ramdane, on rencontre deux jeunes lycéennes de l’intérieur du pays, venues visiter la vieille ville d’Alger, l’ancien repaire des pirates et des corsaires, des janissaires, des Raïs, des brigands et des riches marchands juifs de ce côté-ci de la Méditerranée.
Le palais du Dey Mustapha, dans la basse Casbah, est toujours là, comme pour témoigner d’une splendeur et d’une opulence d’une ville où les frères Goncourt débarquèrent un 7 novembre 1849. « Comme ce climat vous baigne dans sa joie et vous nourrit de je ne sais quel savoureux bonheur », avaient-ils écrit après leur retour à Paris, éblouis par les couleurs, les lumières, les gens d’Alger et leurs habits chatoyants, fantasques. Ces gens d’Alger étaient des marchands, des marins napolitains, des brigands corses qui s’y sont installés, des campagnards, des natifs de la médina et de riches touristes européens. On arrive enfin au pied de la Mosquée Ketchaoua, côté ex-rue Boutin, en contrebas de « Djama Lihoud ».
Là, des musées de ce qui reste des palais des Rais, de leur progéniture, comme la maison de ”Khdaoudj El Amia”, ‘’Dar Aziza’’. Comble de l’ironie, nous n’avons pas pu visiter le musée des Arts Traditionnels, il y avait en ce jeudi 14 février une opération d’éradication de mites, qui se régalent des meubles, et autres vêtements d’époque, qui y sont exposés. Mais, tout au long de cette balade dans le temps d’une médina qui se meurt à petit feu, nous n’avons pas fait de rencontre de troisième type, une rencontre avec les ”Pépé le Moko”, ce personnage de cinéma, qui n’a vécu que l’espace d’un film tourné dans une Casbah des ”yaouleds” mythifiée à l’époque coloniale comme étant les bas fonds et le côté pervers de la ville européenne, cossue et hautaine, construite par delà la vieille cité, celle qui a défait vers 1541, un jour de grande tempête comme celui du 11 novembre 2001, l’invincible Armada de Charles Quint.
Par contre, nous avons eu ce ressenti, près du vieux port, de la présence de Jo Attia (de son vrai nom Joseph Victor Brahim Attia), et des réminiscences de la pègre marseillaise des années 1950, qui venait souvent se planquer après quelques braquages spectaculaires en métropole, dans la vieille médina d’Alger, bien avant la ”french connection”.
Sur le front de mer, entre les boulevards Ernesto Che Guevara et Frantz Fanon, donnant sur l’ex-rue de la Marine et la Grande mosquée, face au cap Matifou et, au loin la Kabylie, qui a donné à la Casbah, avec Biskra, ses habitants venus d’Azzazga, Tadmait, Azzefoun, Tigzrit, Les Issers et Bordj Ménaiel, Beni K’sila ou Tizi Ouzou, je reste pensif. Une belle cité, encore fière et orgueilleuse, qui fait face avec courage aux appels tentants du large, des départs vers des aventures à travers le monde. Et je me dis que le projet de « revitalisation » de la Casbah, dévolu par la wilaya d’Alger au célèbre architecte-urbaniste français Jean Nouvel, ne sera pas une simple formalité.
La vieille médina contient pratiquement une grande partie de l’histoire du pays, tant de mystères et d’intrigues encore cachés, comme les méthodes et les matériaux de sa construction, un des secrets de sa longévité. Des larmes de joie et de tristesse aussi de ses habitants, qui ont pleuré leurs enfants, partis après les dures années de famine, de maladies et de misère, pour ne jamais revenir, en Amérique avec les jeunes GI’s après le débarquement à Alger en novembre 1942 des alliés durant la seconde guerre mondiale.
« Ici, il n’ y a que des histoires de départs, pas de retour », laisse tomber un octogénaire, à qui on a demandé où sont passés les habitants de la Casbah. Pour tout cela, et le reste, il est probablement vain de revitaliser la Casbah. Peut-être la préserver contre les attaques des hommes…plus que le temps et l’oubli.
Le Jeune Indépendant, 28 fév 2021
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