Les États-Unis vont repenser leur politique au Moyen-Orient, c’était l’une des promesses du nouveau président Joe Biden. À peine en poste, son chef de la diplomatie Antony Blinken a annoncé notamment, le « réexamen » du soutien militaire aux monarchies du Golfe et poser les premiers pas vers une reprise progressive du dialogue avec l’Iran. RFI a posé trois questions à Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales et professeur émérite à Sciences Po Paris.
Ces annonces correspondent parfaitement à ce que Joe Biden avait lui-même annoncé avant d’être élu, à savoir la nécessité de réinventer la politique étrangère. Les premières mesures qui ont été annoncées autant par Biden lui-même que par Blinken vont précisément dans ce sens. Il y a donc un changement de forme, un changement de grammaire, ça ne veut pas dire pour autant qu’il faille s’attendre à des virages spectaculaires, la marge de manœuvre de Joe Biden reste limitée. Il y a un nationalisme très profond dans la politique étrangère américaine qui est enraciné dans un comportement protectionniste très perceptible au sein de la population américaine.
RFI : L’une des premières annonces est celle de suspendre temporairement les ventes d’armes en cours vers les monarchies du Golfe. Est-ce qu’on peut sérieusement imaginer qu’elle soit annulée après réexamen ?
Bertrand Badie : Il y a d’abord un effet d’annonce. C’est une façon de marquer sa méfiance à l’égard de régimes qui ne sont pas vraiment conformes à l’idéal des droits de l’homme – c’est le moins qu’on puisse dire. Notamment le régime des Émirats arabes unis du fameux MBZ et celui de l’Arabie saoudite de MBS. Pour les modalités, évidemment, les choses seront beaucoup plus compliquées, mais ça suffit aujourd’hui pour rassurer l’électorat et la communauté internationale, pour lancer une sorte d’avertissement aux partenaires de la péninsule arabique, et pour envoyer un discret message à l’Iran. Parce que je pense que tout se joue là.
L’idée de Joe Biden est de pouvoir renouer les fils avec l’Iran tout en obtenant très vite de Téhéran un engagement d’arrêter sa politique d’enrichissement de l’uranium. L’Iran, de son côté, affirme qu’il n’est pas question de changer tant que les États-Unis n’auront pas réintégré l’accord sur le nucléaire de 2015. La formule intermédiaire qui semble être tentée par l’administration Biden, c’est d’envoyer des signaux positifs pour que ceux-ci enclenchent en Iran des réactions positives et que peu à peu on se remette dans les conditions d’une négociation.
Le problème est de ne pas perdre la face. Donc, il y a une sorte de partie de cache-cache, une partie où chacun se tient par la barbichette. L’idée semblerait être de trouver dans les marges de cet accord les éléments qui puissent dénouer la situation et mettre en marche un mouvement positif.
Dans les marges de la relations Iran-États-Unis il y a notamment le conflit yéménite. L’Iran soutient les rebelles houthis alors que l’Arabie saoudite, grand allié des Américains, mène la coalition internationale qui les combat. Le chef de la diplomatie américaine a pris plusieurs décisions à ce sujet; est-ce à nouveau un message vers l’Iran ?
La structure du discours d’Antony Blinken à ce sujet était très intéressante parce qu’il a essayé de renvoyer les deux parties dos à dos en disant : « Les Houthis ont commis l’erreur de prendre la ville de Sanaa et donc de commettre un acte d’agression. Ils ont en quelque sorte renversé le » gouvernement légal » qui était installé. Mais, ajoute Blinken, ce qu’a fait la coalition n’est pas très propre non plus, puisque cela a créé une crise humanitaire extrêmement grave. »
Les États-Unis, eux, n’étaient pas directement engagés dans la guerre du Yémen, donc ils n’ont pas besoin de gestes concrets. Mais c’est une façon de dire « nous n’acceptons pas systématiquement la politique menée par l’Arabie saoudite et par ses alliés du Golfe. Nous avons une politique indépendante par rapport au conflit qui se développe dans la région. » C’est une manière de dire à l’Iran : « Vous ne pouvez pas nous reprocher d’intervenir dans cette affaire et de ne pas être neutre. Mais à vous aussi, Iraniens, de montrer également un certain recul par rapport à ce conflit. »
C’est aussi une façon subtile d’ouvrir le dossier très complexe des interventions de l’Iran dans la région. Puisque vous savez qu’à côté du nucléaire à proprement parler, il y a deux dossiers brûlants que sont le programme balistique iranien et les interventions de l’Iran dans la région. Les États-Unis voudraient que l’Iran bouge sur ces deux dossiers. L’Iran ne veut pas en entendre parler. En revanche, si les États-Unis expliquent qu’eux ne sont pas partie prenante dans ce conflit, c’est une manière très discrète de dire, nous attendons que l’Iran fasse la preuve qu’elle n’est pas partie prenante directe dans ce type d’affrontement régional.
Autre dossier en réexamen, les engagements offerts par Washington en échange d’un rapprochement de quatre pays arabes avec Israël. Est que l’on peut, là aussi, imaginer un retour en arrière sur ce dossier ?
Biden lui-même a dit qu’il n’entendait pas remettre en cause cette politique de reconnaissance bilatérale de quatre États arabes (Émirats, Bahreïn, Maroc et Soudan) de l’État d’Israël. Donc, il n’y aura pas de rupture à attendre puisque Biden a dit qu’il approuvait cette diplomatie un peu étrange de troc par laquelle les États-Unis consentaient un certain nombre d’avantages à des pays arabes qui, en échange, reconnaissaient l’État d’Israël.
Mais, il y a un deuxième point qui est peut-être encore plus important, c’est que Biden brûle d’envie bien entendu de pouvoir avancer sur le dossier iranien. Et donc il va se mettre Benyamin Netanyahu à dos. On sent bien qu’il y a en Israël une très grande méfiance à l’égard des intentions prêtées au nouveau locataire de la Maison Blanche. Donc, on ne peut pas blesser Netanyahu deux fois. Les concessions que les États-Unis feront peut-être en direction de l’Iran l’empêchent d’avancer sur le dossier palestinien et de mettre à nouveau à mal les relations entre Washington et Tel Aviv. Donc, il n’y a pas grand-chose à attendre du côté de ce dossier. Peut-être que les F35 promis aux Émirats ne seront pas livrés aussi facilement que prévu. Peut-être que la reconnaissance par les États-Unis de la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental ne sera pas aussi formalisée qu’on pouvait l’espérer à Rabat. Il y aura probablement des corrections à la marge, mais il n’y aura certainement pas de modification profonde dans la politique à l’égard d’Israël et de la Palestine. Encore une fois, ce sont les Palestiniens qui feront les frais de tous ces deals.
Press From, 28 jan 2021
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