Selon le site Alternatives Economiques, « depuis la chute de Ben Ali en 2011, les caractéristiques de l’économie tunisienne n’ont pas changé. Leurs conséquences, désastreuses sur le plan social, contribuent à la dégradation de l’image des partis et à la montée du populisme ».
La preuve? « Dix ans après la révolution populaire qui avait mis à terre le régime Ben Ali, la rue tunisienne s’embrase à nouveau. Car seule une partie de ces revendications de liberté et de justice de 2011 ont été satisfaites. Bien sûr, les citoyens peuvent aujourd’hui voter pour choisir leurs dirigeants et les médias peuvent s’exprimer, mais la corruption est toujours là, même si ceux qui en bénéficient ne sont plus tout à fait les mêmes ».
Le site d’études et analyses précideque ce sont surtout, les caractéristiques fondamentales de l’économie du pays qui n’ont pratiquement pas changé en dix ans. « Résultat, le taux de chômage officiel s’élève aujourd’hui à 16 % (contre 13 % en 2010), et celui des jeunes à 36 % (contre 29 %). Pourquoi un tel immobilisme ? Plusieurs publications récentes, dont un ensemble d’articles publiés par l’ISPI (l’Institut pour les études de politique internationale) de Milan en analysent les principales raisons ».
Le pari des bas salaires
ALternatives Economiques indique que « le modèle économique actuel de la Tunisie est le résultat de choix de long terme opérés à partir des années 1970 sous le régime Bourguiba (1957-1987) et surtout celui de Ben Ali (1987-2011) qui, en partie sous l’impulsion de bailleurs internationaux comme le Fonds monétaire international (FMI), ont voulu faire de la proximité géographique de la Tunisie avec l’Europe et des bas salaires de la main-d’œuvre locale les principaux avantages comparatifs du pays ».
Il signale que « des entreprises européennes, du textile d’abord, puis d’autres secteurs (centres d’appels notamment) se sont vus concéder des avantages fiscaux et de coût du travail pour s’installer dans des zones franches situées sur le littoral, à proximité du marché de l’Union européenne ».
Citant deux chercheurs du Middle East Centre de la London School of Economics, la même source indique que « cette stratégie a eu pour conséquence une hausse rapide du pourcentage des produits manufacturés dans les exportations du pays. Mais elle a aussi eu pour effet de maintenir son économie dans une dépendance quasi totale vis-à-vis du marché européen, de ses investisseurs et des capacités d’innovation qu’ils détiennent. Elle a confiné la Tunisie dans des fonctions d’assemblage ou d’exécution, alors que dans le même temps, comme beaucoup de ses voisins arabes, le pays réalisait d’importants efforts pour former sa population ».
Cette dichotomie entre les emplois souvent peu qualifiés offerts dans le secteur exportateur et l’accroissement du nombre des diplômés demeure une importante source de frustration dans la société tunisienne, et singulièrement dans sa jeunesse.
Par ailleurs, la focalisation sur le développement des régions côtières proches du marché européen n’a fait que creuser le fossé historique avec celles de l’intérieure, privées d’infrastructures, dépendantes de l’exportation de produits miniers comme le phosphate, et de la contrebande avec des pays voisins comme la Libye.
Violences et insécurité
Il est évidemment plus facile, au lendemain d’une révolution comme celle de 2011, d’organiser des élections que de modifier les structures profondes de l’économie.
De fait, les premières élections, pour une assemblée constituante, ont été organisées en octobre 2011. Et de façon relativement inattendue, c’est le parti islamiste Ennahda qui est arrivé en tête avec 37 % des suffrages. Pas assez pour gouverner seul puisqu’il a dû former une troïka, mais suffisamment pour soulever de grandes inquiétudes dans les fractions de la société les plus hostiles à une influence importante de la religion dans les affaires publiques, alors que se profilait le débat sur un nouveau texte constituant.
Cette exacerbation des clivages politiques autour d’Ennahda, et plus largement de la place de l’islam a relégué au second plan du débat politique la question de la réforme des structures économiques du pays.
La crispation du débat public a été d’autant plus forte que la situation sécuritaire s’est dégradée. Des violences, et même des assassinats de personnalités politiques, comme Chokri Belaïd en 2013, ont été commis par des groupes salafistes radicaux, groupes pour lesquels Ennahda a été accusée de montrer de la complaisance. Des facteurs géopolitiques se sont greffés sur ce contexte national. La montée en puissance des mouvements jihadistes dans le monde arabe, à la faveur du conflit syrien entre autres, a trouvé un écho particulier en Tunisie puisqu’entre 2012 et 2014, le pays a été un des principaux viviers de recrutement pour ces groupes armés radicaux en proportion de sa population. Plusieurs attentats ont été commis dans le pays lui-même à partir de 2015 et revendiqués par l’Etat Islamique.
La dégradation du contexte sécuritaire a eu des effets économiques immédiats. Sur le secteur du tourisme bien sûr, qui représente environ 10 % du PIB, mais aussi plus largement sur l’image du pays aux yeux des investisseurs étrangers, alors même que son modèle économique est éminemment dépendant de leurs apports.
Dans une telle situation, les gouvernements tunisiens successifs se sont tournés vers des bailleurs internationaux, et surtout le FMI qui, en 2013 puis en 2016, a apporté un soutien financier en échange de mesures prioritairement destinées à réduire le déficit public (gel des salaires dans la fonction publique et réduction de ses effectifs, baisse des subventions sur certains produits…) et à attirer les investisseurs (privatisations, dérégulation…). De même, la dévaluation de la monnaie nationale, le dinar, qui visait à booster les exportations du pays a surtout provoqué une hausse des prix qui a accru la colère de la rue.
Gouvernements discrédités
Même si, au vu de l’état des finances publiques du pays et plus largement de la situation macro-économique dans son ensemble, leur marge de manœuvre était réduite face aux exigences de bailleurs comme le FMI, les gouvernements tunisiens n’ont pas montré beaucoup de volonté de résister à leurs injonctions, ni surtout de capacité à leur opposer un contre-modèle.
A l’issue des élections d’octobre 2014, neuf mois après l’adoption de la Constitution, c’est une alliance a priori contre nature entre un parti hétérogène de centre-droit, Nidaa Tounes, (38 % des voix lors du scrutin) et Ennahda (28 %) qui a gouverné la Tunisie.
Soutenu par l’establishment et les élites économiques du pays, le premier parti était imprégné du discours promu de longue date par les institutions financières internationales, tout en se montrant soucieux de ne pas trop s’aliéner la puissante centrale syndicale UGTT (Union générale tunisienne du travail).
La perpétuation du modèle économique tunisien, en dépit des revendications populaires de 2011 et de ses effets désastreux sur le plan social, a contribué à la dégradation progressive de l’image des principaux partis politiques Twitter
Quant à Ennahda, à l’instar de nombreux partis islamistes du monde arabe, il a montré qu’au-delà de considérations morales et de slogans sur la justice sociale à même de séduire les plus défavorisés, il n’avait développé depuis sa création en 1981 aucun projet économique structuré pour le pays, aucun modèle alternatif à ceux qui avaient été mis en place par les régimes Bourguiba et Ben Ali. Sa volonté de rassurer les milieux d’affaires et d’assurer sa position sur la scène politique a entériné la conversion de la formation islamiste au libéralisme.
La perpétuation du modèle économique tunisien, en dépit des revendications populaires de 2011, et de ses effets désastreux sur le plan social, a contribué à la dégradation progressive de l’image des principaux partis politiques alors que le pays a une douzaine de gouvernements en dix ans ! Lors des élections législatives d’octobre, Ennahda a ainsi recueilli 19 % des suffrages, à peu près la moitié de son score de 2011, sur une scène politique éclatée. Après la mort en juillet 2019 de sa figure tutélaire, le chef de l’Etat Béji Caïd Essebsi, Nidaa Tounes a sombré dans les querelles intestines et quasiment disparu de la scène politique, tandis que depuis la chute de Ben Ali, la gauche n’a jamais réussi à percer durablement dans les urnes.
L’Europe obsédée par les migrants
Pire, la morosité économique et le désespoir social ont lourdement compromis l’image de la démocratie dans l’opinion tunisienne, à en croire différentes enquêtes d’opinion et à en juger par la baisse de la participation électorale. Ce discrédit alimente la nostalgie pour le régime défunt, illustrée par l’actuelle montée en puissance du Parti destourien libre. Il nourrit un populisme incarné notamment par le magnat des médias, Nabil Karoui et son parti Qalb Tounès, désormais allié d’opportunité à Ennahda. Il développe une rhétorique anti-partis aux visées ambiguës qu’illustre l’actuel président de la République élu en octobre 2019, Kaïs Saïed, un juriste indépendant et conservateur sur le plan moral.
Dans ce contexte, la pandémie de Covid-19 qui est encore venue plomber les perspectives économiques du pays, risque d’accroître sa dépendance à l’égard des institutions financières internationales. Et l’Europe, sur laquelle le modèle tunisien avait fondé beaucoup de ses espoirs alors que le marché nord-africain demeure très cloisonné, ne semble pas à même de lui offrir une véritable porte de sortie. A court terme, en tout cas. Certes, les pays de la rive nord de la Méditerranée, échaudés par leur dépendance à des fournisseurs lointains, pourraient décider de raccourcir les chaînes de valeur et d’installer des sites de production sur la rive sud. Mais le cas échéant, cela prendra du temps.
« En attendant, alors que la négociation d’un accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) avec la Tunisie s’éternise, les dirigeants européens paraissent surtout préoccupés de faire pression sur le pays pour qu’il freine les flux de migrants subsahariens transitant par son territoire. Mais aussi celui des jeunes Tunisiens qui de plus en plus nombreux décident eux aussi de tenter la périlleuse traversée », conclue la même source.
Alternatives économiques, 27 jan 2021
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