Pr Yahia Zoubir à La Patrie News : « Il n’ y aura pas d’ouverture de consulats américain et israélien au Sahara Occidental »
Entretien :
Pr Yahia Zoubir à La Patrie News : « Il n’ y aura pas d’ouverture de consulats américain et israélien au Sahara Occidental »
Professeur Yahia Zoubir, expert international en géopolitique, maitre de conférences, intervenant dans plusieurs universités dans le monde, est un des universitaires auteurs de la lettre adressée à Joe Biden concernant le Sahara Occidental. Il fait montre, en scientifique avisé et expérimenté, d’une glaçante lucidité quand il parle du comportement de la monarchie marocaine dans cet entretien.
Truffé de révélations inédites et de rappels historiques, cet entretien représente un document de référence incontournable, s’agissant de ces sujets très chauds du moment. Pr Yahia Zoubir explique également, et c’est là que réside le plus grand intérêt de cet entretien, quelle devrait être l’attitude future de l’Algérie après qu’elle ait « grillé » certains de ses atouts. Tout n’est pas perdu, certes, mais il y a urgence tout de même…
Entretien réalisé par Mohamed Abdoun
La Patrie News : La thèse phare que vous développez dans certaines de vos études et analyses consiste à établir de nombreuses similitudes entre les actions colonialistes perpétrées au Sahara Occidental et en Palestine, respectivement par le Maroc et l’entité sioniste. Pouvez-vous expliciter brièvement ce point de vue fort pertinent pour nos lecteurs ?
Professeur Yahia Zoubir : En effet, la stratégie coloniale marocaine est similaire en plusieurs points aux actions menées par Israël dans les territoires occupés palestiniens. Cela consiste à bouger les lignes au fur et à mesure en ramenant de plus en plus de colons pour imposer unfait accompli qui devient de plus en plus difficile à renverser. Cela consiste à agir illégalement en comptant sur ses puissants soutiens. Israël compte sur Washington pour ça. Le Maroc, lui, peut toujours compter sur le soutien indéfectible de la France qui bloque systématiquement au Conseil de sécurité les résolutions concernant le Sahara Occidental (par exemple, refus d’inclure une clause sur la protection des droits humains dans le mandat de la MINURSO). Cette similitude est observée dans le fait que le Maroc pousse ses actions illégales et criminelles toujours plus loin à chaque fois qu’il constate que la communauté internationale ne fait rien ou se contente juste de condamner.
J’ai évoqué ces similitudes dès la fin des années 1980 au moment de la construction du mur de sable. A cette époque, certains ne voulaient pas attaquer frontalement Israël car parmi ses amis et soutiens, il existe des éléments favorables à la cause sahraouie. En fait, de nombreux documents et de photos, d’ailleurs dévoilés par l’armée sahraouie, montrent du matériel militaire israélien récupérés à la suite de combats avec les forces d’occupation marocaine. Les aides israéliennes à la colonisation marocaine ne datent pas d’aujourd’hui. Le mur de sable a été érigé avec l’aide de l’armée israélienne (appareils électroniques de surveillance…). Il n’y a aucun doute là-dessus. Les relations entre le Maroc et Israël ont toujours été étroites et très fortes. Mais elles ont repris de plus belle plus récemment, surtout la dernière année de la présidence de Donald Trump, avec l’aide de son gendre Jared Kushner. Ces relations ont toujours été entretenues au plus haut niveau. C’est d’ailleurs le Maroc qui a joué le rôle d’intermédiaire pour la conclusion des accords de Camp-David de 1979, le Maroc ayant joué le rôle d’intermédiaire entre l’Egypte et Israël. De tout temps, le régime Marocain s’est ancré à l’Occident et a joué le rôle de sous-traitant (proxy) contre les forces anticolonialistes en Afrique dans les années 1970. La trahison par Hassan II des nations arabes au profit du Mossad est connue ; la presse israélienne et des anciens officiers du renseignement du Mossad ont fait des révélations à ce sujet. Les informations recueillies par le Mossad ont permis à Israël de défaire les armées arabes en juin 1967.
Le Maroc s’est toujours aligné sur l’Occident en jouant à fond la carte de « l’anticommunisme » ; il se positionna comme rempart contre les mouvements nationalistes et de mouvements de libération en Afrique. Ces dernières décennies, la monarchie s’est positionnée en tant qu’acteur incontournable dans la lutte antiterroriste, bouclier contre l’immigration clandestine…Voilà pourquoi l’Occident protège la monarchie. Le positionnement du Maroc permet à celui-ci un soutien conséquent à son occupation illégale au Sahara Occidental et ses violations des droits humains. Le Maroc bénéficie aussi des pétrodollars puisque l’Arabie Saoudite a financé en grande partie son entreprise colonialiste au Sahara Occidental durant les années70-80 et même par la suite, notamment dans le financement d’achat d’armes sophistiquées. On a tendance à oublier ce rôle des monarchies du Golfe dans le financement de la guerre contre le peuple sahraoui. Et bien évidemment, elles soutiendront une monarchie-sœur plutôt qu’une république, comme l’Algérie, qui a des principes hérités d’une guerre anticoloniale.
En associant la cause sahraouie à sa normalisation avec l’entité sioniste, Rabat tente un grand coup de poker dans lequel elle risque de tout perdre. Qu’en pensez-vous ?
Malgré ses proclamations de son soutien pour la cause palestinienne, la monarchie marocaine a sacrifié ce soutien pour ce qu’il perçoit comme sa cause nationale : l’annexion du Sahara Occidental qui lui rapporte énormément (phosphates, minéraux, ressources halieutiques…). Depuis 1975, la monarchie a tout fait pour obtenir l’aval des Nations-Unies pour l’annexion du Sahara Occidental. Quand Hassan II, dans les années 70,avait compris qu’il ne pouvait pas acquérir des parties du territoire algérien qu’il revendiquait, il s’est focalisé sur l’occupation et l’annexion du Sahara Occidental, non sans la complicité de la France et des Etats-Unis. Donc, il faut comprendre cette normalisation avec Israël dans le contexte de cette politique d’annexion du territoire Sahraoui. Tout comme Israël a profité de Trump pour faire de Jérusalem sa capitale, le Maroc a profité de lui pour une reconnaissance américaine de sa « souveraineté » au Sahara Occidental.
Je peux déduire de ce que vous dites que le Makhzen est foncièrement d’essence expansionniste et colonialiste ?
Sans aucun doute. En 1956, le parti Istiqlal revendiquait la Mauritanie, des parties de l’Algérie et du Sénégal. Le Maroc a envahi l’Algérie en 1963, immédiatement après son accession à l’indépendance pour s’accaparer de portions du territoire algérien qu’il revendiquait. Toute la rhétorique sur la fraternité entre Arabes fait souvent oublier que les Etats n’ont pas ce genre d’état d’âme. Tout est question d’intérêt et de « realpolitik ». La politique de colonisation du Sahara Occidental par les populations ramenées du Maroc relève d’un quasi-génocide (même si le terme est assez fort) qui ne dit pas son nom puisque on veut disparaitre les populations autochtones, Palestiniens et Sahraouis en l’occurrence, qui deviennent étrangers dans leur propre pays.
Qu’est-ce qui va changer pour la question sahraouie avec l’arrivée de Biden à la Maison Blanche.
Un retour au statuquo d’avant la décision de Trump le 10 décembre 2020n’est pas exclu. Même si Washington a toujours penché du côté marocain, les dirigeants américains cherchent à préserver une certaine neutralité vis-à-vis de cette question. Il ne faut pas oublier que la soi-disant « offre d’autonomie » aux Sahraouis (sous occupation) comme solution au conflit a été soutenue par les Etats-Unis depuis 2007 ; Hillary Clinton en 2009 avait déclaré à Rabat qu’elle soutenait cette option. Mais, il reste que dans les résolutions onusiennes, « l’offre d’autonomie » n’est qu’une option, une option dont le contenu le Maroc refuse d’en discuter lors des rencontres avec les Sahraouis, ce qui illustre la politique pernicieuse du Makhzen. Il faut cependant noter qu’aujourd’hui, la tendance pro-référendum semble l’emporter au sein du congrès US. En supposant que l’exécutif américain favorise la position marocaine, il tentera de maintenir une politique de neutralité car Washington doit tenir compte de la position de l’Algérie. L’Algérie a une importance stratégique dont le gouvernement américain tient compte surtout que les relations sont assez bonnes. De plus, reconnaitre la souveraineté du Maroc sur le territoire sahraoui occupé ouvrirait une boite de pandore particulièrement sur le continent africain. La présidence de Biden va vouloir projeter l’image que les Etats-Unis sont un pays qui respecte la légalité internationale…Evidemment, ils se rendront bien compte que le statut quo ne pourra pas perdurer et qu’une résolution estinéluctable.
A mon avis, les Etats-Unis n’ouvriront pas un consulat au Sahara Occidental. Et je doute fort qu’Israël le ferait aussi.Le Maroc qui a conditionné sa normalisation avec Israël contre la reconnaissance par Washington de la marocanité du Sahara Occidental essaie actuellement de mettre pression sur Washington afin que la décision de Trump ne soit pas annulée et menace implicitement de se retirer de la normalisation si c’est le cas. Or, la nouvelle administration américaine sait pertinemment qu’il n’était pas nécessaire de reconnaitre la souveraineté du Maroc au Sahara Occidental contre une normalisation entre le Maroc et Israël. Washington se retrouve donc en butte à des calculs dans lesquels le poids de l’Algérie et la position des Etats africains devront être impérativement pris en compte. Dans le cas de l’Algérie, même si le régime précédent a affaibli considérablement le pays, mis en péril sa sécurité nationale, et perdu beaucoup de ses atouts, notamment en Afrique, Washington analysera la direction que va prendre l’Algérie. Celle-ci est actuellement encerclée mais il lui reste des cartes et les Etats-Unis ne souhaiteraient certainement pas que l’Algérie abandonne son non-alignement et s’engage dans des alliances avec des pays rivaux des Etats-Unis.. En somme, malgré la situation actuelle, l’Algérie a encore des atouts mais faudrait-il encore que le front intérieur soit fort et que l’économie fasse un véritable décollage.
La présence d’Israël à nos portes….
Je ne pense pas que les Israéliens sont au Maroc pour faire la guerre à l’Algérie. Leur objectif principal est de normaliser avec le plus grand nombre de pays arabes et de faire oublier la cause palestinienne. Ils veulent aussi, comme les Emirats, tirer profit des opportunités commerciales et des richesses du Sahara Occidental.
Oui, mais il ya l’espionnage, la guerre électronique…
Cela n’est pas nouveau. Les Israéliens gardent encore espoir que les Maghrébins, y compris l’Algérie, vont finir par normaliser. Normaliser leurs relations avec l’Algérie serait un plus grand exploit qu’avec les Emirats. La presse israélienne mais en relief le mépris des Israéliens envers les Arabes des pays du Golfe même si leur argent les attire. Cependant, un pays comme l’Algérie, avec un grand peuple, un territoire riche, une grande armée, une guerre de libération prestigieuse…les intéresse énormément. Leur présence aux portes de l’Algérie reste tout de même néfaste et préoccupante, surtout si cette une base militaire marocaine, abritant des experts et officiers israéliens, voyait le jour. Ils peuvent également causer des problèmes internes, et provoquer des remous sociaux. En somme, la question sahraouie ne saurait être soustraite à toute la dynamique géopolitique qui concerne toute cette région. Le danger vient aussi de la Libye où les Emirats sont très actifs. De plus, certaines monarchies du Golfe accompagnent le Makhzen dans son entreprise coloniale. Ceux qui de targuaient de leur amitié avec les Emirats ont eu une appréciation erronée et bien naïve.
Donc, avec Biden, c’est le probable retour au statut-quo, avec la perspective de 40 autres années de crimes impunis, de pillages et de colonialisme, mais il y a cette différence de taille qui s’y oppose aujourd’hui du fait que le Polisario dit refuser de négocier désormais en cessant le combat. Il se dit prêt à négocier mais arme au poing et doigt sur la gâchette…
Tout à fait. Le peuple sahraoui a souffert pendant trop longtemps et a été dupé.La création de la MINURSO en 1991 avait pour but de tenir un référendum d’autodétermination. Elle est depuis un certain temps devenue complice de la colonisation puisqu’elle-même reste sous le contrôle des forces d’occupation marocaines. Les Sahraouis ne veulent plus se laisser faire. Leur combat est légitime quoi qu’on en dise. A présent, soit les Etats-Unis jouent la neutralité et favorisent la résolution définitive de ce conflit prolongé, en forçant les Marocains respecter la légalité internationale (chose dont je doute) soit risquer de voir le Maghreb s’enflammer avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir. Un autre scénario que les Etats-Unis ne souhaiteront pas, c’est de voir la Russie, même s’il elle n’a jamais soutenu le Polisario, jouer un rôle dans la résolution du conflit (tentative de médiation, par exemple). Le parlement russe (la Douma) reçoit le Polisario à Moscou. Quoi qu’il en soit certains officiels à Washington ne souhaitent pas que la Russie joue un rôle plus actif dans la région. Dès lors, la question qui se pose est de savoir comment les décideurs algériens vont gérer cette guerre à ses frontières et surtout comment renforcer les liens de l’Algérie avec ses amis traditionnels. L’Algérie a des partenariats stratégiques avec la Chine et la Russie mais les deux s’en tiennent toujours à une certaine neutralité en partie parce que l’Algérie avait négligé le dossier sahraoui. En somme, la diplomatie algérienne doit être remaniée en profondeur et ce de manière urgente en cette période de crise grave.
A votre avis, est-ce que les choix faits par le président Tebboune vont dans le sens souhaité jusque-là ?
Il y a une prise de conscience, et c’est déjà pas mal. Mais, cela ne suffit pas. L’objectif est d’avoir une stratégie conséquente, dissuasive et cohérente. Puisque le Maroc a violé le cessez-le-feu, l’Algérie peut et devrait aider les Sahraouis, même ouvertement. La reprise de la guerre par les Sahraouis est légitime. Les Emirats interviennent directement et indirectement dans le conflit du Sahara Occidental alors qu’ils sont à des milliers de kilomètres, et allant jusqu’à donner un milliard et demi au Maroc pour le soutenir dans son entreprise colonialiste, alors pourquoi l’Algérie ne devrait-elle pas soutenir son voisin sahraoui (membre fondateur de l’Union Africaine) et protéger sa sécurité nationale ?Nul ne veut une guerre dans la région, mais tout état doit défendre sa sécurité nationale lorsqu’elle est menacée.
Bio express
Yahia ZOUBIR est professeur en relations internationales et directeur de recherche en géopolitique à Kedge Business School à Marseille.
Il a enseigné dans plusieurs universités aux États-Unis, en Chine, Europe, Inde, Indonésie, Corée du Sud, et au Moyen-Orient et Afrique du Nord. Il fait partie du comité de rédaction de plusieurs revues universitaires.
Ses publications comprennent de nombreux ouvrages, dont Algerian Politics : Domestic Issues & International Relations (2020), North African Politics (2016) ; Global Security Watch-The Maghreb (2013) ; North Africa : Politics, region and the limits of transformation (2008), etc.
Ses articles scientifiques ont été publiés dans plusieurs revues universitaires. Il a également contribué à de nombreux chapitres d’ouvrages et articles dans des encyclopédies.
La Patrie News, 27 jan 2021
Tags : Sahara Occidental, Front Polisario, Maroc, Botswana,
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