Un rapport, une méthode, par Benjamin Stora*

Il règne en France et en Algérie, une grande ignorance sur ce que fût l’histoire complexe des Algériens: leurs engagements politiques anciens, leurs croyances religieuses préservées, leurs rapports maintenus à la langue arabe, française, berbère Mon rapport, très discuté partout, propose précisément une méthode qui privilégie l’éducation, la culture, par la connaissance de l’autre, et de tous les groupes engagés dans l’histoire algérienne.

C’était la démarche des regrettés Jacques Berque et de Mohammed Arkoun : par la connaissance concrète, érudite, faire baisser la peur de l’autre, réduire la part de fantasmes, s’éloigner des mémoires dangereuses qui se sont développés dans les deux sociétés. La plupart de ceux qui critiquent vivement, en Algérie, mon rapport ne connaissent peut-être pas mes livres (ma biographie de Messali Hadj, de Ferhat Abbas, le dictionnaire biographique des 600 biographies de militants nationalistes algériens, élaboré tout seul, publié en France en 1985 ; ou mes biographies de De Gaulle et de Mitterrand….). Ils sauront que j’ai simplement proposé dans mon Rapport une méthode qui est la mienne depuis longtemps: connaître les motivations, la trajectoire de tous les groupes de mémoire frappés par cette guerre dévastatrice, patiemment (cela fait plus d’un demi-siècle que je travaille et j’enseigne sur cette histoire) pour faire reculer les préjugés et le racisme; avancer pas à pas, par des exemples concrets, pour comprendre la réalité terrible de la conquête de l’Algérie et du système colonial (massacres de civils, exécutions sommaires, essais nucléaires, disparus, prises d’archives); et ne pas se contenter de s’enfermer dans la répétition de discours politiques, donc de trouver les moyens, par des exemples pratiques, de transmettre aux nouvelles générations leurs histoires réelles.

Nous avons pris bien du retard, en France et en Algérie, dans tout ce travail d’éducation, si nécessaire, précisément pour faire comprendre la réalité du système colonial. Les discours d’excuses ne doivent pas être des mots prononcés un jour pour se débarrasser le lendemain d’un problème si profond. C’était ma démarche pour ce rapport : celle préconisée par les « ancêtres » du nationalisme algérien (Messali, Abbas et Ben Badis) qui n’ont cessé de promouvoir la connaissance, l’instruction pour relever les défis posés à la société algérienne. Après la longue période d’installation d’une occultation pendant trente ans, de l’indépendance des années 60 aux années 90 de la « décennie noire » ; puis, celle d’un retour, dans la période 1990-2020, de toutes les mémoires et de leur enfermement victimaire en France, (parce que tout le monde veut absolument avoir eu raison dans le passé), il est temps que commence, peut-être, un troisième cycle : celui du dévoilement des motivations de l’autre et les connaissances réciproques. Un moment de sortie d’une rente mémorielle, et la volonté de condamnation définitive d’un système, la colonisation, qui appartient, je l’espère, à une histoire ancienne.

Mon rapport est une modeste contribution pour ce passage d’un cycle à l’autre. Après plus de cinquante ans de travail sur cette histoire, je vois que de nouvelles générations d’historiens, de chercheurs, d’écrivains, d’artistes s’engagent pour porter ces volontés de réconciliations mémorielles. J’espère qu’ils réussiront.

(Mon Rapport sera publié en France fin-février 2021 aux éditions Albin Michel, sous le titre « Les passions douloureuses »).

*Historien, Professeur émérite des universités

Le Quotidien d’Oran, 25 jan 2021

Tags : Algérie, France, mémoire, colonisation,

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