Par Noureddine Khelassi
Benjamin Stora, un des spécialistes hexagonaux de l’histoire de la colonisation de l’Algérie, chargé en juillet dernier par le chef de l’État français d’un travail officiel sur la mémoire y afférente, a remis récemment son rapport. Au-delà de ses déterminants historiques et de ses préconisations pratiques, ce rapport n’est évidemment pas neutre. Il s’inscrit forcément dans un contexte politique précis, lié nécessairement à la conscience aiguë du poids des lobbys mémoriels en France, mais aussi à la volonté politique du Président Emmanuel Macron de se faire réélire en 2022. Dans cette optique, le huitième Président de la Ve République se doit de donner des gages au courant politique qui monte en puissance avec le temps, et qui imprègne le plus, de plus en plus et en profondeur, le spectre politique, la médiasphère, les réseaux sociaux et la société française : l’extrême-droite. Une extrême-droite droitisée par Marine Le Pen, à laquelle s’identifie peu ou prou une droite extrême et dont certaines thèses, notamment sur l’immigration, l’islam et la mémoire, se recoupent parfois avec les idées des souverainistes de tout bord sur les mêmes questions.
L’idée, ici, n’est donc pas de discuter aujourd’hui, sur le fond et la forme, le rapport de l’historien dont il ne fallait surtout pas attendre des avancées significatives. Encore moins des idées de rupture avec une vision officielle française d’un passé colonial jamais assumé, sinon à coups de déclarations et de gestes purement symboliques. Ce rapport, même basé sur de nouveaux petits pas en avant, est un document parfaitement consensuel qui sert exclusivement les intérêts français. Sinon, le Président Macron aurait choisi un historien de « rupture critique, à l’image de Fabrice Ricepputi, Olivier Le Cour Grandmaison, Raphaëlle Branche, Pascal Blanchard, Gilles Manceron ou encore Sylvie Thénault.
Le sujet consiste plutôt à appréhender la position de l’Élysée après la remise dudit texte, réaction consistant à fermer la porte à toute idée de repentance ou d’excuses officielles ou de quelque autre caractère que ce soit. Or, le but initial du rapport, du moins en apparence, n’était pas fondé sur l’idée de récuser a posteriori toute demande de repentance ou d’excuses qui émanerait de la partie algérienne. Son commanditaire et destinataire premier, lorsqu’il a lui-même missionné Benjamin Stora, avait en effet souligné de prime abord son souhait de « s’inscrire dans une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien ». Il a ensuite mis l’accent sur la notion de responsabilité historique, soulignant à ce propos que « ceux qui détiennent entre leurs mains l’avenir de l’Algérie et de la France n’ont aucune responsabilité dans les affrontements d’hier et ne peuvent en porter le poids ». Une manière de dédouaner la France de ses responsabilités historiques, en absolvant à moindre frais les crimes imprescriptibles de la colonisation.
Les mots ont par conséquent leur propre poids et leur sens propre. Le Président Macron parle aussi de « vérité », de « réconciliation » pour les Français et pour leurs liens avec les Algériens. « D’esprit de concorde », mais aussi « d’apaisement et de respect de toutes les consciences ». Ces mots soigneusement choisis tombent bien justement. D’autant que le fait d’exclure postérieurement toute idée de repentance ou d’excuses met le Président Macron en contradiction flagrante avec ses propres mots avancés comme autant de balises morales et politiques pour l’auteur du rapport. De ce point de vue, le chef de l’Etat français quitte le terrain des bonnes intentions mémorielles apparentes pour s’inscrire résolument sur le terrain politique. Ni repentance, ni excuses, voilà donc un message qui anticipe une éventuelle réaction officielle algérienne à ce sujet et, du même coup, parle à sa propre opinion publique en rassurant les électeurs de la droite et de l’extrême-droite, dont le Président Macron espère capter le maximum de voix en 2022.
Excuses et repentance, parlons-en donc. En juillet 2020, dans une interview à la chaîne publique France 24, le Président algérien Abdelmadjid Tebboune avait notamment déclaré que les Algériens qui « ont déjà reçu des demi-excuses » attendent « un autre pas». Sous-entendu plus significatif que le fait que l’actuel chef de l’État français, alors candidat à l’Élysée, avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » pour ensuite diluer son propos et s’excuser auprès des lobbys de la mémoire pour les avoir ainsi offensés ! Cette qualification de la colonisation de crime contre l’humanité, faite par le candidat à la présidence de la République, n’a pas été confortée officiellement par le Président élu, il faut le rappeler. C’est donc le rétropédalage du Président élu qui a du sens et du poids. Pas la déclaration de bonne intention de l’aspirant à l’Élysée !
Côté algérien, tourner la page de la colonisation ne signifie en aucun cas la déchirer. Cette vérité immuable avait été rappelée au Président Valéry Giscard d’Estaing par le Président Houari Boumediène, à Alger, en 1975. Mais que demande au juste le chef de l’État algérien en 2020 lorsqu’il dit que les Algériens ne se contenteront pas de « demi-excuses » ? Tout simplement une reconnaissance officielle et solennelle des crimes de la colonisation et du confiteor ad hoc (le fameux «je reconnais, j’avoue» chrétien). Il ne s’agit donc pas de repentance qui est mêlée au regret douloureux que l’on a de ses péchés, de ses fautes, et du désir de se racheter.
Les pays colonisés, dont l’Algérie au premier chef, elle qui a pâti le plus de la colonisation, n’ont jamais exigé de repentance. Ils n’ont jamais été dans une approche foncièrement et systématiquement culpabilisante de l’ex-puissance coloniale. Les anciennes colonies de confession musulmane, elles, peuvent même exciper de l’argument religieux qui veut qu’«aucune âme ne portera le fardeau d’autrui, et qu’en vérité l’homme n’obtient que le fruit de ses efforts» (sourate 62 de l’Étoile, versets 37, 38).
En tout cas, il n’a jamais été envisagé de demander à la France d’aller à Canossa. D’exiger précisément d’elle une dure pénitence ou une douloureuse flagellation. Personne ne demande à M. Emmanuel Macron d’être tondu, en robe de bure, et de s’agenouiller pour demander, assez contrit, le pardon. D’ailleurs, ni les Algériens, ni les autres peuples qui ont subi eux aussi le joug de la colonisation française ne veulent l’amener à se couvrir la tête de cendres.
La repentance attendue de la France n’a aucune forme à connotation religieuse et pénitentielle. Elle est juste une simple reconnaissance, c’est-à-dire officielle, des souffrances subies par les peuples qu’elle a colonisés, et leurs conséquences postindépendances. Et cette reconnaissance ne doit en aucun cas se borner à juste souligner «le caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial», comme l’a fait par exemple le Président Jacques Chirac en 2005. Ou encore de défoncer une porte ouverte en admettant que la colonisation en Algérie fut «une tragédie inacceptable», comme l’avait fait l’ancien ambassadeur à Alger Bernard Bajolet. Ou, enfin, de dire, banalement, il est vrai, comme d’ailleurs le Président Nicolas Sarkozy, en 2007, à Constantine, que «le système colonial a été profondément injuste ». Ou encore d’affirmer que la colonisation fut « un crime contre l’humanité » pour ensuite se rétracter et agir vis-à-vis des lobbys mémoriels comme autant de réservoirs électoraux et d’agents actifs de la concorde nationale qu’il faut ménager à tout prix !
Après tout, ce qui est demandé à la France, ce n’est pas tant une repentance individuelle, qui serait cantonnée au seul domaine franco-algérien. C’est précisément un devoir de vérité et de reconnaissance pour toutes les victimes de la colonisation, quelles que soient leurs origines. En fin de compte, ce n’est pas verser dans le délire mémoriel, encore moins attiser la guerre des mémoires que d’accepter que les anciens peuples colonisés reçoivent comme juste réparation une collective reconnaissance expiatoire qui dénonce, de manière officielle, solennelle et fortement symbolique, le fait colonial. Et on ne parle pas, là, de réparations mémorielles qui seraient incommensurables !
Ce n’est pas la mémoire totalement assumée et des excuses entières et officielles, c’est évident, qui dressent les murs entre les uns et les autres. C’est l’anti-repentance, l’anti-reconnaissance et le refus d’excuses dignes de ce nom, entreprise d’auto-exonération par excellence, qui cependant empêchent l’Algérie et la France d’édifier ce partenariat d’exception tant vanté par le Président François Hollande et son successeur. Ne jamais l’oublier, le devoir de mémoire est un devoir de vérité, une obligation de reconnaissance et un impératif d’excuses. C’est une exigence catégorique de la loi morale envers les victimes et leurs descendants qui portent le poids d’un passé encore lourdement présent.
Le Soir d’Algérie, 23 jan 2021
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