Une formidable collection de 2 000 œuvres d’art africain moderne et contemporain, un espace d’exposition de 900 mètres carrés et des initiatives très originales pour aller à la rencontre de son public local et élargir le rayonnement de l’art marocain et africain à l’international. Entretien avec la directrice artistique Meriem Berrada sur les enjeux actuels du Musée d’art africain Al Madeen (Macaal) à Marrakech, musée indépendant à but non lucratif, l’un des premiers du genre en Afrique.
RFI : En France, les musées sont actuellement fermés, à cause de la pandémie de Covid-19. Quelle est la situation au Maroc ?
Meriem Barrada : Nous sommes ouverts depuis la mi-octobre, dans des conditions sanitaires très strictes. Mais, nous avons la chance d’être ouverts.
Vous avez montré récemment Tempus Fugit (Le Temps fuit), une exposition autour du confinement et du déconfinement. Qu’avez-vous appris sur le temps depuis le début de la pandémie ?
Cela nous a à tous appris beaucoup sur notre rapport au temps, et aussi sur la manière de monter des projets. Je pense qu’on ressent un sentiment d’urgence qui fait qu’on produit à un rythme assez effréné. On prend finalement très peu de temps pour nos vies personnelles où l’on a tendance aussi à saisir toute opportunité pour faire des projets. Quand cette pandémie est arrivée, il y a eu un arrêt très brutal pour nous tous, mais qui nous a permis de réfléchir et de revoir nos projets.
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Le Macaal est privé, indépendant. En quoi consiste le côté unique du musée au niveau national et international ?
C’est un musée dédié à la création contemporaine du continent et de la diaspora, mais sa singularité est vraiment d’engager une réflexion très inclusive des publics qu’on espère être les plus larges possible. On propose un programme d’expositions et de médiations vraiment adaptées aux réalités locales en invitant ces communautés à participer à l’écriture de leur histoire. Donc, l’ambition est de questionner des modèles dominants, l’écosystème artistique international, ce qui est ou apporte un musée… On se pose beaucoup de questions. Nous sommes très à l’écoute de notre environnement et on reste très ouverts à différentes formes de collaboration, qu’elles soient locale, continentale ou internationale.
Comment la fréquentation du Macaal a-t-elle évolué depuis l’ouverture en 2016 ?
Si vous voulez connaître l’évolution numéraire, je pense que ce n’est pas une donnée pertinente à regarder. Moi, ce qui m’intéresse, c’est vraiment ce que vivent les publics pendant leur expérience de visite au Macaal. Bien sûr, nous avons un public naturel de professionnels et d’amateurs d’art qui viennent spontanténement vers nous. Le fait qu’on soit identifié comme un musée d’art africain sur le continent africain, c’est une force d’appel assez importante. Il y a aussi la force d’un réseau sur lequel on travaille depuis 2012 au niveau de la fondation Alliances qui est à l’origine du Macaal. Cela va du directeur du MoMa au commissaire indépendant qui vient d’Afrique du Sud en passant par les institutions culturelles européennes avec lesquelles on collabore depuis bientôt dix ans. Et on met tout en œuvre pour aller chercher les publics locaux, les publics « empêchés » ou éloignés de la culture. Lors des expositions, on propose un programme de médiations sur mesure, en dialecte marocain, la darija, en français, en anglais. On s’adapte à tous nos publics.
De quelle façon ?
On les invite régulièrement, à travers des réseaux des écoles publiques, des associations, des communautés locales, mais aussi des universitaires et étudiants. On les invite en amont et crée ensemble les ateliers et les expérimentations, par exemple avec le Macaal Lab. Aujourd’hui, notre rôle est vraiment d’être cette passerelle, de travailler avec une dimension internationale, mais toujours en adéquation avec la dimension locale.
La collection du Macaal est très riche : des pièces de Hassan Hajjaj, Romuald Hazoumè, en passant par Emo de Medeiros ou Dominique Zinkpè, jusqu’à Joana Choumali ou Seyni Awa Camara. Quelles sont les œuvres phares qui attirent le public ?
Cela dépend des publics. Bien sûr, il y a cette très belle collection d’art marocain qui a été (réunie) par les mécènes, la famille Lazraq, à l’origine de la fondation Alliances et du Macaal : des peintres marocains modernes comme Mohamed Melehi, Farid Belkahia, Ahmed Cherkaoui… À l’échelle du continent africain, on a également la chance d’avoir une scène extrêmement riche et diversifiée : de Djamel Tatah en passant par une très belle collection d’œuvres de Chéri Samba et de toute cette école de la République démocratique du Congo (RDC) avec Chéri Chérin, Pierre Bodo… Il y aussi de très belles pièces égyptiennes et des œuvres de M’Barek Bouhchichi, d’Emmanuel Ekefrey…
Depuis le printemps arabe en 2011, de plus en plus d’Occidentaux s’intéressent à l’art et aux artistes contemporains dans les pays arabes. Pendant les années 2010, le Maroc a entrepris une véritable offensive culturelle, du musée Mohammed VI à Rabat, jusqu’au premier musée national de la Photographie, inauguré en janvier 2020. Est-ce que vous estimez aujourd’hui faire partie d’un hub culturel et jouer un rôle de médiateur entre l’Afrique subsaharienne et l’Occident ?
Tout à fait. C’est un hub qui s’impose à nous tous, par (notre) position géographique. Le Maroc est quand même la porte d’accès vers l’Afrique. Il y a ce transit qui se fait de manière assez systématique pour les voyages en avion notamment. On a renforcé cet écosystème pendant les dernières années de manière assez puissante, avec des musées comme le musée Mohammed VI à Rabat, dédié à la création contemporaine et moderne, mais aussi beaucoup d’autres institutions plus ou moins connues. On a des initiatives comme Think Tanger, des résidences d’artistes à Essaouira, sur Asilah, sur Rabat qui est une capitale culturelle à part entière…
Marrakech à elle seule offre des possibilités et des espaces assez incroyables, par exemple la galerie Le Comptoir des Mines, qui est un modèle assez innovant de résidences d’artistes, mais aussi une galerie commerciale. On a Le 18, ancré dans la médina, un acteur majeur de cette construction de sens et avec lequel on construit main dans la main. Il ne faut pas oublier que cette scène, jusqu’à très récemment, n’était pas très représentée sur l’échiquier international. Donc, notre musée a un rôle d’acquisition, de conservation et de production, mais l’idée est vraiment d’engager au maximum le dialogue envers les artistes.
Quel est le but de l’initiative Bootcamp, votre programme de formation intensive destiné aux jeunes professionnels du monde de l’art en Afrique ?
Le but est de se doter d’un écosystème à l’échelle africaine de leaders et pas d’exécutants. L’idée est vraiment de faire gagner du temps à cette génération qui arrive et qui a besoin d’outils et de clés, d’inspiration, pour structurer leurs actions. La première édition du Bootcamp a rassemblé 19 professionnels émergents qui ont été retenus parmi les 172 candidats qui venaient de 37 pays du continent.
Ils viennent avec leurs expériences et sont confrontés à une multitude de défis. L’idée était d’initier une dynamique continentale et de créer ce réseau de futurs leaders. Ces apprenants sont venus pour échanger avec des mentors internationalement reconnus qui exercent sur le continent ou en lien avec le continent. On a eu d’incroyables master class, des discussions et de workshops, par exemple avec Touria El Glaoui. Elle a fondé la foire d’art africain 1:54 qui a structuré le marché de l’art africain international avec les éditions de sa foire à Londres, New York et Marrakech.
Il y avait aussi Marie-Cécile Zinsou qui a créé la Fondation Zinsou au Bénin. Il y a Alya Sebti, d’origine marocaine et directrice de la galerie IFA à Berlin. On a eu Teesa Bahana qui vient d’Ouganda et qui dirige une résidence d’artistes assez incroyable, 32° East, à Kampala. On a vraiment pu observer l’implication de nos mentors dans cette aventure. Ils se sont engagés personnellement dans la transmission de compétences, de valeurs, de méthodologies de travail. Cette édition a permis de dessiner à grands traits des profils professionnels et de faire émerger de nouveaux visages de l’art du continent, des opérateurs culturels et en particulier ceux qui agissent sur des institutions culturelles.
La pandémie oblige les musées à changer et à développer de nouvelles approches. Quels sont vos projets de changement et concernant un nouvel équilibre entre présentiel et virtuel ?
Le rapport au temps nous a beaucoup fait réfléchir. Pour ma part, il m’a inspiré de faire peut-être moins, mais beaucoup plus en profondeur et en qualité. Donc, sur la question du virtuel versus physique, je pense que tout le monde, depuis le début de la pandémie, a mis en place plusieurs formats numériques, dont des visites virtuelles. Nous avons mis en place plusieurs formats en ligne, donc des visites virtuelles, des webinaires, des découvertes sur le compte Instagram du Macaal… En revanche, pour moi, ces propositions virtuelles ne peuvent pas remplacer les rencontres physiques avec les œuvres et la médiation sur place. La médiation est centrale dans nos métiers. On travaille dans la création d’habitudes pour le public, d’habitudes de consommation d’équipements culturels du musée. Je parle vraiment de « consommation », comme pour un produit, parce qu’on veut aborder la culture sous forme de sensibilisation, mais aussi d’inclure les habitudes de consommation culturelle dans le quotidien du public.
Un exemple ?
On a mis en place des programmes prépondérants comme le Couscous mensuel où l’on invite des communautés et des associations à partager le couscous dans le jardin du musée, en faisant une visite et parlant d’art de façon assez informelle. Bien sûr, depuis le coronavirus, ces couscous ont été annulés, mais on a fait l’expérience qu’ils créent un lien très fort, physique. Un lien qui, malheureusement, a été rompu pendant la période du confinement. Et c’est cela qu’il faut reconstruire aujourd’hui.
Le partage est aussi au cœur de la Saison Africa 2020 en France. Lors de la présentation du programme, on a pu découvrir la multitude d’acteurs et de réseaux culturels qui existent sur le continent africain et qui étaient jusqu’ici complètement inconnus en France. Au Macaal, au-delà du Maroc, avec quelles institutions culturelles collaborez-vous en Afrique et en dehors du continent ?
Historiquement, nous avons toujours soutenu beaucoup de biennales et de manifestations artistiques sur le continent : la Biennale de Bamako, la Biennale de Marrakech, la Biennale de Dakar, plus récemment la Biennale de Lubumbashi. Aujourd’hui, on travaille en collaboration étroite avec le Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris, le Palais de la Porte dorée, dans le cadre de cette Saison Africa 2020.
Si tout va bien, le 9 mars prochain, nous ouvrirons une exposition dont je suis co-commissaire aux côtés d’Isabelle Renard, chef des collections et des expositions du musée. Ce qui s’oublie et ce qui reste aborde la notion de la transmission et répond à la question posée par la commissaire générale de la Saison Africa 2020 : comment présenter et expliquer le monde d’un point de vue africain ?
On travaille aussi avec l’Institut finlandais de Paris sur un échange et un dialogue entre les artistes finlandais et marocain. We have connections (Défaire des nœuds, tisser des liens) regroupe quatre artistes : Amina Agueznay (Maroc), M’barek Bouhchichi (Maroc), Sasha Huber (Finlane/Suisse) et Janna Syvänoj (Finlande). La collaboration se fait au gré des rencontres, c’est quelque chose de permanent. La collaboration est locale, à l’échelle du continent, mais aussi internationale. On a travaillé aussi avec Mosaic Rooms à Londres sur New Waves, avec Mohamed Melehi et les archives de l’école de Casablanca. L’exposition a continué ensuite sa tournée à Dubai. Donc, on est vraiment très connecté…
L’art africain a de plus en plus le vent en poupe. Comment voyez-vous le Macaal dans dix ans ? Quelle est votre vision du musée pour 2030 ?
J’espère un musée encore plus ancré dans son environnement immédiat, auprès des publics locaux. De travailler sur une sensibilisation encore plus accrue, aller chercher aussi dans le rural, construire des liens, des dialogues, des formes de collaborations qui ne sont pas forcément dans l’exposition telle qu’on a l’habitude de concevoir la création artistique. Et peut-être un musée davantage connecté. Aujourd’hui, notre action n’est pas forcément dans le numérique, pas par manque d’intérêt, mais peut-être par manque de moyens. J’espère aussi renforcer encore les collaborations avec des institutions du continent. Je crois beaucoup à l’échange de compétences, de faire voyager nos équipes. De créer des passerelles plus dynamiques et de construire ensemble des projets. Et pourquoi pas de créer de nouvelles antennes du Macaal à Kigali ou à Paris ?
L’Afrique des musées: Le Macaal au Maroc
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