La révolution tunisienne, qui déclencha la saison des insurrections arabes, a dix ans. Rencontre avec Hamadi Redissi, un de ses grands témoins, politologue et écrivain*.
Marianne : Vous étiez dans la rue le 14 janvier 2011, vous avez vécu toutes les phases de la révolution. Quel est votre état d’esprit- d’esprit libre car vous ne cessez de vous battre dans vos écrits contre l’obscurantisme- en ce dixième anniversaire ?
Hamadi Redissi : Je me sens las, très las. Je ne veux pas dire désespéré pour ne susciter les protestations énergiques des « rassuristes », ceux-là mêmes qui nous tranquillisent sur le succès d’une expérience « singulière », périodiquement reporté à l’année d’après. Cette Révolution a séduit le 14 janvier quand les forces de progrès et des Lumières font la différence, au point qu’on a parlé de « révolution post-islamiste », comparée à la révolution religieuse iranienne. Rappelez-vous ! On était au cœur de Tunis dans une foule libérale et moderniste. Malheureusement, la Révolution a été vite, très vite même, dévoyée. En quelques mois, on est passé de l’enthousiasme au désenchantement : elle a été confisquée par l’islamisme, à ce jour principal acteur d’une vie politique pitoyable. Durant quelques années, les experts de l’islamisme ont applaudi et les sécularistes complices ont eu honte à reconnaître qu’ils ont servi de marchepied. Ceux qui dénonçaient cette alliance contre-nature passaient pour des « éradicateurs » ou des « doctrinaires ».
Aujourd’hui, la Tunisie est au bord de la rupture. Plus rien ne va. Sa modernité pâlit, son économie s’écroule, son tissu social s’effiloche, ses valeurs vacillent. L’Etat même, cet héritage multiséculaire est atteint dans ses fonctions les plus élémentaires. Ce qui explique la résurgence des conflits tribaux qu’on pensait relever du passé de l’Afrique du Nord. On se demande alors si la démocratie n’est pas un épisode dans le long cycle de désordre décrit par l’historien Ibn Khaldoun (1332-1406) qui aura vu l’arrière-pays prendre d’assaut la ville.
Dans ces conditions, continuer à sublimer la transition démocratique en Tunisie fait passer le cynisme pour un raffinement de la pensée. Les Tunisiens ne s’y trompent pas : ils sont près de 60% à estimer que la révolution a échoué et plus de 80% à penser qu’elle a un impact négatif sur la situation socio-économique selon un sondage récent fait par les soins d’un institut de renom, le 17 décembre, date du déclenchement des protestations. Dix ans après, à peine 50% considèrent que la liberté d’expression est un acquis. Il y a en effet quelque chose de pathétique dans cette interminable transition : des partis mal aimés gagnent les élections, puis s’épuisent en conciliabules pour nommer un gouvernement de technocrates apolitiques convenables chargés de négocier des subsides avec des bailleurs de fonds indulgents avec le seul pays arabe – il faut l’admettre – où des élections ont lieu. Mais ma lassitude vient du fait qu’en dix ans la Tunisie n’a pas fait de progrès dans le domaine des mœurs.
Il semble que la révolution du jasmin ait incarné une exemplarité totale quand elle s’est déclenchée. C’est sans doute l’une des raisons qui ont placé votre pays à l’avant-garde de ces fameux printemps arabes hélas fanés. Reste-t-il encore quelque chose du rêve tunisien ?
Oui, l’espoir attaché au rebord de la boîte de Pandore qui, une fois ouverte, a lâché tous les maux qui rongeaient la Tunisie !
Avec le leader du parti Ennahda à la tête du Parlement, et un président, Kaïs Saied, qui proclame la primauté de la charia notamment sur la question de l’héritage des femmes, la Tunisie peut-elle basculer à nouveau dans l’islamisme ?
Elle est dans l’islamisme sans l’être ! Dans un premier temps (2011-2013), le pays s’est livré consentant à un islamisme conquérant tenté par la « démo-théocratie » selon l’oxymore inventé par l’islamiste pakistanais Mawdoudi (mort en 1973) : l’élection pour base et la charia comme facteur dirigeant. C’est la Révolution qui lui donne des ailes. En une année, pas moins d’une dizaine de partis islamistes voient le jour à côté d’Ennahdha, canal historique et principale force ostracisée durant l’ère Ben Ali, le dictateur déchu.
Dans un second temps (2014-2019) il révise ses prétentions à la baisse suite à une résistance héroïque de la société civile. Il est contraint au compromis avec l’aile molle des sécularistes (on n’aime pas le mot laïc en pays d’islam), qui a signé l’armistice de la pensée, sans avoir livré bataille. Sur les dix ans, l’islamisme voit son électorat fondre à chaque échéance (1 500.000 en 2011, 900.000 en 2014 et 500.000 en 2019). Il reste cependant la première force au parlement, avec 52 sièges pour Ennahdha auxquels s’ajoutent 21 autres arrachés par la Coalition Karama (« Dignité »), le parti de toutes les indignités qui s’est particulièrement illustré par la défense des terroristes, la Tunisie étant l’un des premiers pourvoyeurs de djihadistes dans le monde. Ainsi, le terrorisme n’a jamais autant prospéré qu’en contexte démocratique, contrairement à l’idée selon laquelle les terroristes sont les enfants naturels de Ben Ali.
Le succès grandissant de l’ « islamo-banditisme » de la Coalition Karama, qui vient de gagner deux points aux derniers sondages, montre que ce qu’on appelle le « post-islamisme » est un leurre. J’ai développé cette idée dans L’islam incertain (Cérès, 2017), à partir de l’exemple tunisien : aussitôt qu’un islamisme se calme, soigne son vocabulaire, accepte les règles de jeu démocratique, abandonne le panislamisme, un autre entre en dissidence, surenchérit, s’empare de son idéologie extrême et déclare de nouveau le jihad. Dans ces conditions, Ennahdha passe pour un parti modéré, un bon cocher qui bride la cavalerie salafiste en suractivité. Mais à deux, ils ont empoisonné la culture. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’irruption de Kaïs Saïed dans ce qui reste de vie politique commune viable en Tunisie. Il n’est pas islamiste. Il partage avec l’islamisme certaines valeurs, tout en se posant en rival politique, au point qu’on s’achemine à une lutte à mort entre deux adversaires assoiffés de reconnaissance.
Pensez-vous que ce cri qui a fait ensuite le tour du monde arabe- « le peuple veut ! »- a été détourné pour devenir la voix d’un nouveau populisme ?
La Tunisie n’a échappé à la dictature islamiste que pour tomber dans l’escarcelle du populisme. Comment en sommes-nous arrivés là ? « Le peuple veut la chute du régime » est un mot d’ordre équivoque. Il a fédéré des segments qui aspiraient chacun à quelque chose : les jeunes chômeurs diplômés demandaient du travail, les classes intermédiaires militaient pour la liberté, les religieux œuvraient pour la charia. D’où le détournement : une cohorte de politiciens véreux et d’aventuriers en solo ou organisés en partis politiques s’en sont de nouveau emparés pour faire passer la plèbe pour le peuple. Ils gagnent ainsi les élections présidentielles et législatives de 2019 à partir de thèmes absolument populistes : la haine viscérale des élites sécularistes « corrompues », l’hostilité affichée au parlement et aux partis politiques, le souverainisme particulièrement anti-français, le complotisme dirigé contre les « traîtres » de l’intérieur, suppôts de forces étrangères (qu’il suffit d’évoquer pour qu’on sache de qui il s’agit !), la détestation des médias aux mains de forces occultes et l’appel à un chef du peuple qui nettoie les écuries. Kaïs Saïed en est l’incarnation ! Des leaders d’opinion et des partis politiques lui demandent de dissoudre le parlement et de s’auto-octroyer les pleins pouvoirs : « Kaïs Ier, président d’un bateau ivre », pour reprendre le titre du livre de Nizar Bahloul ( Edito Editions, Tunis)
Ce tard-venu à la politique a gagné la présidentielle avec pour tout programme « Le peuple veut ! », un acte perlocutoire parfaitement populiste qui a séduit des jeunes impatients de vivre leur 14 janvier. Moins prosaïquement, Kaïs Saïed est au croisement de ce que j’ai appelé dans La tentation populiste en Tunisie (Cérès, 2020) « la troisième culture ». C’est un mélange disgracieux de trois ingrédients : un conservatisme religieux hostile à l’égalité successorale, à l’abolition de la peine de mort, à l’homosexualité, à la dépravation morale ; un nationalisme arabe nassériste, d’une sensibilité à fleur de peau sur la question palestinienne ; et l’esprit du 14 janvier qui prend d’assaut cette fois-ci l’Etat en tant que tel.
Sur le plan des valeurs, c’est une tragédie : la catharsis a opéré pour que les Tunisiens se projettent confusément de plus en plus dans des idées religieuses conservatrices et panislamiques. Moment d’égarement ou phénomène inscrit dans la durée ? Difficile de trancher.
Marianne, 11 jan 2021
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