Par Mohamed Badaoui
Il vécut au début du XIXe siècle à El Guetna, au cœur de la plaine de Ghris, dans la wilaya de Mascara. Cet homme dont on sait peu de choses exerça, pourtant, une influence considérable sur l’histoire récente du pays. Son nom : Mohiéddine Ben Mostefa El Hassani.
Grande figure de la tribu des Hachem mais aussi éminente personnalité de la zaouïa Qadiriya, il était réputé pour sa sagesse, son savoir et sa générosité. Maître soufi, continuateur de la pensée d’Ibn Arabi et d’Abdelkader El Djilani, il prodiguait un enseignement gratuit à quiconque voulait s’instruire. Il distribuait également une large part de sa fortune sur les nécessiteux, offrait le gîte aux voyageurs et accordait sa protection à tous ceux qui la sollicitaient.
Homme de foi et de vertu, il jouissait de la considération habituellement réservée aux saints. Sa renommée était telle que des groupes et des individus venaient parfois de loin pour le consulter sur des questions pratiques, philosophiques ou spirituelles. Souvent aussi, des personnes ou des tribus lui demandaient d’arbitrer, en juge impartial qu’il était, les conflits qui les opposaient.
Avant la colonisation française, la région de Mascara faisait partie du beylik d’Oran. Les Ottomans, servis par les Kourouglis, y détenaient le pouvoir et voyaient d’un mauvais œil l’aura charismatique du Cheikh. Leur règne déclinant était marqué par l’injustice, la surimposition appliquée aux autochtones et par les expéditions punitives contre les tribus obérées. Ce traitement suscitait courroux et ressentiment chez les populations rurales et menaçait de provoquer à tout instant leur rébellion.
Mohiéddine fut lui-même soupçonné de conspirer contre l’autorité de Hassan bey, le régent d’Oran. Son frère Boutaleb s’était d’ailleurs enfui à la suite d’accusations de sédition et de complicité avec le chef de la zaouiya tidjania d’Aïn Madhi qui lançait régulièrement des attaques contre les garnisons ottomanes de l’Ouest.
L’exil forcé
Mohiéddine préféra quitter momentanément le pays sous le prétexte d’un pèlerinage à la Mecque. Il cherchait à se prémunir de l’éventualité d’une incarcération et dissiper les doutes qui pesaient sur lui. Parmi ses compagnons se trouvait son fils préféré Abdelkader alors âgé de 19 ans ; celui qui allait devenir l’Emir, le résistant, puis le fondateur de l’Etat moderne algérien.
Hassan bey laissa partir Mohiéddine mais ordonna à ses soldats d’intercepter sa caravane aux environs de la rivière Chélif pour l’escorter lui et sa famille à Oran où ils seront soumis, durant deux ans, à une sorte de résidence surveillée. Ils ne retrouveront la liberté qu’en 1827, grâce à l’intercession de plusieurs chefs de tribu et de notables.
Autorisé à reprendre le chemin des Lieux Saints, Mohiéddine gagna Tunis avec un grand nombre de fidèles. De là, il prit un bateau pour Alexandrie puis visita le Caire de Mohamed Ali Pacha avant de traverser la Mer rouge pour accoster à Djedda et poursuivre son périple jusqu’à la Mecque.
Une fois leur pèlerinage accompli, Mohiéddine et son fils prirent seuls la route de Bagdad en passant par la grande Syrie où ils rencontrèrent de nombreux docteurs de la foi. Le moment n’était pas encore propice pour retourner au pays. La crainte d’une nouvelle saute d’humeur du bey Hassan conseillait au vieux sage la prudence.
Il voulait d’autre part profiter de son séjour au Moyen-Orient pour se recueillir, dans la capitale irakienne, sur le catafalque du célèbre maître soufi Abdelkader El Djilani.
C’était lors de cette visite que, selon une légende, une prophétie avait annoncé qu’Abdelkader deviendrait bientôt chef d’Etat. Pendant qu’il était allé surveiller les chevaux qui paissaient dans la plaine, un homme à la peau noire apparut à son père qui se reposait près du mausolée d’El Djilani pour l’interroger sur l’endroit où se trouvait « le sultan ».
Surpris, Mohiéddine aurait répondu « il n’y a pas de sultan parmi nous. Nous sommes des gens simples de retour de la Mecque ». L’inconnu l’aurait ensuite réprimandé d’avoir laissé le futur « le souverain du Gharb » aller conduire les chevaux au pâturage. « Le règne des Turcs est sur le point de finir au Maghreb et c’est Abdelkader qui prendra sa place » aurait-il ajouté avant de disparaître aussi mystérieusement qu’il ne s’était manifesté.
Mohiéddine et son fils demeurèrent plusieurs mois à Bagdad avant de retourner au Hidjaz, à l’approche du pèlerinage. Une fois sur les lieux, ils s’enquirent auprès de compatriotes en provenance d’Oranie sur la situation qui prévalait au pays et obtinrent de précieux renseignements. Rassurés par ce qu’ils avaient entendus, ils décidèrent que l’heure de mettre un terme à leur exil temporaire avait sonné.
Le retour au pays
En cours de route, ils s’arrêtèrent à Aïn Ghezala, un lieu-dit près de Tripoli en Libye, pour se recueillir sur la tombe du père de Mohiéddine, décédé quelques années plus tôt lors de son retour de la Mecque. A leur arrivée au beylik d’Oran, une foule immense affluant de toute part s’était massée pour leur souhaiter la bienvenue et recevoir les bénédictions du guide mystique.
Plus tard, Mohiéddine se retira volontairement de la vie publique pour éviter de possibles représailles des autorités ottomanes et se consacrer à ses actions de bienfaisance.
En 1830, les troupes françaises envahissaient Alger et menaçaient d’occuper le reste du pays. L’attaque provoqua un soulèvement général des tribus de l’Ouest contre le Makhzen. Une période de troubles s’ensuivit pendant que Hassan bey hésitait entre la fuite à Constantinople et la défense de sa capitale. Il demanda finalement la protection de l’homme qu’il avait auparavant interné et poussé à l’exil : Mohiéddine Ben Mostefa.
Le chef des Hachem refusa au début la requête du souverain déchu mais devant son insistance, il décida de réunir le conseil de la tribu. Les avis furent unanimes pour accueillir le bey à l’exception d’Abdelkader -le dernier à s’exprimer sur le sujet- qui s’y était opposé. Selon lui, il était dangereux d’accorder le refuge au régent. L’anarchie régnait dans tout le territoire et l’homme était détesté par une grande partie de la population. Il aurait été déshonorant pour sa famille qu’il fût assassiné chez elle alors qu’elle était censée le protéger.
Le futur émir craignait aussi que, en accordant l’asile à Hassan bey, le clan des Hachem fût accusé de connivence avec le tyran. Le point de vue d’Abdelkader prévalut et sa recommandation fut adoptée par tous.
Devant l’inexorable avancée de l’armée française, les notables de la région supplièrent Mohiéddine de prendre la tête de la résistance. Il refusa cependant la mission. « Je suis trop vieux pour accepter le fardeau du commandement, répondit-il. Voyez, ma barbe est blanche et mes forces ne conviennent pas aux nécessités de la situation. Ce qu’il vous faut, c’est un chef jeune, actif, brave, intelligent qui sache et puisse mener les tribus à la guerre sainte : ce chef, je ne puis l’être. »
La réalisation de la prophétie
Ses interlocuteurs lui demandèrent alors de désigner son fils Abdelkader pour occuper cette charge, mais Mohiéddine refusa de nouveau. A ses yeux, l’Emir était trop jeune et inexpérimenté pour assumer une telle tâche.
La négociation dura tard dans la nuit jusqu’à ce qu’un autre maître vénéré affirma avoir vu dans un rêve Abdelkader assis sur un siège d’honneur disant la loi et rendant la justice. Cette vision coïncidait étrangement avec un songe que Mohiéddine fit où Sidi Abdelkader El Djilani lui serait apparu pour lui rappeler la prophétie de Baghdad. « Ton fils, ou toi, devez accepter d’être sultan des Arabes. Si tu acceptes le pouvoir pour ton propre compte, ton fils mourra ; si tu l’acceptes pour lui, c’est toi qui mourras bientôt. »
Mohiéddine finit par obtempérer au destin. Lui qui forma l’Emir Abdelkader à l’art de chevalerie et du commandement, à la science et à la spiritualité décéda effectivement peu de temps après.
Sa valeur se mesure par le long combat de son fils préféré contre l’occupation et par son œuvre qui demeure remarquable jusqu’à présent.
Mohamed Badaoui