Aboubakr Jamaï : Le Maroc n'a rien gagné dans le deal de la normalisation avec Israël

Dans une interview en vidéoconférence, Aboubakr Jamaï, Enseignant de Relations Internationale à l’Université Américaine d’Aix en Provence, a déclaré que le Maroc n’a rien gagné dans le deal de la normalisation avec Israël qu’il a qualifié de « moralement corrompu ». Voici la transcription de l’intégralité de sa déclaration à ce sujet:

Qu’est-ce qu’on a gagné avec ce deal? On a gagné, c’est vrai, la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental par les Etats-Unis d’Amérique. Les Etats-Unis d’Amérique n’est pas n’importe quel pays, c’est la première puissance mondiale. C’est ce que l’État marocain nous a expliqué en large et en travers. « C’est une performance extraordinaire de notre diplomatie ». Très bien, creusons un peu. Qu’est-ce que le Maroc essaie d’obtenir aujourd’hui? Quel est le combat du Maroc ? Je parle du Maroc qui se bat pour la reconnaissance de son intégrité territoriale et donc de la marocanité du Sahara Occidental.

Ce Maroc se bat pour que les Nations Unies reconnaissent cette souveraineté. Pas que les Etats-Unis la reconnaisse ou que la France la reconnaisse. Pourquoi ?Parce que, d’un côté que les Etats-Unis reconnaisse ou ne reconnaisse pas ne change pas grand chose parce que le Maroc, il faut bien le dire, bénéficie déjà de l’amitié américaine, du soutien français et américain . Les américains ne nous ont jamais puni du fait qu’on « occupait », ce que disent les indépendantistes sahraouis, cette région de l’Afrique que les Nations Unies nous disent n’est pas la nôtre. Que nous disent les Nations Unies selon le droit international?. Ça c’est le droit, ce n’est pas une prise de position de ma part, c’est le droit internationale qui dit qu’il faut le peuple sahraoui qui est reconnu comme peuple et le Polisario est reconnu encore une fois par le droit international comme étant son représentant légitime, ont le droit à l’autodétermination. Ça, c’est les règles de l’ONU, ce n’est pas moi qui ai mis en place ces règles, des « règles » qui ont été acceptées par le Maroc puisque le Maroc, lui-même, à un moment, a accepté à ce qu’il y ait un référendum, donc le droit à l’autodétermination.

Malgré le fait que le Maroc est présent et contrôle la grande majorité du territoire qui s’appelle le Sahara Occidental en droit international et que nous, au Maroc, on appelle nos provinces du sud, cela ne nous a pas empêché d’être un acteur régional et mondial important, à avoir, en termes de relations avec l’UE, l’UE ne nous a jamais puni réellement du fait qu’on occupe cette partie de ce que nous considérons comme notre pays, les Etats-Unis de même, les relations commerciales sont totalement ouvertes, ne sont pas diminuées par le fait que nous y sommes déjà.

Donc, sur le plan pratique, à part peut-être de mettre un drapeau américain à Dakhla, la reconnaissance par les Etats-Unis de la souveraineté du Maroc sur le Sahara, ne change pas grand chose, en réalité. Nous y sommes déjà, nous exploitons le phosphate du Sahara, nous exploitons les richesses halieutiques du Sahara. Tout ça, on l’a déjà, même si parfois il y a quelques petits soucis, le monde pratiquement entier travaille avec nous malgré cela. Donc, ce qui compte pour nous. Donc, ce qui compte pour nous, ce n’est pas de nous assurer quant à nos relations avec les Etats-Unis ou avec l’UE soient plus développées et plus importantes parce qu’elles le sont déjà. Ce qui importe pour nous, c’est que les Nations Unies nous disent officiellement « il n’y a plus de droit d’autodétermination pour le peuple sahraoui, le Sahara marocain vous appartient, c’est le Maroc ». Donc, il faut convaincre les Nations Unies et donc convaincre le Conseil de Sécurité.

Or, qu’est-ce qui s’est passé? Au lendemain de la reconnaissance de la marocanité du Sahara par les américains? Il s’est passé que l’Allemagne qui est, probablement, le pays le plus puissant d’Europe, a demandé une réunion d’urgence du Conseil de Sécurité. Au lendemain de cette réunion d’urgence provoquée par cette reconnaissance, les allemands ont publié un communiqué qui était très largement en défaveur du Maroc puisque les allemands nous ont dit, officiellement, que le Conseil de Sécurité restait attaché aux résolutions de l’ONU. Donc, on est toujours dans le cadre de l’autodétermination, même si, effectivement, dans les résolutions de l’ONU on parle de la possibilité d’étudier la solution de l’autonomie, mais le principe reste l’autodétermination. Donc, on bouge pas, personne n’a suivi les Etats-Unis d’Amérique. Ce qui nous intéresse beaucoup, ce sont nos alliés. La France n’a pas suivi les Etats-Unis d’Amérique. La France n’ pas emboîté le pas aux Etats-Unis en disant, après tout, « nous aussi nous reconnaissons la marocanité du Sahara Occidental ». Et évidemment, les allemands. Juste un petit détail qui a quand même son importance. Lorsque vous lisez ce communiqué, les allemands, au début de ce communiqué parlent un peu de l’historique de ce conflit et dans l’historique de ce conflit ils parlent du référendum. Et pour parler du référendum, ils disent que le Maroc a envoyé 10000 colons au Sahara Occidental pour le référendum, ce qui est, évidemment, la position du Polisario vis-à-vis de l’attitude marocaine. Eh bien, cette position est épousée par l’Allemagne qui est un Etat très important en Europe.

Non seulement, l’Allemagne a publié un communiqué, mais l’Afrique du Sud qui est un pays quand même très important. Toute la politique marocaine de retour vers nos racines africaines, etc, était basée sur la notion d’essayer de convaincre donc les pilliers de l’Afrique de la marocanité du Sahara, petit à petit, et l’un des pillier les plus importants, avec le Nigeria, le Ghana, c’est l’Afrique du Sud. Avec son pouvoir symbolique extrêmement important, l’Afrique du Sud c’est le pays de Nelson Mandela. Eh bien, le représentant de l’Afrique du Sud à l’ONU a fait une déclaration extrêmement négative pour le Maroc en disant que l’Afrique restait attachée au processus d’autodétermination et au soutien du droit du peuple sahraoui à l’autodétermination.

Pourquoi est-ce qu’il y a eu ces réactions qu’on peut considérer comme négatives malgré tous les mensonges qu’on raconte aux marocains à travers les médias officiels? Parce que les Etats-Unis qui ont reconnu la souveraineté du Maroc, c’est pas les Etats-Unis d’Amérique, c’est Donald Trump. C’est vrai, c’est le président des Etats-Unis. Donc, institutionnellement; on peut dire que c’est les Etats-Unis mais c’est Donald Trump. Depuis quand Donald Trump prend des décisions sages en terme de relations internationales? Ce que je veux dire, c’est que la valeur de cette proclamation présidentielle est d’autant plus diminuée que la crédibilité de celui qui en est l’auteur et qui est, elle-même, diminuée. Or, il se trouve que c’est Donald Trump. Et Donald Trump, justement, est très fortement critiqué, d’ailleurs, pas seulement par les démocrates, mais aussi par les républicains parce que sa politique étrangère a aliéné les alliés traditionnels. je ne parle des ennemis des Etats-Unis, je parle même des alliés traditionnels et que l’un des éléments importants de la politique future de Biden, d’ailleurs c’est ce que l’équipe de Biden elle-même, a proclamé, c’est d’essayer justement de rétablir, de reconnecter les Etats-Unis avec ses alliés traditionnels. Donc, vous imaginez bien que lorsque demain y aura l’administration Biden, que le dossier du Sahara va être étudié, et que les Allemands auront la position qu’ils ont aujourd’hui et que, évidemment, la Russie, la Chine, etc, aussi parce que c’est, à minima, c’est de s’attacher aux résolutions de l’ONU, vous pouvez très bien imaginer une administration américaine qui sent revenir, parce que je ne sais pas sûr qu' »ils reviennent sur la proclamation de Trump, mais en fait ne lui donne pas de substance derrière, c’est que les Etats-Unis peuvent toujours dire « on reconnaît mais ça ne veut pas dire que l’ONU elle reconnaît et que pour résoudre le problème on va suivre, en fait, le travail de l’ONU et on va confirmer et soutenir l’approche qui contient en elle le droit à l’autodétermination des sahraouis. Pourquoi? Parce que le reste du Conseil de Sécurité est attaché à ce principe » qui, il faut pas l’oublier, est un principe essentiel. En fait, on découvre que nous, les marocains, on n’est pas très bien informés sur la réalité juridique de ce conflit. Il faut bien comprendre que nous on dit « l’intégrité territoriale ». C’est vrai que le concept de l’intégrité territoriale est dans la charte de l’ONU et qu’il est important sauf que dans notre cas à nous, cette intégrité territoriale à nous n’est pas opposable aux autres légalement. Pourquoi? Parce que le concept d’intégrité territoriale est opposable lorsque l’ONU vous reconnaît cette intégrité territoriale. Or, l’ONU ne nous a jamais reconnu la marocanité du Sahara. Donc, le concept qui est dominateur dans le dossier c’est le concept d’autodétermination qui lui aussi et l’autre concept de l’intégrité territoriale qui est essentiel à la construction de l’ordre international et qui est, peut-être, avec la souveraineté des Etats et donc de l’intégrité territoriale, un des éléments les plus importants de la Charte de l’ONU.

Pour ces raisons, je considère que même sur l’affaire du Sahara, je ne suis pas persuadé de l’extraordinaire impact positif de cette reconnaissance d’autant plus que le Maroc n’est pas, malheureusement, institutionnellement équipé pour, justement gérer une autonomie du Sahara acceptable pour le reste de la communauté internationale. Parce que, ce qu’il faut bien comprendre c’est que le Maroc aujourd’hui dit que la seule solution, en ce qui nous concerne dans le conflit du Sahara Occidental, c’est la souveraineté marocaine et nous concédons que cette région aura une autonomie avancée. Le problème, c’est que lorsque vous étudiez les cas internationaux d’autonomie, d’autodétermination, etc, l’élément majeur qui détermine l’attitude de la communauté internationale à travers l’ONU pour, justement, accepter ou ne pas accepter la souveraineté d’un Etat sur un territoire c’est la démocratie et le respect des droits de l’homme. La communauté internationale ne peut pas venir chez vous qui n’avez pas de justice indépendante, qui violez les droits de vos propres citoyens de façon régulière et vous dire « voilà un autre peuple, le peuple sahraoui puisque l’ONU considère que c’est un autre peuple, d’abord on va vous le confier et c’est vous qui allez gérer ses affaires ». Elle ne peut pas le faire. Donc, même dans le cadre de la solution marocaine, nous sommes dans une contradition qui est nodale, qui est absolument essentielle, qui est de demander une solution pour laquelle nous, les marocains, nous sommes pas équipés institutionnellement. C’est-à-dire que si demain, une véritable étude du plan d’autonomie marocaine l’ONU et que le Polisario accepte de parler d’autonomie tout de suite les défauts de la cuirasse, le sous-développement institutionnel marocain va faire en sorte que ça va être une proposition très difficile à accepter, pas seulement par les sahraouis, mais aussi par le reste du monde. Et c’est en cela d’ailleurs, et je lis les deux sujets majeurs dont on a parlé aujourd’hui, que les violations des droits de l’homme, que ces mascarades de procès et de poursuites judiciaires dont sont coupables nos confrères, nos collègues et nos intellectuels, au fond va à l’encontre de la reconnaissance de la marocanité du Sahara. Paradoxalement et ironiquement. Parce que, encore une fois, on ne peut pas être crédible à demander à ce qu’il y ait une résolution du conflit à travers un projet d’autonomie alors que notre système politique est un système politique qui est sous-développé et autoritaire.
Question : Donc, si je vous suis bien, on peut dire qu’à cette heure précise, le véritable gagnant de cette normalisation n’est pas le Maroc?
Réponse : Le gagnant, ça ne concerne pas seulement le Maroc, mais c’est l’une des caractéristiques des Etats autoritaires c’est que les intérêts des élites au pouvoir prennent le pas sur les intérêts du pays. Donc, il faut différencier, lorsque les gens, si vous voulez, se félicitent d’un quelconque succès, en l’occurrence; ce succès c’est peut-être le succès des élites, d’ailleurs, à court terme, autoritaires marocaines. Mais, très franchement, il m’est difficile de voir en quoi le Maroc a fait avancer sa cause par ce deal qui, comme je l’ai dit et je le répète est moralement corrompu, d’un côté, et d’un autre côté, même sur un plan purement instrumental, ne me paraît pas, évidemment, à l’avantage du Maroc.
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