Fric, sou, oseille, flouze, blé, pépètes, thune, pèze, maille, galette… les qualificatifs ne manquent pas pour qualifier le pognon. Jusqu’où vont les magouilles ? Les Marocains se mentent-ils à eux-mêmes pour s’enrichir en faisant fi de leurs principes ?
par HICHAM BENNANI
« Pour rémunérer le plébiscite du vice-roi, l’Etat a injecté 7 milliards de ressources publiques d’un coup dans un petit patelin qui était encore inconnu il y a quelques années ! Le désintérêt de l’Etat pour une redistribution véritablement rationnelle et équitable saute aux yeux ! ». Cette vérité de la Palice a été lâchée par l’économiste Fouad Abdelmoumni le vendredi 23 mai lors d’un colloque intitulé L’argent et l’éthique.
La manifestation qui s’est déroulée à Rabat a été mise en place par la revue Economia et le Centre d’Etudes Sociales, Economiques et Manageriales (HEM) en partenariat avec la fondation Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG). Une vingtaine d’économistes, sociologues, politologues, anthropologues, philosophes ou encore professeurs ont échangé leurs réflexions sur une vaste question : comment ouvrir les yeux sans être aveuglé par l’argent ? S’intéressant de très près à la réalité marocaine, le colloque a aussi évoqué d’autres contextes pour favoriser une approche comparative. Vieux comme le monde, ce débat démontre que l’argent qui était censé accompagner l’autonomisation des individus engendre aujourd’hui l’effet contraire. L’argent régit le monde. En profonde mutation, la société marocaine possède un rapport spécifique à l’argent, codifié par des lois, avec en toile de fond le poids des traditions, de la religion et du passé. Quels rapports entretiennent les Marocains vis-à-vis de leur portefeuille ? Se dirigent-ils tout droit vers le mur de l’individualisme ? Est-ce que l’enrichissement se fait toujours dans le respect des règles éthiques ? Plusieurs intervenants du colloque ont répondu au Journal Hebdomadaire afin de mettre en lumière la relation ambiguë que les Marocains entretiennent avec l’argent
S’enrichir facilement
Abdelsselam Aboudrar, président de la commission anti-corruption à la CGEM démontre que despotisme et économie de rente ont sévi pendant des décennies, voire des siècles, et permis à un grand nombre de personnes et de familles de s’enrichir de manière indue. D’où la conviction chez le plus grand nombre que la richesse est rarement légitime et méritée mais est plutôt acquise par des moyens douteux. Kamel Mesbahi, membre dirigeant de Transparency Maroc, a animé la séance du colloque intitulée : « Argent transparent, argent juste. Dilemmes éthiques et socio-économiques ». Sa théorie est la suivante. Le rapport qu’entretien un peuple avec l’argent n’est que le condensé d’une construction plurielle dans la durée. Plusieurs facteurs participent à la mise en place de ce lien et aux formes de son évolution : l’histoire, la culture, l’état de l’économie, la nature des besoins, satisfaits ou pas, le niveau de confiance ou de défiance entre acteurs, le statut du droit et le degré d’effectivité de ses textes. L’acte de recevoir et celui de donner créent des situations à la limite du comportement schizophrène. Les Marocains sont beaucoup plus attentifs et exigeants dans le premier cas, et plutôt réticents, équivoques et plaintifs dans le second. A tel point que leurs liens à l’argent transcendent leurs différences et homogénéisent leurs comportements. Leurs positions par rapport aux impôts en témoignent. « Quand j’entends un haut responsable déclarer que 2/3 des entreprises marocaines ne paient pas d’impôts, ou encore quand certaines estimations laissent entendre que moins de 200 entreprises paieraient entre 60 et 65 % du montant global de l’IS, cela préoccupe et confirme que devant l’acte de donner, le comportement actuel des Marocains devant l’argent n’est pas seulement complexe, il est surtout porteur de risques pour la construction d’une économie moderne et pour la consolidation du lien social » dénonce l’économiste. Pour le journaliste Driss Ksikes, la situation est tout aussi alarmante : les Marocains n’ont pas un rapport « spécialement » complexe avec l’argent et le désir de (tout) pouvoir par l’argent est universel. Le directeur de rédaction de la revue Economia explique que ce qui est nouveau dans le contexte marocain est l’aptitude à s’enrichir facilement par la spéculation, qui s’ajoute à d’autres facilités, ancrées dans la société et ne répondant pas à des règles éthiques, comme l’argent de la drogue, de l’héritage monopolisé par « le mâle » ou du fisc détourné pour construire « sa grande villa ». Il y a dans cette situation quelque chose de l’ordre de l’égoïsme pur. L’argent est perçu comme un moyen pour « changer de statut social » et nullement comme un moyen pour « échanger avec les autres classes sociales » dans le cadre d’un vivre ensemble normé et régulé.
L’archaïsme musulman
En évoquant de but en blanc la houleuse question de l’héritage, Driss Ksikes pointe du doigt le caractère profondément « machiste » des religions monothéistes. L’éthique et l’équité, au vu du contexte actuel, voudraient qu’hommes et femmes héritent à parts égales. « Mais encore faut-il que les musulmans sachent se débarrasser d’un dogme aussi archaïque » poursuit-il, avant de préciser que le problème n’est pas particulier au Maroc : « Tous les pays arabes, qui prennent l’héritage musulman au pied de la lettre, ont du mal à favoriser l’équité sociale sur les conventions coraniques ». L’éthique concerne les questions du bien et du mal, du juste et de l’injuste par rapport aux codes qui sont censés régir la vie en société. Elle renforce et inspire le droit et la légalité mais ne peut prétendre s’y substituer. Autrement dit, dès lors que l’on dissocie le droit de la morale, une part importante du comportement est laissée à la liberté des individus. Chacun serait donc libre d’agir comme il l’entend, dans le respect des lois. Ce principe n’aurait aucune portée s’il n’était pas complété par celui de la responsabilité. « Lorsqu’on constate qu’au Maroc, une catégorie sociale dépense en moyenne 12 fois plus qu’une autre, cela est peut-être statistiquement légal, mais est-ce éthique devant le dénuement total des franges les plus pauvres ? » se demande Kamal Mesbahi. Lorsqu’il s’agit de comparer le cas marocain à un pays comme la France, le témoignage de l’anthropologue Michel Peraldi brille de pertinence. D’après lui, il ne faut pas confondre en matière d’argent, ce qui est moral, légal et pénal. Comme dans toutes les sociétés, ce qui est moral est défini par la culture, donc a toujours un caractère local. Ce qui est légal est défini par le droit. « Nous n’avons pas tous la même culture du droit, notamment, à propos des inégalités d’héritage et de succession » énonce Michel Peraldi. Et d’ajouter : « Ce qui est pénal est défini par l’Etat, et là encore nous n’avons pas tous le même rapport à l’Etat ». Les moralistes à tous crins auraient donc tendance à faire trop d’amalgames
Bricolage financier
Dans chaque société, les règles du droit tracent la frontière entre « argent sale » et « argent propre ». Comment la délimiter au Maroc ? Toute transgression de la loi en matière de production des richesses constitue une source d’argent sale : actes commerciaux illégaux, corruption, détournement de biens publics, criminalité en tous genres. « On devrait y ajouter le fruit d’activités légales mais non déclarées » ironise Kamel Mesbahi. La pratique du noir, notamment dans l’immobilier et le foncier est le parfait exemple de ce processus. « L’argent sale devient une véritable menace pour l’économie de plusieurs pays et pour la stabilit
é de leurs institutions » indique-t-il. La raison est cartésienne. Comme pour la monnaie, l’argent sale finit par chasser l’argent propre, notamment en agissant artificiellement sur la hausse des prix des facteurs de productions et la création de bulles spéculatives sur plusieurs produits. Le professeur Driss Khrouz s’inscrit dans la même sphère de pensée. Directeur de la bibliothèque nationale, il pense qu’au-delà de la question légale, ce qui est intéressant est la perception que les Marocains se font de l’argent propre et de l’argent sale et les relations qu’elles entretiennent à travers l’argent de façon générale. Pour ce spécialiste, « la notion de rizk occulte l’origine pour ne s’intéresser qu’à l’utilisation de la richesse. Les riches sont courtisés pour leur richesse et on ne se pose pas la question de l’éthique, surtout quand le riche est caritatif et entretient des réseaux qui dépendent de ses bonnes volontés et de ses distributions ». La frontière entre argent propre et argent semble donc difficile à tracer d’une ligne claire. Les ouvrages du célèbre philosophe Ibn Khaldun définissent l’argent sale comme celui de l’usure, ce qui n’est pas le cas de l’argent gagné dans des commerces lointains, au prix de grands dangers. La frontière entre le licite et l’illicite est également obscure. Le travail de terrain de Hsaïn Llahiane, professeur à l’Iowa State University intitulée « Quelles représentations de l’argent halal dans l’imaginaire des Marocains ? » a eu le mérite durant le colloque de traiter de l’épineuse relation entre argent et religion. Il bat en brèche le plan de communication des banques aux formules islamiques. Ses recherches démontrent que la monnaie en islam est en dernier ressort un moyen d’échange. La définition du comportement halal ne serait qu’un « bricolage financier » : l’argent, outre son acception économique et sociologique, comporte une dimension culturelle et religieuse. Il obéit à une distinction morale entre halal et haram. Pourtant, ce qui est permis ou proscrit par la religion dépend beaucoup de l’interprétation des textes religieux. Faut-il s’en tenir à la lettre ? Faut-il faire fi du contexte ? « Certaines interprétations littérales extrêmes vont jusqu’à décréter licites tous les revenus provenant de la contrebande et de trafics divers pour peu qu’on paie la « zakat » dessus et qu’on pratique la « sadaka » » analyse Abdesselam Aboudrar, directeur adjoint de la CDG. Et de poursuivre : « certains vont même jusqu’à considérer que c’est l’impôt « laïc » qui est illégitime car non prescrit et non utilisé dans « la voie de Dieu ». Peu leur importe les impacts nocifs de ces trafics sur la santé des citoyens et l’économie du pays, et peu importe d’utiliser les infrastructures et les services publics en refusant de contribuer à leur financement ! ». Il nuance ses propos en déclarant que dans l’absolu, le message religieux bien compris ne peut permettre des interprétations et déboucher sur des comportements non éthiques.
L’autarcie des riches
Au Maroc, certaines personnes font le choix de ne pas recourir à un crédit (pour des raisons religieuses) alors qu’elles sont dans le besoin ou pourraient faire de bonnes affaires. D’autres construisent des mosquées pour blanchir leur argent. N’y a-t-il pas un malaise de certains Marocains vis-à-vis de l’argent à cause de la religion qui est très présente dans le pays ? Non ! fustige Driss Ksikes. Ce dernier préfère tirer à boulets rouges sur la banque universelle. Les concernés n’auraient pas un problème avec l’argent (ils thésaurisent, réinvestissent…) mais un manque de confiance en l’intermédiaire. En ce sens, l’islam n’est pas une religion austère, il encourage le gain. Il ne s’agit pas d’une affaire de religion, mais de préjugés. « La banque demeure encore très loin de la société, une île à part, peuplée par des gens qui s’enrichissent grassement sur le dos des autres ». Pour Driss Ksikes, les banques doivent faire un triple effort : se démocratiser, s’autoréguler davantage et se mettre à la concurrence. C’est un secret de polichinelle, le système marocain s’auto-protège par une forme d’autarcie qui profite aux plus riches. Une anecdote datant de 1999 illustre admirablement un exemple de l’état d’esprit de certains Marocains lorsque argent et religion sont dans le même sac. À l’époque, l’Etat soumet au Parlement un projet de loi relatif aux activités de microcrédit. Le PJD, nouvellement présent dans l’hémicycle, se retrouve confronté à la première occasion de s’attaquer à ce qu’il présente comme une négation d’un texte explicite de la loi coranique. Il mène alors sa plus grosse campagne contre cette loi, et descend dans la rue pour dénoncer le système de microcrédit, à travers la presse, les meetings et les prêches dans les mosquées. Les associations qui s’adonnaient alors à cette activité servaient des dizaines de milliers de clients, qui ont tous été alarmés par le risque d’être en contradiction avec un édit religieux formel. Ils se sont adressés aux associations pour demander des explications, et celles-ci n’ont pu que leur donner les indications selon lesquelles elles n’exigeaient que ce qui est nécessaire pour garantir l’offre pérenne du service de financement. Lorsque ces personnes sont revenues vers les prêcheurs pour leur dire qu’elles étaient tout à fait prêtes à cesser tout commerce qui risquerait d’être contraire à la loi religieuse, mais qu’il faudrait qu’on leur offre une alternative viable, les chantres du PJD ont répondu qu’ils ne disposaient d’aucune offre autre que celle de s’en remettre à Dieu. Les 20 000 clients concernés sont aujourd’hui au nombre de 500 000, toutes couches populaires confondues, dans tous les métiers, milieux urbains et ruraux.
Corruption flagrante
Pour revenir aux formules bancaires islamiques, elles sont adoptées par de grands groupes internationaux et ce n’est certainement pas par pour faire plaisir aux musulmans… Ces groupes offrent la possibilité de capter des fonds et de consolider leurs encours, voire de bancariser des gens qui ne l’étaient pas pour des raisons de convictions ou d’éthique. Autant de flux financiers utiles pour le fonctionnement de l’économie. Kamel Mesbahi trouve que ce qui est surprenant au Maroc, « c’est que nous ayons attendu tout ce temps-là pour commencer à réfléchir sur la question des formules bancaires islamiques ». La raison ne serait-elle pas à chercher ailleurs ? Notamment au niveau des barrières d’entrée du secteur financier marocain. Mais ceci est une autre histoire. Fouad Abdelmoumni n’y va pas de main morte dans sa conception de ces formules bancaires qu’il qualifie de « supercherie ». « Dès que nous passons à une échelle massive des financements et une échelle réduite des entreprises financées, la prétention de faire du financement de type sociétaire, avec un risque capitalistique pour le financier, ne peut tenir la route » explique l’économiste. Les bailleurs « islamiques » utilisent donc des noms trompeurs qui ne sont que des leurres. Suite à ces réflexions, la vue du triste tableau des rapports entre les Marocains et l’argent ferait hérisser les poils de plus d’un observateur. Le Maroc est pratiquement le seul pays du monde où il n’existe aucune fondation spécialisée dans le financement des activités associatives. Plus grave, le bilan des recherches d’Abdesselam Aboudrar met en exergue la corruption du système marocain. Il parle d’un système de patronage généralisé dans lequel, à chaque niveau, le patron entretient et retient par des faveurs des clients indispensables à son maintien et à son rang. Il conclut que la colonisation et l’édification d’un Etat et d’une bureaucratie modernes sont loin d’avoir eu raison de ce système qui continue à doubler les
rapports légaux et la hiérarchie administrative en les vidant de leur contenu. Ce chercheur prouve aussi fort habilement que la langue marocaine témoigne de la corruption qui gangrène le pays. Parmi les arguties décelées, figure le mot « Makhzen ». Ce terme séculaire pour désigner le pouvoir central, a une connotation financière renvoyant à un mode de « conservation » donc de prélèvement et de redistribution des produits de l’impôt. Pathétique constat. Comment les Marocains pourraient retrouver un rapport plus sain à l’argent ? « Par l’exemple visible et concret, systématique et généralisé, dans lequel la transparence, la méritocratie, le respect de la règle de droit et l’éducation sont les vecteurs majeurs et par le dépassement du sentiment d’insécurité qui fait que les gens n’ont jamais assez confiance en l’avenir pour arrêter leur course effrénée vers l’accumulation » répond sans sourciller Fouad Abdelmoumni.
La légende colporte que les touristes ont souvent le souvenir d’un peuple généreux lorsqu’ils reviennent du Maroc. L’érosion du pouvoir d’achat de millions de Marocains, la précarité galopante, les conditions difficiles de la vie au quotidien font que ce « label » de générosité s’effrite de plus en plus. La privatisation des gains, la captation des opportunités d’affaires et la mutualisation des pertes semblent devenir les nouvelles formes de générosité à la marocaine…
Le Journal Hebdomadaire, juin 2008
Les Marocains et l’argent
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