Maroc: Reportage sur les voisins du roi, les Touarga

Ils vivent dans un Maroc à part, cernés par une épaisse muraille dont les portes ferment la nuit. Visite guidée à Touarga, cité du palais royal et des esclaves affranchis.

Par Chadwane Bensalmia

« Quand j’étais enfant, je pensais que Touarga était le Maroc. Tout y était réuni pour le croire. Le dispensaire, l’école, le marché, la mosquée, la police, les gendarmes, les militaires… enfin tout. Et puis on avait le palais du roi à côté. Pour moi, c’était évident. Je n’osais même pas mettre les pieds dehors, parce que j’étais convaincu que derrière la muraille se trouvait un autre pays ». La confession de cet adolescent touargui se suffit à elle-même. Lui qui a grandi en ayant le roi pour voisin, ne pouvait pas deviner qu’il était, ainsi que ses voisins l’objet de la jalousie ou quelques fois de la commisération de ses concitoyens d’outre-mur.

À Rabat, Touarga, c’est cette cité singulière aux yeux de tous, qui évolue à quelques mètres du palais royal et qui vit sous son aura protectrice. L’accès y est soumis à un contrôle identitaire et policier. Et il ne suffit pas de le vouloir pour pouvoir en arpenter les ruelles. D’ailleurs, personne n’en ressent le besoin ni l’envie car tout autour, il y a beaucoup plus séduisant…
Touarga est répartie en deux grands quartiers, faqa (ceux d’en haut) et t’hata (ceux d’en bas). Dans ce dernier, qui commence à l’entrée du Mechouar, une partie porte le nom de Derb Jdid (le nouveau quartier). C’est à l’entrée des t’hata que se construit actuellement le siège de Diwan Al-Madalim. Et c’est à la fin des faqa que se trouve le palais royal. Entre les deux, vivent tous ceux que l’on appelle « Hachiyate al malik » (la cour du roi).

À Touarga, les rues ne portent pas de noms. À l’exception d’une seule, la rue Mehdi Meniari. On nous dira que c’était un fonctionnaire du palais, mort dans un accident de voiture il y a quelques années et qu’on a voulu honorer. Rien de plus. Les autres rues sont, quant à elles, totalement anonymes. Trois types de bâtiments y cohabitent. Des petites villas sans prétention et à l’architecture peu homogène, des immeubles plutôt jeunes dont les façades vertes et ocres, et les volets en moucharabieh ne laissent pas indifférent, et puis des immeubles blancs de type économique, regroupés en blocs, portant chacun une lettre de l’alphabet.

À Tourga, la bachaouiya, la « wilaya locale », est une sorte de concentré d’administrations. À l’entrée, sur le comptoir, on peut lire respectivement : « service des livrets de famille », « service des passeports », « bureau d’ordre » puis « direction générale ». Pour une si petite communauté, on a pensé qu’il était plus simple de réunir tous les services dans un même local. Nul besoin de présenter mille et un papiers pour un certificat de résidence ni de subir les files d’attente. Juste derrière, le bureau du caïd. Sur sa porte, une inscription « réservé aux citoyens »… Marocains, ne cherchez plus le guichet unique : il est à Touarga.

Son chef, le pacha, son bureau n’est pas sous ce toit, mais dans un ruelle mitoyenne. C’est lui qui veille sur l’ordre. Sur les lettres postales que les touarga reçoivent, on peut lire le nom du destinataire ; et en dessous, l’adresse se résume au numéro ou à la lettre correspondant à son bâtiment. En déambulant, on en arrive pourtant à oublier la royale adresse à laquelle on se trouve. Des constructions que l’on rangera naturellement dans « l’habitat anarchique » ont poussé ici et là. Il y a quelques mois encore, des bidonvilles complétaient le décor. Rasés depuis, leurs habitants, des militaires pour leur grande majorité, se sont vus attribuer – « pour quelques 20.000 DH symboliques », nous a-t-on confié – des logements à Hay Salam à Salé. Et le site s’est transformé un parking.

Au détour d’une ruelle, sur chaque petite place des deux quartiers de la cité, on peut croiser un vieillard, assis sur sa chaise, un verre de thé posé par terre, sondant l’horizon dans un calme curieux. Ce vieillard, c’est probablement un Qajoui, ou un Chtak Atak, des personnages au crépuscule de l’âge, que l’on ne croisera probablement plus jamais dans le Maroc actuel et futur. Ceux que l’on a connu sous le nom de « moâniss assoultan » (compagnon du sultan). Ces vieillards sont aussi souvent des retraités, qui faisaient autrefois partie du personnel du palais. Ils saluent tout le monde, car ils connaissent chacun et sont respectés par tous. « Ce sont nos sages. Ce sont eux qui nous transmettent tout le savoir dont nous avons besoin ». Le savoir, c’est l’art d’être un touargui digne de ce nom.

Etre touargui

Quand on est touargui, on « sait » qu’on est le descendant de Moulay Ali Cherif. C’est du moins ce qu’on affirme. Du reste, les recherches socio-historiques sur les esclaves acheminés d’Afrique subsaharienne durant le 19e siècle n’ont pas beaucoup d’adeptes ici bas. Et puis d’ailleurs, nous dit-on, « s’il y a eu du vrai autrefois dans ces études, ce n’est plus le cas aujourd’hui ». Il est vrai que le cliché des dizaines de Noirs, en djellaba blanche, chachiya rouge sur la tête, escortant le roi, peut prêter à une vision à mi-chemin entre l’orientalisme et le folklore. Les touarga ne sont pas tous des Noirs. Le métissage est passé par là. Témoignage d’un touargi anonyme : « À l’origine, certains avaient été mariés à des femmes blanches par le soin des défunts rois Hassan II et Mohammed V, pour ne pas remonter plus loin. Les concubines des sultans étaient parfois données en mariage à des « âabides » (esclaves) ». « Mais l’ère des concubines est révolue, tout le monde le sait. À son intronisation, Mohammed VI a rendu leur liberté à toutes ». Au fil des années, les réalités ont changé et ce déjà sous le règne de Hassan II. Touargui n’est depuis longtemps plus synonyme d’esclave. La vie en quasi-réclusion relève d’un lointain passé. Les touarga sont désormais des citoyens marocains comme les autres… à quelques exceptions et privilèges près. Ils paient un loyer, même si celui-ci demeure symbolique. Ils paient également leur consommation d’eau et d’électricité. Beaucoup travaillent en dehors du Mechouar, d’autres ont changé d’adresse après s’être mariés.

Quand on est touargui, on fait ses premières classes à l’école du Mechouar, Essaîd (heureux). Après cela, on devra passer de l’autre côté de la muraille, mais on sera quand même un enfant de touarga. Ce qui n’est pas sans perturber les repères de certains. « C’est vrai qu’on se sent un peu supérieur aux autres. Certains peuvent en abuser et en abusent. Mais ça s’est calmé depuis quelques années » concède notre jeune adolescent avant de poursuivre « cependant, il y a toujours la loi pour corriger. Il y a Dar Tarbiya ( la maison de l’éducation) ». Ça, c’est la prison de Touarga. Elle se trouve à son tour dans l’enceinte du Mechouar. Un touargui ne passera pas la nuit dans un cachot de la ville, mais dans cette fameuse Dar Tarbiya, s’il y a lieu de le réprimander.

Quand on est touargui, on peut se voir payer ses études par le Palais, notamment quand on y a un père en fonction (« il y a une manière de demander »). On peut aussi rejoindre le centre de formation professionnelle en tourisme et hôtellerie du Mechouar ou encore l’atelier de céramique.

Et puis, on sait que peut-être, plus âgé, on travaillera au palais. Dans ce but, on est préparé dès l’enfance. Une manière de parler qui consiste à peser ses mots avant de les prononcer et de rechercher le non-dit derrière les propos des autres : « Nous pouvons parler pendant des heures sans vraiment rien dire. Et on sait qu’à chaque phrase, on peut trop en dire ». On apprend donc très jeune à maîtriser les conventions et le protocole, surtout si on est promis à une « carrière » au palais. Les « moulay » et « lalla » accompagnent immanquablement les salamaleks. D’ailleurs, presque tout le monde se connaît par ici. Les étrangers aux lieux sont vite repérés et épiés. « Même si on ne travaille pas au palais, on a le devoir de protéger ce qui nous est le plus cher. Ici, l’addition de deux zéros donne un 1. Il n’y a pas de nul. Tout a de l’importance. On a donc le devoir de rapporter ce qui nous semble important ».

Quand on est touargui et qu’on est employé du palais, une nouvelle donne intervient, selon qu’on soit affecté à une maslaha (service) ou une autre. Et le service le plus proche du roi est la maslaha1. Cependant, tout le monde ici ne fera pas forcément partie du personnel du palais. L’éligibilité est soumise, bien sûr, à l’hérédité… entre autres. « Ensuite, on passe un stage, on fait ses preuves ou pas. On est promu ou non ». On peut aussi toucher le Smig toute sa vie : « Ici, c’est la nature de ton travail qui décide du niveau de vie que tu dois avoir. C’est une sagesse dont la logique peut échapper à beaucoup. En touchant 1800 DH, on ira rarement dehors. Avec de l’argent, on peut sortir d’ici trop souvent, on peut boire, parler plus qu’il n’en faut ». Etre en fonction au palais ne facilite pas toujours la vie « parce que le choix de vie s’impose à nous. Mais on ne peut pas s’en plaindre. Tout ce qu’on fait, on le fait pour notre pays. On peut penser qu’on est plus patriote que la plupart de nos concitoyens. Tout individu rêve d’avoir une maison, une voiture, un bon poste et un compte en banque pour vivre comme il l’entend. Une fois que tout cela lui est fourni, il se fichera pas mal du sort des autres. Le roi, lui, a tout ce dont il peut rêver, mais se soucie de chaque Marocain. Une fois que l’on a compris cela, on n’a plus aucun doute sur la noblesse du moindre petit poste que l’on peut occuper au palais ».

Cette logique, certains de ces voisins royaux ne la comprennent pas. Pris entre l’opulence et la pauvreté, ceux qui ne veulent pas se poser de questions se réfugient dans le haschisch (dont les dealers touarga sont réputés à Rabat), le maajoun ou l’alcool. En Chine, le palais de l’empereur est dit « cité interdite ». Au Maroc, la cité royale n’est interdite qu’à partir de 21h, heure à laquelle ferment ses imposantes portes.

Incident : 4 commissaires et un engagement

Les photos qui illustrent cet article ne sont pas celles que vous auriez dû y voir. Les vraies (un reportage-photo complet) ont été effacées de la mémoire de l’appareil dans l’enceinte du commissariat de Touarga, où Chadwane Bensalmia, reporter de TelQuel, a été retenue 2 heures, jeudi dernier. Le commissaire Gueddar, charmant du reste, lui reprochait d’avoir pris des photos d’innocents immeubles et autres jardinets. Réflexe classique de policier marocain, s’il n’était assorti de l’inquiétante injonction « d’oublier ce reportage ». Le commissaire Touhami Filali, ainsi que deux autres venus en renfort (4 commissaires pour notre envoyée spéciale, quel honneur !), ont alors expliqué qu’il était interdit de publier quoi que ce soit, article ou photos, sur le quartier qui abrite « le palais de Sidna nassarahou llah ». Sauf autorisation expresse du pacha de la commune de Touarga. On a alors enjoint à Chadwane de signer un curieux PV : non seulement elle y avouait que oui, elle était bien journaliste, venue ici en reportage, mais elle s’y « engageait à ne rien écrire au sujet du quartier de Touarga, des gens de Touarga, du palais royal et des administrations y afférentes sans autorisation du pacha ». Chadwane a eu un mal fou à convaincre le(s) commissaire(s) qu’elle ne se sentait en rien tenue d’obéir aux instructions d’un pacha – d’autant qu’elle n’avait rien fait d’illégal.
Finalement, tout s’est bien terminé : photos effacées, notes confisquées (mais Chadwane a de la mémoire) et l’impétrante gentiment reconduite à la gare de Rabat-ville. De sa courte et plaisante garde à vue, notre journaliste a gardé un excellent souvenir – et beaucoup d’amis. A.R.B

telquel-online.com, 2010