Il était une fois, le 8 Mai 1945…

Le mois de mai symbolise la croissance. C’est aussi le mois du muguet et de l’aubépine, respectivement aux fleurs et fruits rouges. Le 8 Mai 1945 est un mardi. Celui de cet année est aussi un mardi. Que de symboles évocateurs et réconciliateurs.

Les manifestations populaires du 8 Mai 1945 et les jours d’après ont inauguré une étape décisive, en termes de croissance du sentiment d’indépendance. Ancré dans ses chimères, le système colonial a réagi avec une brutalité armée inouïe, faisant des milliers de morts, de blessés à vie et d’autres actes inhumains, sur une population revendiquant dans le calme des droits de libertés démocratiques liés à l’euphorie mondiale, fêtant la victoire sur l’Allemagne nazie. Un leurre. Mais aussi, l’ultime phase d’un long processus où l’odeur de souffre devenait de plus en plus insistante. Intense. Une nouvelle génération survient. Emancipatrice.

Des actes de courage et de panache

Parmi cette génération, il y a la vie d’un homme qui mérite d’être relatée. C’est un rebelle de naissance. Il est né le lendemain de la démission de son grand-père, de son poste de caïd de la région, se trouvant à l’extrême sud du Hodna. On était vers la fin de l’année 1910. Ce brave homme ne voulait pas jouer le rôle, comme le lui demandait le commandant du bivouac militaire, de fauteur de troubles entre deux tribus en bonne entente. Accablés, dépités, ses parents reprennent le chemin du retour vers leur douar. Après un harassant voyage, à quelques encablures de leur village, dans un îlot oasien inhabité se trouvant en lisière du Chott El Hodna (lac salé), la veille d’un 1er Novembre, par une nuit froide, sous l’abri d’un palmier balayé par un vent de sable tourbillonnant, sa mère en pleurs, secouée de douleurs pendant de longues heures, met enfin l’enfant au monde. Ses parents lui donnent le prénom de son grand-père. Il est l’aîné et l’unique garçon. Son père est devenu un artisan tailleur, sa mère, d’origine modeste, l’éduque dans la nostalgie des temps fastes. Il passe une enfance difficile. Admis au certificat d’études primaires (CEP) au début des années 1930, il poursuivit ses études au célèbre Jardin d’essai d’Alger. Après deux années d’études, il est embauché comme moniteur horticole, dans une ferme coloniale près de Aïn Taya (Alger). C’est là qu’il commença à mesurer l’injustice sociale sur lui et sur ses concitoyens. De caractère fier, il ne tarda pas à le manifester, par une bagarre contre un groupe de jeunes colons. On était à la veille du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Il est enrôlé dans l’armée française. Energique, persuasif, il ne tarda pas à être gradé sous-officier. Il fait la célèbre campagne de Cassino en Italie, jusqu’à la victoire des Alliés.

En mai 1945, il est cantonné, avec sa compagnie de tirailleurs algériens, au sud de l’Allemagne. Les dépêches des massacres du 8 Mai et ceux des jours qui suivirent leur parviennent quelque temps après « l’accalmie ». La colère de ce rebelle inné atteint le comble. Il appelle tout simplement à la mutinerie de 300 soldats algériens, avec le slogan qu’il a lui-même conçu et crié à tue-tête : « Nous libérons vos mères, vous massacrer nos pères. » Après deux jours d’émeute, des incidents forts et des blessés de part et d’autre, il est mis aux arrêts, puis traduit au tribunal militaire pour faute gravissime : « fomentateur d’une mutinerie en état de guerre ». Son colonel intervint pour démonter cette accusation, du fait que la guerre est terminée, en ajoutant fortement : « Je témoigne que le sergent-chef a prouvé sa bravoure et ses capacités de commandement militaire en face de l’ennemi et que, si vous le condamniez, je vous rends mon képi, pour l’utiliser comme pot de chambre », en bravant bien sa casquette à l’adresse du tribunal. Démobilisé normalement, il est affecté dans un secteur d’amélioration rurale (SAR), dans sa région et se marie. A la fin des années 1940, il sollicite, un poste de caïd, en argumentant dans sa requête qu’il appartient à toute une lignée en la matière. Il fut convoqué au Gouvernement général à Alger. Il est reçu par un fonctionnaire, qui le laisse debout, son livret militaire et le dossier de son grand-père ouverts sur le bureau. L’administrateur de ce corps lui dit d’emblée : « Monsieur, vous feriez un mauvais caïd. » « Tant pis, je le serai chez moi », répondit-il et il sortit bruyamment, sans attendre la réaction dudit agent. Il reprend sa fonction initiale. En 1960, un réveillon fut organisé au 5e bureau de l’armée française de notre ville. Autour d’une table, il y a le commandant de la place, notre vieil ami et un compagnon. L’officier l’interroge : « Alors, sergent-chef, la France a bien gagné la guerre sur le terrain, que penses-tu de l’avenir politique du bled ? » (1). La réponse fusa : « Une Algérie libre et indépendante, mon colonel. » Son compagnon, stupéfait s’attendait aux foudres du ciel ; tout confus, il implore : « Excusez-le mon colonel, il est soûl. » Le lieutenant-colonel, n’écoutant pas son compagnon, relance la discussion : « Sans aucun lien avec la France ? Tu penses que c’est concevable ? » « Oui, mon colonel, l’Algérie va avoir bon gré mal gré, son indépendance totale », tout en frappant un coup de poing sur la table de service. Les présents s’arrêtèrent de danser. La discussion prend fin. Après un bon moment de fête, le saint-cyrien appelle son chauffeur personnel en lui ordonnant : « Soldat, donnez deux bouteilles de liqueur au sergent-chef, puis, raccompagnez-le chez lui, dans la gaieté, ainsi que son compagnon. » Le sergent-chef n’était pas en état d’ivresse. En juillet 1962, il a été malmené lâchement par les « martiens », de faux combattants zélés de dernière minute, dont il savait beaucoup de choses, sur le passé, de certains d’entre eux. Leur dernier méfait sur sa personne a été son incrimination dans une « affaire » de disparition d’un petit sac de 15 kg… de grains de pin d’Alep (zguigou), de la pépinière forestière de la ville. Idiote et ridicule accusation. Cette cabale débile le mène, malgré son âge avancé, en prison pendant plusieurs mois. Sans procès. Enfin, tenu en parodie, le juge prononce au nom du peuple algérien le verdict ; alors, notre vieil ami le stoppe net : « Vous n’avez pas le droit de me condamner en son nom, car vous l’avez anéanti ce brave peuple qui est devenu un autre. » Il échappa de peu à une autre condamnation, pour outrage à magistrat. Il s’en foutait pas mal, son franc-parler étant inné. Il est libéré de suite, mais marqué à jamais, plus que toutes les autres épreuves. Par fidélité à son profond souhait d’écrire un essai, sur un fait naturel, qu’il transposait sur la nature humaine, nous relatons brièvement la portée du sujet. Un jour, il fut attiré par des pastèques, il en ouvrit une, bien rouge, mais au goût très amer. Il observe le champ qui est fortement entouré de coloquintes (2). Il déduit que ces dernières ont croisé les pastèques. D’où ce phénomène, tout à fait normal, mais significatif pour lui. L’année suivante, il déracina toutes les coloquintes des lieux et ouvrit par curiosité une d’elles ; il constate que son intérieur est rouge comme une pastèque, mais toujours aussi amère. Une pollinisation inversée. Le titre de l’essai qu’il avait l’intention d’écrire, mais jamais entamé est Coloquinte toujours amère. C’est un sujet qui l’a tourmenté tout le temps. Il était convaincu que la bonté et la bravoure sont souvent « hybridées » par la vilenie et la lâcheté. L’amertume dans tous les cas d’espèces. L’injustice l’avait rendu ainsi aigri. Il me disait aussi que la joie de l’indépendance nationale a été viciée par l’âcreté des « martiens » qu’il qualifiait d’hybrides : le croisement entre l’imposture et la compromission. Un produit hideux. Le Monsieur est hautain mais sympathique, toujours bien habillé, l’allure pleine de panache militaire, taciturne, solitaire et surtout foncièrement sincère. Il représentait une certaine génération, élevée dans la culture du respect des sages et des gens âgés. Il était toujours révolté contre l’injustice et la déchéance des gens nobles. Il est mort vers la fin des années 1990. En toute dignité. Qu’il repose enfin dans la paix éternelle. Cette contribution est dédiée à sa mémoire.

Des leçons à retenir de cette étincelle, 62 ans après :

« Défendez nos mémoires ! » Du martyr, Larbi Ben Mhidi. Donc, les événements du 8 Mai 1945 ont été l’expression d’un peuple brimé par l’injustice du système colonial, mais aussi par l’incurie des élites populistes. Ces dernières ont été reconduites, deux années après, dans le même giron, des leurres par une supercherie « électorale » afin d’escamoter les impacts du 8 Mai 1945, mais qui n’arrangeait ni les ultracolonialistes qui ne voulaient pas partager le pouvoir avec les « indigènes » ; encore moins les patriotes sincères, qui s’inscrivaient déjà dans un autre sens de l’Histoire. Cependant, cette absurdité avait inauguré le dicton animalier : « Notre âne vaut votre cheval. » Cela arrangeait les affaires de l’administration coloniale qui voulait vraiment un cheptel, sachant dire oui à tout. Et à rien. C’était d’ailleurs son mot d’ordre. Pas un cheval « hennissant » n’était admis à l’écurie. A moins d’être baudet, ne sachant ni hennir ni s’effaroucher, encore moins avoir une assurance dans la démarche. Comme tous les hybrides.(3) Devant cette « fresque zoologique », il fallait des hommes hors du « commun » pour décider enfin que seule une étincelle d’allumette, jetée dans un tas de paille très sec, détruirait toute cette représentation débile (4). Le 8 Mai 1945 fut le grain de souffre ; la déclaration du 1er Novembre 1954 son bâtonnet. Et ce fut l’immense brasier détruisant tous les mythes « indigéno-coloniaux » (5). Pour un autre sens de l’Histoire. L’une des leçons, centrale, qu’on doit conserver de cet événement historique fondateur est que l’injustice, le mépris, la haine et la rancœur entre les gens, liés aux médiocrités des élites nombrilistes, sont les germes potentiels de dissensions et donc de révoltes, dans toutes les sociétés et en tout temps. La seconde instruction, qui nous devons retenir aussi, c’est que les patriotes du 8 Mai 1945 ne parlent pas, de faux et vrais manifestants, comme le font aujourd’hui les « différents » moudjahidine. Le mal originel, connu depuis des lustres, est qu’on a permis à cette « qualité » d’être pourvoyeuse de bas intérêts. Les générations montantes ne reconnaissent q ue le cristallin : « Par le peuple et pour le peuple. » Les patriotes témoins encore vivants, les historiens sincères et académiciens dans l’esprit devraient, chacun à sa manière, retracer notre passé commun, dans tous ses grands et « petits moments ». L’imagination sereine de l’esprit, puisant ses inspirations des faits, dans ce cas d’espèce est instructive, objective, car moins conditionnée. Alors, à ce niveau moral ainsi atteint, les faux et autres usagers de faux se reconnaîtront d’eux-mêmes. Avant de dormir, en se rasant devant leur miroir, ou bien encore, en prenant leur premier café de leur misérable journée, effrontés et bas d’esprit. En face de leurs fantômes. Comme dans le film du défunt Mohamed Zinet, montrant un officier français dans un estaminet, qui s’est retrouvé face à face avec une de ses victimes, qu’il avait mutilée à mort. Celle-ci semblait fixer par son regard perçant son ancien tortionnaire, qui s’étouffa et tomba raide mort. En quittant la table, Tahia ya didou prend sa canne… d’aveugle et s’en alla, sans voir, ni savoir ce qui s’est passé. Le film de Zinet fait partie de l’imagination… Et de l’Histoire. Tout un art. Repose en paix, l’artiste, tu avais tout résumé dans cette scène. Une repentance inégalable. Un simple « regard » aveugle, qui terrasse un molosse en quelques secondes. Il faut le faire. Ceci est notre conclusion, à plus d’un titre.

Notes de renvoi :

1) A partir de 1960, un semblant de « quiétude » était ressenti. Les différents rouleaux compresseurs des opérations militaires françaises : Oiseau bleu, Challe, Pierres précieuses, Etincelle, etc. ont fait leurs effets. Même le couvre-feu a été allégé. Le tout, par des actions psychologiques de « pacification », renforcées par des projets socio-économiques, qui n’ont profité qu’aux opportunistes et futurs « martiens ». En vain.
2) En dialecte local « El Hedj », petit melon d’une extrême amertume, même si l’on ajoute des kilos de sucre.
3) Un fellah qui n’a que le nom, en réalité une « taupe » auxiliaire rurale de la police coloniale, goinfrait dans tous les râteliers. Lors des « élections naégeliennes », deux partis engagés ont ouvert deux « auges ». L’un a loué un restaurant gratis, l’autre un café maure self-service. Alors, notre bonhomme, avec une bedaine prononcée, des grosses moustaches à la Bismarck, un couvre-chef, du genre spahi (chèche sbeissi que l’on désignait ainsi) des yeux de bardot, mangeait au restaurant, avec la promesse de donner les voies de sa mechta et, tout juste après, se dirige au café en se curant ses grosses dents équines, pour prendre une grosse tasse de bon café, « djezoua », avec la même promesse.
4) La formule historique « Il suffit d’une étincelle de feu, au bon moment » est du défunt dirigeant révolutionnaire éclairé et président d’Etat, Mohamed Boudiaf. En effet, il était fermement convaincu que ces mascarades coloniales ne s’inscrivaient pas dans le sens de l’histoire. Une évidence. Il fut lourdement instruit, par cet artifice, miroité aux élites nationalistes de l’époque. Il supervisera, au nom du MTLD, les « élections » de 1947, dans sa région natale. Il est vite déçu. Fidèle à ses principes, il quitta un douar bouché à l’émeri, car manipulé par les béni-oui-oui et les zizanies des « amis ». En colère, désillusionné, il retourna à M’sila à pied sur une distance de plus de… 20 km. C’est dans son tempérament. Quelles furent ses pensées au cours de ce long trajet ?
5) Dans les années 1950, un foisonnement mythique est apparu. A chaque bourrasque, à chaque grand tonnerre, il y avait toujours quelqu’un, qui venait de voir un immense serpent tombé du ciel. « Une tama », dit-on. Le fantasme d’une puissance, plus grande, que l’oppression coloniale. Une fiction suggestive. Tout le monde, ou presque, se précipitait vers le lieu où est tombé cet indéfinissable monstre, avec la conviction préétablie que c’est vrai. Bizarrement, dans les Aurès, il y a aussi une histoire de serpent mythique, ancêtre de deux tribus antagonistes. Un autre mythe « indigéno-colonial » qui remonte, en fait, à la légende de la Kahina et de ses enfants. Si au Maroc, dans les années 1950, il y avait des personnes qui ont bien vu le défunt roi Mohammed V, à côté de la lune, lors de son exil à Madagascar ; chez nous, dans mon patelin en tout cas, les gens regardaient les troncs d’arbres, qui semblaient dessiner des polygones étoilés (Nedjma). En fait, des excroissances végétatives exsudées. Des effets de reflets allusifs. Un fantasme qui s’inspire de « l’Etoile nord-africaine », vivier anticolonial du PPA et bien après du FLN. On disait aussi que les « djinns » ont peur des coups de feu. Du baroud. C’est le bon moment, comme le souhaitait Si Tayeb (le bon) El Watani (patriote) ; le moment propice du frottement du bâtonnet d’allumette. Illustre enfant de notre quartier et visionnaire du destin de l’Algérie, tu avais vu juste. Cette Algérie que tu voulais, dès le début, qu’elle prenne le chemin qu’elle mérite, s’est inclinée la mort dans l’âme, devant ton destin. En vérité, l’Histoire a voulu te faire éviter, de la voir souffrir, car tu lui as tout donné. Notre pays poursuit, malgré tout, sa marche vers son destin et t’avait déjà béni avant que tu disparaisses. Toute une fidélité mutuelle originelle. Imprenable. Repose, enfin, dans la paix éternelle. Celle des justes.

L’auteur est Ingénieur agronome

Ali Brahimi
El Watan

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