Une fois, un de mes amis européens, anthropologue de profession, me demanda de lui expliquer en quelques mots ce pays inexplicable, ineffable, inénarrable qu’est le Maroc. Je ne sus que répondre et puis, de fil en aiguille, une allégorie s’est imposée à moi comme une évidence : celle du bateau ivre. Un navire fantôme surgis des ténèbres, un monstre des mers venu depuis la nuit des temps par un beau jour de printemps. On ne sait rien sur ses origines ni où il va, on a juste une idée plus ou moins approximative sur la faune humaine qui le peuple, une faune bariolée, une humanité bigarrée d’origines diverses et de fortunes inégales.
Perdu dans un océan agité, le bateau ivre avance sans vraiment avancer, sans gouvernail ni boussole. Ses seuls repères se résument, pourrait-on dire, au sens du lever et du coucher du soleil et ce n’est pas négligeable pour les pratiquants de la prière musulmane – même s’ils ne savent plus s’ils prient en direction de la première ou de la seconde Qibla : la mosquée d’Al-Aqsa ou la Ka‘ba, Jérusalem-Est ou la Mecque ! Quant à la science des étoiles, personne à bord n’y comprend rien à leurs configurations ; les quelques rares astronomes qui pouvaient les interpréter ont été chassés manu militari, jetés en mer depuis bien longtemps au motif de troubles à l’ordre public. On leur reprochait de réfléchir un peu plus que la moyenne générale, d’entretenir des idées subversives dans les esprits, d’introduire même des velléités de sédition dans les rangs de la plèbe.
Pourtant, ces mêmes idées ont fini par bourgeonner dès les débuts du printemps. En témoigne, la dernière mutinerie menée par une vingtaine d’esclaves sous-alimentés et régulièrement violentés. Fait inédit, la répression qui s’en est suivie a provoqué une vague d’indignation et une large solidarité avec les victimes, ce qui a forcé la chefferie de l’équipage à inventer quelques subterfuges pour calmer les ardeurs des mutins et de leurs soutiens. Quelques promesses leur ont été miroitées et notamment la suppression de l’usage abusif du fouet (par les matons et les sous-fifres), une augmentation significative des rations alimentaires, ainsi que plus de repos et plus de distractions. Pour les persuader d’accepter le nouvel arrangement, les Consciences corrompues ont été mobilisés.
Pourtant, sous la pression des éléments, les règles du jeu ont sensiblement changé en faveur des rebelles. On approchait dangereusement de l’hiver austral et il fallait absolument acheter la paix sociale, unir les forces en vue d’affronter les violentes houles de l’hémisphère sud qui s’annonçaient déjà. Bref, l’équipage devait coûte que coûte recréer une illusion d’unité, consentir des efforts, quelques souplesses, quelques largesses avec, à la clef, un peu plus de vin et d’opium, de musique et autres amusements pour ceux qui le souhaitent, mais aussi prêches et prières, morale puritaine et stricte encadrement spirituel pour les autres.
Encore fallait-il reprendre la main, briser l’union sacrée de tous les mutins qui, pourtant, ne faisaient que défendre leurs droits légitimes : dignité et égalité, justice et liberté. Et pour atteindre le cœur de la rébellion et le corrompre de l’intérieur, rien ne valait les vieilles recettes que l’équipage a recyclé pour l’occasion, en tournant les uns contre les autres : les Blancs contre les Noirs, les Amazighones contre les Arabophones, les fanatiques contre les laïcs, les femmes contre les hommes etcætera.
Passées les tempêtes de l’hiver austral et ses monstres-vagues, les vieilles méthodes de répression ont repris de plus belle et, pendant ce temps, une autre inquiétude s’est peu à peu installée à bord. On ne sait plus où on va, le capitaine ne fait plus acte de présence. Même l’équipage, qui passe le clair de son temps à se tourner les pouces entre deux repas somptueux, n’en sait pas davantage. Des ordres contradictoires, dont on peine à identifier la source, tombent régulièrement : le bateau ivre vire tantôt vers l’est, tantôt vers l’ouest, Orient et Occident à la fois, parfois il tourne en rond quant il n’évite pas de justesse quelque obstacle.
En ces moments de grande incertitude, le bateau ivre est toujours à la dérive sur une mer qui s’annonce de plus en plus déchaînée ! Seule nouveauté, à la surprise générale, quelques fanatiques aveugles se relayent désormais pour occuper le haut du mat avec la bénédiction de l’équipage. Mais à défaut d’annoncer la terre ferme, ils y organisent des concours de Muezzin. Désormais, outre les prières réglementaires de la journée, ils en font l’appel pour d’autres, en inventent de nouvelles auxquelles ils donnent toutes sortes de noms tirés des vieux grimoires aux pages jaunes. Ainsi va le bateau ivre …
Karim R’Bati : Berne, le 12 juin 2013.
Tags : Maroc, monarchie marocaine, Makhzen,
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