John Vidal
Traduit par Nicolas Casaux
Tandis que la destruction de l’habitat d’innombrables espèces vivantes et de ces espèces elles-mêmes s’intensifie au niveau mondial, la présente pandémie de coronavirus pourrait n’être que le début d’une ère de pandémies internationales.
Mayibout 2 n’est pas un endroit sain. Les quelque 150 personnes qui vivent dans ce village, situé sur la rive sud du fleuve Ivindo, au cœur de la grande forêt de Minkebe, dans le nord du Gabon, sont habituées à des crises occasionnelles de maladies telles que la malaria, la dengue, la fièvre jaune et la maladie du sommeil. La plupart du temps, ils les ignorent.
Mais en janvier 1996, Ebola, un virus mortel alors à peine connu de l’homme, s’est soudainement répandu hors de la forêt en une vague de petites épidémies. La maladie a tué 21 des 37 villageois qui avaient été infectés, dont un certain nombre avaient porté, écorché, coupé ou mangé un chimpanzé de la forêt voisine.
Je me suis rendu à Mayibout 2 en 2004 pour étudier pourquoi des maladies mortelles nouvelles pour l’homme émergeaient des « points chauds » de la biodiversité tels que les forêts tropicales humides et les marchés de viande de brousse des villes africaines et asiatiques.
Une journée en canoë suivie de nombreuses heures sur des chemins forestiers dégradés, en passant par des villages Baka et une petite mine d’or, et j’ai atteint le village. Là, j’ai trouvé des personnes traumatisées qui craignaient encore le retour du virus mortel, qui tue jusqu’à 90% des personnes qu’il infecte.
Les villageois m’ont raconté comment des enfants étaient allés dans la forêt avec des chiens qui avaient tué le chimpanzé. Ils m’ont dit que tous ceux qui l’avaient cuisiné ou mangé avaient eu une fièvre terrible en quelques heures. Certains sont morts immédiatement, tandis que d’autres ont été emmenés à l’hôpital en aval de la rivière. Quelques-uns, comme Nesto Bematsick, se sont rétablis. « Nous aimions la forêt, maintenant nous la craignons », m’a-t-il dit. Beaucoup de membres de la famille de Bematsick sont morts.
Il y a encore une ou deux décennies, on pensait généralement que les forêts tropicales et les environnements naturels intacts regorgeant d’espèces sauvages exotiques nous menaçaient en abritant des virus et des agents pathogènes pouvant provoquer de nouvelles maladies chez l’homme telles que le virus Ebola, le VIH et la dengue.
En contraste, beaucoup de chercheurs pensent aujourd’hui que c’est en réalité la destruction de la biodiversité par l’humanité [par la civilisation industrielle et capitaliste, désormais planétaire, NdT] qui crée les conditions d’émergence de nouveaux virus et de nouvelles maladies telles que le Covid-19, apparue en Chine en décembre 2019, dont les profondes répercussions sanitaires et économiques menacent les pays riches comme les pays pauvres. D’ailleurs, une nouvelle discipline, la santé planétaire, est en train d’émerger, qui se concentre sur les liens de plus en plus manifestes entre le bien-être des humains, d’autres êtres vivants et des écosystèmes entiers.
Est-il donc possible que ce soit des activités telles que la construction de routes, l’exploitation minière, la chasse et l’exploitation forestière, qui aient déclenché les épidémies d’Ebola à Mayibout 2 et ailleurs dans les années 1990, et qui déchaînent aujourd’hui de nouvelles terreurs ?
« Nous envahissons les forêts tropicales et autres paysages sauvages, qui abritent tant d’espèces d’animaux et de plantes — et au sein desquelles évoluent tant de virus inconnus », a récemment écrit David Quammen, auteur de Spillover: Animal Infections and the Next Human Pandemic (« Contagion : les infections animales et la prochaine pandémie humaine ») dans le New York Times. « Nous coupons les arbres ; nous tuons les animaux ou les mettons en cage et les envoyons sur les marchés. Nous perturbons les écosystèmes et nous débarrassons les virus de leurs hôtes naturels. Lorsque cela se produit, ils ont besoin d’un nouvel hôte. Or, c’est sur nous qu’ils tombent. »
Menace croissante
Des recherches suggèrent que les épidémies de maladies issues d’animaux non-humains et d’autres maladies infectieuses telles que le virus Ebola, le Sars, la grippe aviaire et maintenant le Covid-19, causé par un nouveau coronavirus, sont en augmentation. Les agents pathogènes passent des animaux non-humains aux humains, et nombre d’entre eux sont capables de se propager rapidement vers de nouveaux endroits. Les Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (CDC) estiment que les trois quarts des maladies nouvelles ou émergentes qui infectent les humains proviennent des animaux.
Certaines, comme la rage et la peste, nous ont été transmises par des animaux il y a plusieurs siècles. D’autres, comme la maladie de Marburg, qui serait transmise par des chauves-souris, sont encore rares. Quelques-unes, comme Covid-19, apparu l’année dernière à Wuhan, en Chine, et le coronavirus Mers, lié aux chameaux du Moyen-Orient, sont nouvelles pour l’homme et se répandent dans le monde entier.
Parmi les autres maladies passées d’animaux non-humains à l’homme, on peut citer la fièvre de Lassa, identifiée pour la première fois en 1969 au Nigeria, le Nipah de Malaisie et le Sars de Chine, qui a tué plus de 700 personnes et s’est propagé dans 30 pays en 2002–2003. Certaines, comme le Zika et le virus du Nil occidental, qui sont apparus en Afrique, ont muté et se sont établies sur d’autres continents.
Kate Jones, directrice de la filière écologie et la biodiversité à l’UCL, qualifie les maladies infectieuses émergentes d’origine animale de « menace croissante et très importante pour la santé, la sécurité et les économies mondiales » [on notera la contradiction, les « économies mondiales », ce sont elles qui nuisent à la santé des humains comme des animaux non-humains comme du monde entier, NdT].
Effet multiplicateur
En 2008, Jones et une équipe de chercheurs ont identifié 335 maladies apparues entre 1960 et 2004, dont au moins 60% provenaient d’animaux.
Selon Jones, ces zoonoses sont de plus en plus souvent liées à des changements environnementaux et au comportement humain. La perturbation des forêts vierges par l’exploitation forestière et minière, la construction de routes dans des endroits reculés, l’urbanisation rapide et la croissance démographique rapprochent les gens d’espèces animales dont ils n’avaient jamais été proches auparavant, explique-t-elle.
La transmission de maladies de la faune sauvage à l’homme qui en résulte, ajoute-t-elle, est désormais « un coût caché du développement économique humain. Nous sommes toujours plus nombreux, dans tous les milieux. Nous nous rendons dans des endroits largement intacts et sommes de plus en plus exposés. Nous créons des habitats où les virus se transmettent plus facilement, mais nous sommes surpris lorsque cela se produit. »
Jones étudie comment les changements dans l’utilisation des terres contribuent à aggraver cette situation. « Nous étudions comment les espèces vivant dans des habitats dégradés sont susceptibles de transporter davantage de virus pouvant infecter l’homme », explique-t-elle. « Les systèmes plus simples ont un effet multiplicateur. Détruisez les paysages, et les espèces qui restent sont celles dont les humains attrapent les maladies ».
« D’innombrables agents pathogènes continuent d’évoluer et, à un moment donné, pourraient constituer une menace pour l’homme », affirme Eric Fevre, titulaire de la chaire de maladies infectieuses vétérinaires à l’Institut d’infection et de santé mondiale de l’Université de Liverpool. « Le risque [de voir des agents pathogènes passer des animaux aux humains] a toujours été présent ».
La différence entre aujourd’hui et il y a quelques décennies, explique Fevre, est que les maladies sont susceptibles de se développer à la fois dans les environnements urbains et naturels : « Nous avons créé des populations denses où nous avons à nos côtés des chauves-souris et des rongeurs, ainsi que des oiseaux, des animaux de compagnie et d’autres êtres vivants. Cela crée une interaction intense et des possibilités de passage d’une espèce à l’autre. »
La partie émergée de l’iceberg
« Les pathogènes ne respectent pas les frontières entre les espèces », explique l’écologiste Thomas Gillespie, professeur associé au département des sciences environnementales de l’université Emory, qui étudie comment le rétrécissement des habitats naturels et les changements de comportement augmentent le risque de propagation des maladies des animaux aux humains.
« Je ne suis pas du tout surpris par l’épidémie de coronavirus. La majorité des agents pathogènes restent à découvrir. Nous ne percevons que la partie émergée de l’iceberg. »
Les humains [la civilisation industrielle capitaliste, tous les humains ne sont pas aussi et assez stupides, NdT], explique Gillespie, créent les conditions de la propagation des maladies en érodant les barrières naturelles qui existaient entre les animaux hôtes — dans lesquels le virus circule naturellement — et eux-mêmes. « Nous nous attendons pleinement à l’arrivée d’une pandémie de grippe ; nous pouvons nous attendre à une mortalité humaine à grande échelle ; nous pouvons nous attendre à d’autres agents pathogènes ayant encore d’autres impacts. Une maladie comme le virus Ebola ne se propage pas facilement. Mais une maladie ayant le taux de mortalité d’Ebola et se propageant comme la rougeole serait catastrophique », souligne Gillespie.
Partout, la faune sauvage est soumise à un stress accru, rappelle-t-il. « Les habitats d’innombrables espèces animales sont détruits, ce qui signifie que les espèces se rassemblent et entrent aussi davantage en contact avec les humains. Les espèces qui survivent aux changements se déplacent et se mélangent avec différents animaux et avec les humains ».
Gillespie constate cela aux États-Unis, où les banlieues fragmentent les forêts et augmentent le risque que les humains contractent la maladie de Lyme. « L’altération de l’écosystème affecte le cycle complexe de l’agent pathogène de Lyme. Les personnes vivant à proximité sont plus susceptibles de se faire piquer par une tique porteuse de la bactérie de Lyme », explique-t-il.
Pourtant, la recherche sur la santé humaine tient rarement compte des écosystèmes naturels environnants, affirme Richard Ostfeld, éminent scientifique à l’institut d’études des écosystèmes de Millbrook, à New York. Avec d’autres, il développe la nouvelle discipline de la santé planétaire, qui étudie les liens entre la santé humaine et celle des écosystèmes.
« Les scientifiques et le public pensent à tort que les écosystèmes naturels constituent une source de menaces pour l’être humain. C’est une erreur. La nature pose des menaces, c’est vrai, mais ce sont les activités humaines [par quoi il faut entendre les activités de la société industrielle capitaliste, bien entendu, qu’ils sont pénibles à toujours généraliser, occultant tranquillement le fait qu’il existe encore des sociétés humaines qui ne se comportent pas comme la civilisation industrielle capitaliste, NdT] qui font les vrais dégâts. Les risques pour la santé que l’on retrouve dans un milieu naturel sont aggravés lorsque nous interférons avec lui », affirme-t-il.
Ostfeld cite en exemple les rats et les chauves-souris, qui sont fortement liés à la propagation directe et indirecte des maladies zoonotiques. « Les rongeurs et certaines chauves-souris prospèrent lorsque nous perturbons les habitats naturels. Ils sont les plus susceptibles de favoriser la transmission [des agents pathogènes]. Plus nous perturbons les forêts et les habitats, plus nous sommes en danger », ajoute-t-il.
Felicia Keesing, professeure de biologie au Bard College de New York, étudie comment les changements environnementaux influencent la probabilité que les humains soient exposés à des maladies infectieuses. « Lorsque nous érodons la biodiversité, nous assistons à une prolifération des espèces les plus susceptibles de nous transmettre de nouvelles maladies, en outre, il est également prouvé que ces mêmes espèces sont les meilleurs hôtes des maladies existantes », a-t-elle écrit dans un courriel adressé à Ensia, un média à but non lucratif qui s’intéresse à l’évolution de notre planète.
Le lien avec les marchés
Les écologistes spécialisés dans les maladies affirment que les virus et autres agents pathogènes sont également susceptibles de passer des animaux non-humains aux humains dans les nombreux marchés informels ayant vu le jour pour fournir de la viande fraîche aux populations urbaines à croissance rapide dans le monde entier. Ici, les animaux sont abattus, découpés et vendus sur place.
Le « marché humide » (où l’on vend des produits frais et de la viande) de Wuhan, considéré par le gouvernement chinois comme le point de départ de l’actuelle pandémie de Covid-19, était connu pour les nombreux animaux sauvages, notamment des louveteaux vivants, des salamandres, des crocodiles, des scorpions, des rats, des écureuils, des renards, des civettes et des tortues, qu’on y trouvait.
De la même manière, sur les marchés urbains d’Afrique occidentale et centrale sont vendus des singes, des chauves-souris, des rats et des dizaines d’espèces d’oiseaux, de mammifères, d’insectes et de rongeurs abattus et vendus à proximité de décharges à ciel ouvert non-drainées.
« Les marchés humides constituent une tempête parfaite pour la transmission des agents pathogènes entre espèces », explique Gillespie. « Chaque fois que vous avez de nouvelles interactions avec une série d’espèces dans un même endroit, que ce soit dans un environnement naturel comme une forêt ou un marché humide, il peut y avoir des contagions ».
Le marché de Wuhan, ainsi que d’autres où étaient vendus des animaux vivants, a été fermé par les autorités chinoises, et le mois dernier, Pékin a interdit le commerce et la consommation d’animaux sauvages, à l’exception des poissons et des fruits de mer. Mais l’interdiction de vendre des animaux vivants dans les zones urbaines ou sur les marchés informels n’est pas la solution, affirment certains scientifiques.
« Le marché de Lagos est bien connu. Il constitue une sorte de bombe nucléaire en puissance. Mais il n’est pas juste de diaboliser des endroits qui n’ont pas de frigos. Ces marchés traditionnels fournissent une grande partie de la nourriture pour l’Afrique et l’Asie », explique Jones.
« Ces marchés sont des sources de nourriture essentielles pour des centaines de millions de pauvres, et il est impossible de s’en débarrasser », affirme Delia Grace, épidémiologiste et vétérinaire principale à l’Institut international de recherche sur le bétail basé à Nairobi, au Kenya. Elle affirme que les interdictions forcent les commerçants à se réfugier dans la clandestinité, où ils risquent d’être encore moins attentifs à l’hygiène.
Fevre et sa collègue Cecilia Tacoli, chercheuse principale du groupe de recherche sur les implantations humaines de l’Institut international pour l’environnement et le développement (IIED), affirment dans un article de blog qu’au lieu de pointer du doigt les marchés humides, nous devrions nous pencher sur le commerce florissant des animaux sauvages.
« Ce sont les animaux sauvages plutôt que les animaux d’élevage qui sont les hôtes naturels de nombreux virus », écrivent-ils. « Les marchés humides sont considérés comme faisant partie du commerce informel de denrées alimentaires qui est souvent accusé de contribuer à la propagation des maladies. Mais […] des preuves montrent que le lien entre les marchés informels et les maladies n’est pas nécessairement évident. »
Changer de comportement
Alors que pouvons-nous faire face à cela ?
Selon Jones, le changement doit venir à la fois des sociétés riches et des sociétés pauvres. La demande de bois, de minéraux et de ressources du Nord mondial génère une dégradation des écosystèmes et des perturbations écologiques qui favorisent l’émergence de maladies, explique-t-elle. « Nous devons réfléchir à la biosécurité mondiale, trouver les points faibles et renforcer la fourniture de soins de santé dans les pays en développement. Sinon, nous pouvons nous attendre à ce que tout cela continue », ajoute-t-elle.
« Les risques sont plus grands désormais. Ils ont toujours été présents et le sont depuis des générations. Ce sont nos interactions avec ce risque qui doivent être modifiées », déclare Brian Bird, chercheur virologue à l’Université de Californie (Davis School of Veterinary Medicine One Health Institute), où il dirige les activités de surveillance liées à Ebola en Sierra Leone et ailleurs.
« Nous sommes maintenant dans une ère d’urgence chronique », affirme Bird. « Les maladies sont plus susceptibles de voyager plus loin et plus vite qu’auparavant, ce qui signifie que nous devons être plus rapides dans nos réponses. Il faut des investissements, un changement dans le comportement humain, et cela signifie que nous devons écouter les gens au niveau des communautés. »
Selon Bird, il est essentiel de sensibiliser les chasseurs, les bûcherons, les commerçants et les consommateurs aux problèmes des agents pathogènes et des maladies. « Ces contagions commencent avec une ou deux personnes. Les solutions commencent par l’éducation et la sensibilisation. Nous devons faire prendre conscience aux gens que les choses sont différentes aujourd’hui. J’ai appris en travaillant en Sierra Leone avec des personnes touchées par le virus Ebola que les communautés locales désirent être informées », explique-t-il. « Elles veulent savoir quoi faire. Elles veulent apprendre. »
Fevre et Tacoli préconisent de repenser les infrastructures urbaines, en particulier dans les quartiers pauvres et informels. « Les efforts à court terme doivent viser à contenir la propagation de l’infection », écrivent-ils. « Sur le long terme — étant donné que les nouvelles maladies infectieuses continueront probablement à se propager rapidement entre et dans les villes — nous avons besoin d’une révision des approches actuelles de l’urbanisme et du développement urbain. »
L’essentiel, selon Bird, est d’être prêt. « Nous ne pouvons pas prévoir d’où viendra la prochaine pandémie, c’est pourquoi nous avons besoin de plans d’atténuation qui tiennent compte des pires scénarios possibles », affirme-t-il. « La seule chose qui soit certaine, c’est que d’autres pandémies s’ensuivront. » [John Vidal, ex-journaliste en chef de la section écologie du Guardian, n’ose malheureusement rien suggérer de bien radical, ne propose aucune piste pour en finir avec cette situation où la nature est détruite et où des pandémies émergent. Dans un cas comme dans l’autre, cela nécessiterait ni plus ni moins que de mettre hors d’état de nuire la civilisation industrielle capitaliste, d’en finir avec la mondialisation, les sociétés de masses, les surconcentrations d’humains dans les villes, et d’animaux domestiques, de désurbaniser le monde, de défaire, encore une fois, tout ce qui constitue la civilisation industrielle, ce qu’un ponte du Guardian ne peut encourager, NdT].
Tlaxcala, 27 mars 2020
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