Alors que la « communauté internationale » soutient toujours le gouvernement d’Al-Sarraj (Frères-musulmans et pro-turc) de Tripoli, lié à un parlement illégitime, les pays en guerre contre les Frères-musulmans, Emirats, Egypte et Russie (France officieusement) soutiennent l’armée du Maréchal Haftar, quant à lui soutenu par le Parlement légitime de Tobrouk (le plus récemment élu démocratiquement) et qui tente de prendre la capitale libyenne. Ce dernier vient d’ailleurs de s’emparer de Syrtes, un revers important pour le camp Sarraj qui bénéficie en revanche du renfort de jihadistes et miliciens islamistes que l’armée turque exfiltre de Syrie depuis quelques temps…. Alexandre del Valle revient sur les forces en présence, locales, régionales et étrangères, et sur l’incroyable faute de l’Occident et notamment du gouvernement français de l’épique, qui ont ouvert une incontrôlable boîte de pandore islamo-terroriste en renversant le régime de Mouammar Kadhafi en 2011 comme les Américains Saddam Hussein en Irak en 2003. Alexandre del Valle a notamment rencontré le géopolitologue Mourad al-Attab, proche de Saîf al islam Kadhafi, dont il évoque les chances de retour dans son dernier ouvrage.
Lors de l’intervention franco-anglo-américaine de 2011, présentée comme un « appui à la révolution démocratique libyenne », puis après la mort de Kadhafi, assassiné en octobre 2011 par des milices islamistes libyennes appuyées par les services-action de plusieurs pays occidentaux, les va-t’en guerre français et anglais, BHL-Sarkozy en tête, annoncèrent une « ère démocratique nouvelle ». Les Libyens purent fêter ainsi la mise en place inédite d’élections libres. Peu d’observateurs et médias occidentaux n’osaient toutefois évoquer le passé et la nature clairement islamiste, voire terroriste, de nombreux protagonistes de cette nouvelle Libye, tel Abdelkarim Belhadj, ex-combattant en Irak au sein du Groupe islamique combattant libyen d’Al-Qaïda en Irak et de son chef, Zarkaoui, précurseur de Daech… Ce dernier, qui fut reçut officiellement à Paris et ailleurs comme un « combattant de la Liberté », devint vite, après avoir fait masaccrer Kadhafi, le « gouverneur militaire de Tripoli ». On connaît la suite de cette « plus grande faute géopolitique de la Vème République ».
Forces en présence: Haftar versus Sarraj
Les Nations Unies soutinrent dès le début le Gouvernement d’Accord National (présentable) de Fayez Al-Sarraj, à Tripoli, et son Parlement, depuis lors caduc et battu par un nouveau Parlement légitime réfugié à Tobrouk, dans l’Est du pays. Ce dernier soutient et est soutenu militairement par le Maréchal Haftar et son Armée nationale libyenne, résolument opposés aux islamistes frères-musulmans pro-turcs de Tripoli et à leurs milices islamistes-jihadistes de Misrata. Récemment, les troupes de Haftar, qui contrôlent la plus grande partie du pays, à l’Est et au Sud et au Centre, ainsi que la majeure partie des puits de pétrole du pays, ont réussi à prendre la ville de Syrtes. Face au Maréchal, les troupes pro-Sarraj, à l’Est, soutenues par la Turquie, le Qatar, et officieusement les Anglais, font dans l’équilibrisme en se présentant comme le gouvernement légitimé par les Nations unies (mais lié à un Parlement illégal), tout en s’appuyant sur les milices islamistes fréristes et jihadistes venues de Syrie ou d’ailleurs… Rappelons que Al-Sarraj bénéficie non seulement du soutien des Nations Unies mais surtout de celui des Frères musulmans, de leurs milices, et de leurs deux parrains politiques, militaires et financiers: le Qatar et la Turquie d’Erdogan, qui voudraient faire de ce pays leur chasse-gardée face à l’avancée du Maréchal Haftar. Il est vrai que ce dernier prône un gouvernement nationaliste/anti-islamiste dans la lignée de Kadhafi, d’où le soutien qu’il reçoit des Émirats Arabes Unis, de l’Egypte et même de l’Arabie saoudite de MBS qui livrent une guerre totale contre les Frères-musulmane, « matrice de l’islamisme et du jihadisme ».
La Libye est donc coupée en deux depuis 2014, et sa déstabilisation depuis le « printemps arabe » – devenu un « hiver islamiste » – s’apparente à un véritable cauchemar sécuritaire : nombre de mercenaires libyens et Africains formés en Libye sont partis depuis dans des pays d’Afrique noire avec des stocks d’armes qui alimentent depuis le jihadisme en train d’ensanglanter de nombreux pays subsahariens et sahéliens, à commencer par le Centre-Afrique et les pays du G5 Sahel, que la France soutient. En 2017 Emmanuel Macron a ainsi tenté, sans succès, de réconcilier Haftar et Al-Sarraj en vue de stabiliser la Libye qui occupe une position stratégique pour l’Afrique subsaharienne, actuellement gagnée par le virus jihadiste, et pour l’Europe, en proie au « risque migratoire », puisque c’est des côtes libyennes que partent la majorité des émigrés clandestins venus d’Afrique mais aussi que peuvent passer des jihadistes
D’une certaine manière, la présidence de Macron essaie de remédier au chaos jihadiste que le gouvernement Sarkozy avait créé en renversant un régime – certes peu démocratique -mais qui avait le mérite de lutter contre le jihadisme et qui contrôlait les flux migratoires en Méditerranée orientale..
Un « chaos durable »: l’impossible réconciliation entre les deux ennemis libyens représentants de forces régionales antagonistes
Pour tenter de remédier à ce chaos, la Russie de Vladimir Poutine et son allié contre-nature, la Turquie d’Erdogan (la première soutenant Sarraj et la seconde Haftar) ont amorcé un processus de dialogue entre les deux principaux camps antagonistes, en recevant lundi dernier, à Moscou, le chef du gouvernement reconnu par l’ONU, Fayez el-Sarraj, et l’homme fort de l’Est, Khalifa Haftar. L’accord de cessez-le-feu, parrainé par les ministres des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov et turc, Mevlut Cavusoglu, portaient sur les modalités du cessez-le-feu proclamé dimanche 12 janvier, à la suite de l’appel commun des présidents Poutine et Erdogan. Le chef de la diplomatie turque a beau avoir annoncé un ambitieux « processus politique sous le patronage de la Russie et de la Turquie », peu d’observateurs semblent partager son optimisme, et le cessez-le-feu a déjà été violé maintes fois… Mieux, le maréchal Haftar, bien qu’appuyé par la Russie, a posé des conditions drastiques à la signature de l’accord, pour le moment uniquement signé que par son rival Sarraj. En toute logique, il n’a pas intérêt à le signer, et encore moins à envisager une réunification du pays avec des forces islamistes que ses protecteurs combattent à mort: Frères-musulmans et Turquie néo-ottomane d’Erdogan. Pour Haftar, un accord n’est aucunement envisageable sans la dissolution préalable des milices islamo-jihadistes qui soutiennent Sarraj, donc sans le renvoi des mercenaires syriens islamistes et des soldats turcs de plus en plus présents en Libye qu’Erdogan a fait exfiltrer de Syrie et des camps turcs. Le président turc voudrait, comme en Syrie, négocier une « zone d’influence » turque, comme par hasard en Libye occidentale, avec les miliciens de Misrata, descendants de colons turcs-ottomans, et avec le gouvernement de Fayez Sarraj, lui aussi descendant de Turcs avec qui Ankara a signé un accord de partage des eaux souveraines en Méditerranée en vue de l’exploitation de gaz et pétrole off-shore…. Face à cet état de fait inacceptable, Haftar exige de l’ONU que soit créé un comité dédié au désarmement et il refuse également toute médiation turque dans le dossier libyen, sachant que selon l’accord qu’il a refusé de signer à Moscou, des officiels turcs devaient faire partie du comité de cessez-le-feu, point inacceptable pour le maréchal Haftar pour qui la Turquie est une force ennemie qui soutient les Frères musulmans, leurs milices et des groupes jihadistes libyens, syriens et « internationaux ». Ceux-ci voient dans ce pays en plein chaos une nouvelle terre de jihad après leur départ de Syrie forcé par la victoire du régime d’Assad. Le camp de Khalifa Haftar réclame également l’instauration d’un réel « gouvernement de réconciliation nationale » qui regrouperait tous les Libyens, avec l’aval du Parlement de Tobrouk, le dernier élu, donc le seul légitime.
Auteur de nombreux essais philosophiques, économiques et géopolitiques, le chercheur Morad El Hattab, qui vient de signer un ouvrage très éclairant sur la Libye (Saïf al Islam Kadhafi. Un rêve d’avenir pour la Libye*), déplore la façon dont « la France a été progressivement amenée à agir contre ses propres intérêts en Libye ». Patriote fervent, attentif à la défense des intérêts souverains de la France, EL Hattab a répondu aux questions d’Alexandre del Valle.
Alexandre Del Valle : La France a-t-elle tort d’intervenir en Libye en 2011, pour y renverser le pouvoir de Mouammar Kadhafi ?
Morad El Hattab : Il est bon en effet de rappeler que cette intervention en Libye a eu lieu il y a déjà neuf ans. Ce qui permet aujourd’hui d’avoir un certain recul et de juger l’arbre à ses fruits. Nous pouvons donc objectivement comparer la situation avant et après l’intervention occidentale en Libye, c’est un premier point : la Libye était devenue l’État le plus stable et le plus prospère d’Afrique, avec un système de redistribution avancée et une émigration tout à fait limitée.
Nous pouvons aussi en effet, nous demander si cette intervention servait réellement les intérêts stratégiques de la France, ou bien au contraire, s’il s’agissait de servir des intérêts particuliers : nommément l’intérêt personnel de Nicolas Sarkozy (je développe pourquoi dans le livre), mais dans le cadre d’une lecture économique plus globale consistant à sauver le pétrodollar. Plus globalement, il y a toute une profondeur historique oubliée de la question libyenne qui est rappelée dans la première partie de l’ouvrage : non seulement la France a agi contre ses intérêts stratégiques, alors que ses relations avec la Libye étaient au beau fixe. Mais en plus, ce n’est pas la première fois que la France a été détournée à la fois par des intérêts personnels et par des intérêts étrangers, concernant précisément la Libye : je rappelle l’épisode des découvertes du pétrole du Fezzan par Conrad Killian, et la façon dont il fut assassiné en 1950 par les Services britanniques, pour avoir voulu servir les intérêts stratégiques français et le bien-être des populations locales de tout le Sahara. En ce sens, une profondeur historique est nécessaire pour comprendre que nous revivons les mêmes situations à 50 ans d’intervalle : « ceux qui oublient l’Histoire se condamnent à la revivre »…
ADV: Vous voulez dire que la France a servi des intérêts étrangers en Libye, à la fois dans le passé et à notre époque ? Cette idée serait d’autant plus dérangeante, car nous voyons aujourd’hui que les conséquences de la déstabilisation de la Libye en 2011, par le trio anglo-américano-français, ont notamment engendré des vagues de migrants qui touchent certes l’Italie, mais aboutissent ensuite en France.`
Morad El Hattab: C’est juste, et c’est lié : plus précisément, je dis que la France a été détournée non pas une fois mais deux fois dans l’Histoire récente, pour oublier ses intérêts stratégiques en Libye, au bénéfice d’intérêts étrangers… Et que ces luttes d’influence sont fort peu comprises en France aujourd’hui.
Vous avez surtout raison de préciser qu’il s’agissait du trio « anglo-américano-français », qui est intervenu en Libye, mais je détaille les raisons pour lesquelles ce trio était en soi une absurdité : parce qu’historiquement les anglo-américains étaient rivaux et non pas alliés en matière pétrolière, mais que malheureusement la France est toujours restée la proie de cette rivalité, la proie du pétrole britannique spécialement, alors que les États-Unis étaient plutôt alliés de la France, étonnamment (je détaille ces éléments dans le livre). C’est-à-dire que l’intervention de 2011, fut l’aboutissement au grand jour de ce qui n’était auparavant connu que des initiés : le défaut de planification stratégique française en matière pétrolière, malgré une parenthèse récente (je dirais : « entre De Gaulle et Christophe de Margerie »… les initiés comprendront !), a abouti en 2011 à ce que nous ne soyons rien d’autre qu’un supplétif et un vassal, dans le cadre d’un partage anglo-américain du pétrole mondial. Sauf que ce partage du pétrole s’est fait au gré de luttes occultes dont nous n’avons pas fini de payer les conséquences aujourd’hui…
ADV : Haftar est venu en France au printemps dernier. Pourquoi la France le soutient-elle alors que l’ONU et les États-Unis et la Grande-Bretagne soutiennent Fayez el-Sarraj ?
Morad El Hattab : Globalement, parce que la France est actuellement détournée par certaines personnes qui ont été cooptés, mais qui n’ont pas conscience des intérêts stratégiques français. Voire pire, qui ont été coopté précisément, parce qu’ils n’allaient pas servir les intérêts stratégiques français… Alors oui, en effet : nous persistons à agir en dépit du bon sens partout dans la zone sahélo-saharienne, de façon tellement grossière que l’on pourrait même se demander parfois si ce n’est pas fait exprès !
Et nous en voyons les conséquences, ces derniers jours à Moscou : seule la France n’était pas conviée, alors que je rappelle dans mon livre que nous aurions normalement dû avoir plus d’une raison d’être légitimes, à avoir voix au chapitre en Libye. Mais quelque part, ce livre, en rappelant toutes ces raisons, redonne indirectement une légitimité historique de la France en Libye, alors même que nos gouvernements depuis 2011, ont agi délibérément contre les intérêts stratégiques français et continuent de le faire aujourd’hui, en 2020…même si le Président Emmanuel Macron a déclaré en août 2019 qu’il lutterait contre cet « état profond », déclarant « qu’il ne voulait pas être otage de gens qui négocient » à sa place !
C’est à chaque Français de prendre conscience de tout cela et de se poser de meilleures questions, et ça commence par lire des livres qui posent réellement les bonnes questions et y apportent des réponses au moins satisfaisantes pour l’esprit. L’action ne peut venir qu’après, en ayant réellement compris un sujet et non ce qu’en disent certains médias « français » qui n’aiment plus la France…
Pour rappel, et fait étrange, le seul mort français de la guerre en Libye fut Pierre Marziali, un ancien du 3e RPIMA (régiment de parachutistes d’infanterie de marine)…manifestement exécuté alors qu’il servait, avec Robert Dulas, les intérêts de la France…sous couvert de la Secopex, une société militaire privée française !
ADV : Dernière question : une collaboration entre Haftar et Saïf Al-Islam serait-elle possible, sinon souhaitable ou non souhaitable ?
Morad El Hattab : C’est une question qui ne semble pas à l’ordre du jour ici, car il me semble qu’Haftar pense bénéficier encore aujourd’hui de l’inertie de la dynamique militaire enclenchée depuis le printemps dernier. Il vient de repartir de Moscou à la surprise générale sans avoir signé l’accord proposé aux belligérants qu’il avait validé oralement la veille !
Pourtant, on peut envisager en quelque sorte un phénomène d’aiguillonnement ou de contrôle réflexif : Haftar est utile aussi longtemps qu’il sert de marteau contre l’enclume turque, et que les djihadistes de tout poil sont entre les deux… Il sera toujours temps ensuite, pour chacun des acteurs, de s’entendre ensuite en bonne intelligence une fois que les combats baisseront en intensité… faute de combattants. Chaque acteur sera ensuite entre deux voire trois influences, et c’est un ensemble de tractations qui aboutiront à un équilibre, par l’intelligence ou par la pression, d’où qu’elle vienne…
Comme en Syrie, la diplomatie ne va faire que traduire le sort des armes, avant seulement qu’une solution politique ne devienne envisageable. Au minimum, nous pouvons considérer tout de même depuis la victoire de Trump, que c’est une dynamique de désescalade et de désarmement des djihadistes qui a été enclenchée, en Syrie comme en Libye. Le règlement au Sahel ou ailleurs viendra ensuite…
ADV : Peut-on affirmer que les Occidentaux jouent avec le feu en Libye, en aidant les forces mondialistes et djihadistes alliées pour l’occasion (tant pro-Frères Musulmans avec le clan el-Sarraj, qu’avec les autres djihadistes) ? L’opération de renversement de Kadhafi avait bien été orchestrée par les Occidentaux en 2011, en s’appuyant sur des anciens d’Al Qaïda comme Abdelhakim Belhadj ou d’autres… Pouvez-vous développer ce point qui était caché au public mais qui commence à être dévoilé ?
Morad El Hattab : De fait, les Occidentaux ont joué avec le feu en Libye, c’est absolument évident. Mais en fait ce ne sont pas les « Occidentaux » qui ont joué avec le feu : ce sont des luttes d’influence ancienne au sein de l’Occident, qui ont abouti au détournement de l’Occident. Un détournement par des forces à la fois affairiste et mondialistes (monopolisme spéculatif), unies pour démolir des États souverains en instrumentalisant n’importe quelle force supplétive pourvue qu’elle ait du mordant. Je cite par exemple Laurent Fabius, qui parlait du « bon boulot » des djihadistes d’al-Nosra en Syrie… Le même Fabius qui répondait « c’est la vie » avec une outrecuidance consommée, lorsque le Ministre russe des Affaires étrangères lui fit remarquer que les armes des djihadistes que combattait l’Armée française venaient… de la France (lorsque la France avait armée les djihadistes libyens) ! Fabius représentait-il alors « les Occidentaux », ou la volonté du peuple français ? Question bien dérangeante, qui conduirait à nous interroger sur la « fiction démocratique » que prône actuellement l’Occident…
ADV: Dans ce contexte d’un certain retour au bon sens, quel est alors le jeu actuel des grands pays occidentaux concernant le pétrole libyen ?
Morad El Hattab : Je pense qu’il y a une entente subtile, comme je l’ai dit, pour liquider les djihadistes utilisées par les uns et par les autres d’une part, mais aussi pour organiser le futur partage du gâteau pétrolier. C’est-à-dire que les États-Unis acceptent en quelque sorte, depuis Trump, de mettre un coup d’arrêt à leur utilisation antérieure des djihadistes depuis la guerre d’Afghanistan ; mais de l’autre côté, ils ne vont pas saper l’intégralité de leurs chances d’obtenir des parts du gâteau libyen. Ceci, indépendamment des questions de morale ou de souveraineté : l’Histoire pétrolière est une Histoire de « partage du gâteau », émaillée de guerres scélérates dans laquelle les pays faibles ou gênants sont broyés. Aussi longtemps que l’on n’interroge pas la décadence et l’origine de la décadence du modèle économique occidental, on ne peut que le constater. J’en parle également dans le livre…
ADV : Parlons de ces conséquences : quelles sont-elles aujourd’hui, début 2020? Quels effets ont été engendrés par la guerre de 2011, sur le reste de l’Afrique Sahélo-saharienne : en termes de prolifération des mafias, des migrants illégaux, des trafics d’armes et de développement des groupes djihadistes ?
Morad El Hattab : Comme l’a déclaré récemment Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères : «L’État libyen a été bombardé par l’Otan en 2011 et nous – surtout, bien sûr, le peuple libyen – récoltons toujours les conséquences de cette aventure criminelle et illégale».
Les conséquences sont en effet énormes, mais nous ne pouvons pas dire que nous l’ignorions : les vrais spécialistes de la région et les services secrets occidentaux n’ont pas été écoutés, je le détaille dans mon livre, alors que nous savions pertinemment que la Libye était la clé de plusieurs équilibres géostratégiques africains mais également européens. Comprendre ceci supposerait d’évoquer l’Histoire bien plus ancienne de la Libye. Depuis 3000 ans, la Libye est le pays des contraires et de la dualité : dualité ancienne entre l’Égypte grecque et Carthage, dualité plus globale entre une bande côtière relativement hospitalière et un désert qui l’est bien moins, dualité plus globale entre mentalité pastorale et mentalité agricole… Avec surtout une conséquence : la difficile mise en valeur du pays, qui est une constante en Afrique du Nord (hors Maroc et Egypte). Cette constante engendre une violence latente, la difficulté d’y maintenir des États stables, et la facilité d’y entretenir des foyers de troubles en donnant par les armes, une perspective aux désespérés…
On oublie trop facilement que la fonction d’un État, c’est la paix sociale. Ce qui veut dire a contrario que détruire l’État libyen, dont la stabilité était remarquable avant 2011, allait évidemment conduire à une instabilité persistante, dont les causes seraient multiples.
ADV : Vous voulez dire que cette intervention a ouvert une boîte de Pandore, en libérant des instabilités chroniques qu’il était facile de réveiller puis d’entretenir ensuite ?
Morad El Hattab : C’est exactement cela, et c’est d’une tristesse insondable parce que ceci était évitable ! Nous savons que la Libye était la clé des équilibres de toute l’Afrique du Nord, et pourtant nous l’avons démolie. La vassalisation progressive de la France en matière pétrolière, a engendré une complicité de guerre. Le pire est que ce pays a été démoli d’une manière tellement injuste, que les conséquences qui nous touchent d’ores et déjà, sont regardées comme légitimes et nourrissent en retour les arguments des djihadistes ! Or la France, contrairement à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, n’est pas maîtresse du jeu et ne va faire que subir les conséquences, comme elle les subit déjà depuis les attentats de 2015… En démolissant la Libye, c’est en effet tout l’équilibre de l’Afrique Sahélo-saharienne qui a été perturbée. Et cette perturbation est entretenue aujourd’hui par des logiques totalement mafieuses, illustrant pour qui avait pu l’oublier, que quand les États sont artificiellement démolis, ils sont remplacés par les mafias. Les trafics d’armes, d’êtres humains, de drogues, ne sont que des conséquences évidentes qui se cachent derrière l’argument bien facile du « djihadisme ».
ADV : Voulez-vous dire par là que le terrorisme islamique serait en fait l’appellation officielle d’une réalité beaucoup plus terre-à-terre ? Une simple logique mafieuse ?
Morad El Hattab : Je dirais qu’il y a en fait deux logiques superposées :
Premièrement, une logique réellement impérialiste mais pragmatique, consistant à diviser pour mieux régner, en remplaçant les États musulmans stables par des zones d’instabilités persistantes : regardez l’Irak, regardez la Libye, et regardez ce qui a été mis en échec en Syrie grâce à l’intervention russe… Dans tous les cas, il s’agissait d’empêcher des États de conserver leur souveraineté sur leurs matières premières stratégiques d’une part, sur leur monnaie d’autre part (je détaille ce point spécialement dans le livre, concernant la Libye).
Deuxièmement, une logique idéologique de « choc des civilisations » par définition artificielle, consistant à faire oublier les anciens États musulmans stables, pour les remplacer par une idéologie djihadiste composite (qu’il s’agisse des wahhabites, des Frères musulmans ou de la confrérie Gülen en Turquie…). Et après il est facile de trouver un nouvel ennemi djihadiste, et de s’en servir à la fois contre les États récalcitrants, qu’ils soient musulmans ou occidentaux. Mais ce deuxième point soulève d’autres questions plus dérangeantes encore…
ADV : Quel genre de questions dérangeantes ?
Morad El Hattab : Et bien, pensez aux cartels mexicains, à travers un seul exemple : la banque Wachovia qui a été étrillée il y a quelques années, pour avoir blanchi plus de 300 milliards $ des cartels mexicains de la drogue. Un fait documenté dans les médias officiels, mais qu’on se garde bien de rappeler tous les jours. Ceci veut dire a contrario, que pour tuer ces mafias de la drogue, il suffirait simplement de couper leurs canaux financiers. La drogue des cartels mafieux nourrirait-elle le système financier mondial ? C’était ce que disait Denis Robert il y a quelques années, et ceci… devrait attirer notre attention.
Par extension, l’État Islamique : on nous a vendu une « génération spontanée » de cette organisation, du jour au lendemain. Alors qu’il vendait son pétrole par des canaux qui ont été identifiés, dénoncés, et d’ailleurs bombardés copieusement par les soi-disant « méchants » Russes dès le début de leur intervention en Syrie… Alors qui combat de quel côté ?
Entre-temps, ce fut l’étape de la guerre de Libye : je détaille dans mon livre, la façon dont les « insurgés » soi-disant Libyens qui n’avaient même pas encore gagné « leur » guerre contre Kadhafi, n’ont rien trouvé de mieux à faire que de créer une banque nationale libyenne. Des initiés de l’époque en avaient conclu que nous n’avions pas ici affaire à une banque de « pieds nickelés », mais à des réseaux bien plus organisés (détails et références dans le livre). Ça veut dire que nous aurions de fait, une alliance des cartels bancaires et des mafias, quelle que soit leur coloration idéologique « officielle », contre les États constitués. Et les peuples, qu’ils soient musulmans ou occidentaux, sont égaux face aux conséquences : les terroristes massacrent indifféremment des musulmans dans le monde musulman, et des Européens chrétiens ou non, en Europe… Il devient peut-être urgent de se poser de meilleures questions quant aux causes et conséquences de tout cela, et c’est l’objet global de mon livre.
ADV : D’accord, et donc si je vous comprends bien, il y aurait d’un côté certaines banques et de l’autre côté les mafias, dont les intérêts se rejoindraient à un certain point du raisonnement ? Mais quelle serait la place du terrorisme entre les deux ?
Morad El Hattab : C’est globalement ça. Ce qui implique deux questions distinctes ici.
Premièrement, sur le lien entre banques et mafias : ce n’est pas moi qui le dis, c’est documenté largement par bon nombre d’initiés, et il y en a des traces souvent subtiles dans des œuvres grand public : pensez au film Sicario, sorti il y a quelques années, sur ses affaires de cartels mexicains mais avec de subtiles références aux banques blanchisseuses. Voyez également la décennie 1990 en Russie et ce que l’on appelait commodément la « mafia russe » : on pouvait difficilement croire que les banques blanchisseuses n’étaient pas au courant, et il y a eu toute une chaîne d’intérêts partagés entre des prévaricateurs publics, des enrichissements sans cause privés, des connexions mafieuses évidentes, et des banques occidentales également intéressées.
Deuxièmement, sur la place du terrorisme : il conviendrait plus précisément de parler de « troupes mercenaires irrégulières », commettant des actes de terrorisme, et auxquelles on donnerait artificiellement une coloration idéologique afin de présenter leur combat comme quelque chose d’autre que ce qui n’est réellement. Le « djihad » plutôt que les intérêts des cartels bancaires de Wall Street ou de la City, par exemple, c’est quand même plus « mobilisateur », voyez-vous ? Alors évidemment, c’est plus facile avec des djihadistes prétendument « musulmans », qu’avec des mafieux et autres narcotrafiquants, qui auront du mal à prétendre qu’ils font cela « pour le Christ ». Pourtant, on n’a pas de mal à prétendre que les djihadistes massacrent des gens « pour le Prophète »…
ADV : Attendez, mais les djihadistes sont musulmans, non ?
Morad El Hattab : Certes, officiellement tout du moins. On dirait juridiquement qu’ils sont « réputés » musulmans, en effet. Mais de la même manière que l’on a considéré hier les Russes comme étant tous « bolcheviques », alors que les Russes ont subi de plein fouet le bolchevisme, en tant qu’idéologie artificielle. Or ceci nous a coûté une Deuxième Guerre mondiale générée en bonne partie artificiellement : rappelez-vous que l’on fait des guerres pour des intérêts et non pas pour des idéologies. On maquille avec des idéologies des guerres d’intérêt, nuance !
Concrètement, dans notre cas d’espèce : on a maquillé une guerre de Libye « pour protéger des populations civiles », alors qu’il s’agissait de sauver le pétrodollar et les banques de Wall Street comme de la City. Ce fut une guerre instrumentalisant des djihadistes utilisés comme troupes mercenaires irrégulières, pour démolir un État qui voulait conserver sa souveraineté pétrolière et monétaire. Le clou du spectacle, c’est qu’on a retrouvé des traces parfaitement documentées de tout ceci dans les fuites de Wikileaks contre Hillary Clinton, et dans la source militaire « Qanon » : c’est-à-dire qu’une lutte d’influence a eu lieu aux États-Unis, afin d’arrêter une logique de guerres illégitimes menées par les États-Unis, au nom de certains intérêts particuliers dont Hillary Clinton était en quelque sorte, la « VRP ». Ceci ne peut pas être compris par des gens qui découvrent le sujet, et nous amènerait à d’autres développements…
ADV : D’accord, alors si je récapitule : on a utilisé des mercenaires estampillés « djihadistes », pour démolir la Libye, parce qu’elle voulait conserver la souveraineté sur son pétrole ?
Morad El Hattab : Et sa monnaie ! Sur le pétrole, c’est globalement l’idée. Mais il faut comprendre ceci dans un cadre plus vaste : le pétrole, en plus d’être une matière première stratégique, a été l’accélérateur de la financiarisation du monde. Une multiplication par 10 de la puissance des grands cartels bancaires, épicentrés à Wall Street et la City, par la grâce du pétrodollar depuis les années 1970. Je récapitule ces éléments dans le livre, ainsi que l’histoire oubliée des « pré-chocs » pétroliers de Kadhafi, lorsque Mouammar Kadhafi avait gagné son bras de fer dans un certain contexte précis, contre les pétroliers américains.
Mais il y a ici une connexion « mondialiste » qui fait le lien entre tous les sujets : les intérêts des cartels bancaires anglo-américains, sont contraires aux intérêts des États, y compris des États-Unis en tant qu’État. En arrière-plan des luttes pétrolières, il y a des luttes plus globales pour la cooptation des têtes dirigeantes de ces États, nommément les États-Unis ici. Je récapitule dans le livre une trame « mondialiste » (ou « internationaliste », comme énoncé dans les mémoires de David Rockefeller), permettant de comprendre toutes ces interdépendances qui ont donné lieu à des luttes d’influences terribles. Mais l’élément modificateur majeur est récent : c’est en Libye qu’a eu lieu l’événement qui a été indirectement, à l’origine de la victoire de Trump contre Hillary Clinton. Tous ces détails sont dans le livre et je ne peux évidemment tout développer ici. Mais le lecteur averti trouvera des éléments peu communs sur toutes ces interdépendances…
ADV : Vous faites ici référence à l’affaire de Benghazi, en septembre 2012, lorsqu’un ambassadeur américain a été assassiné par des terroristes djihadistes ?
Morad El Hattab : C’est cela même, et ce fut une affaire bien suspecte. Or, c’est à partir de cette époque que de nombreux initiés au sein de l’Armée du Renseignement américain, ont rendu compte d’une lutte idéologique et d’une dynamique de contre-influence à l’intérieur de l’appareil d’État américain. L’une des principales conséquences s’est dévoilée contre Hillary Clinton, et Trump a été en quelque sorte un candidat coopté par le Renseignement militaire et l’Armée américaine, pour marquer un coup d’arrêt dans l’instrumentalisation imprudente des forces armées américaines, en Libye ou ailleurs. Car des soldats américains meurent aussi au Sahara aujourd’hui, du fait des conséquences de cette guerre de Libye. En octobre 2017 notamment, avec l’embuscade de Tongo au Niger. Là encore, des questions dérangeantes restent en suspens, mais on remarque que la victoire de Trump a marqué une inflexion majeure dans les positions des États-Unis, dans toutes les zones auparavant frappées par le djihadisme.
ADV : Alors justement, à présent : pouvez-vous nous brosser un tableau des interdépendances qui ont eu pour point de départ cette déstabilisation de la Libye, spécialement sous l’angle de l’alimentation du djihadisme en Afrique, au Mali, au Burkina Faso, au Niger et ailleurs ?
Morad El Hattab : Tout d’abord, il est primordial aussi que l’Union africaine, les pays du Sahel, le Maroc, la Tunisie, et principalement l’Algérie, soient à l’avenir invités à toutes les réunions, leur absence est un non-sens absolu sur le plan géopolitique ! L’Algérie qui est actuellement visée par une tentative de déstabilisation à ses frontières par les djihadistes et qui a déjà subi une lourde attaque à In Amenas en 2013 veut empêcher tout prix, comme l’exprimait l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal, que la Libye devienne le « Libyenistan ».
Concernant les interdépendances, nous subissons deux fois la même Histoire, à partir des mêmes constantes stratégiques : le sud-est comme le sud-ouest de la Libye correspondent à deux nœuds stratégiques qui sont des couloirs de migrations historiques. Les nouvelles routes de la drogue en provenance d’Amérique du Sud renforcent des mafias qui renforcent le djihadisme, deux phénomènes étroitement liés.
Les conséquences sont doubles pour la France, impliquée dans ces pays qu’elle ne peut prétendre stabiliser sans toucher aux réelles causes :
1-le recul inexorable de l’influence de la France, touchée par les mêmes phénomènes de lutte d’influence interne à l’État français, qui aboutissent à traiter le djihadisme de la mauvaise façon, en méprisant les véritables héritiers de l’ancienne expertise française (voyez notamment Bernard Lugan, qui constitue une école universitaire à lui tout seul !).
2-le remplacement inexorable de la France dans toute la zone : par les anglo-américains d’une part (notamment grâce à des opérations comme la Libye ou la France bien plus que tout autre pays, a été lourdement discrédité et continu à se discréditer) ; par la Russie d’autre part, dont on voit depuis la Syrie, qu’elle sait traiter les problèmes comme ils doivent être traités…
Mais plus globalement, tous les États impliqués, sur place ou ailleurs, sont face aux mêmes logiques mondialistes s’appuyant sur les mafias… C’est ça, le sujet le plus dérangeant, et tous les États sont menacés conjointement par les mêmes phénomènes.
ADV : Ce point mérite développement : vous parlez dans le livre des stratégies de déstabilisation par l’explosion d’émigration illégale voulue par des forces mondialistes. Pouvez-vous préciser ce point ?
Morad El Hattab : « Mondialiste » ou « internationaliste », est une référence aux mémoires précitées de D. Rockefeller. Par extension, elle correspond à la collusion d’intérêts privés parfaitement identifiables, s’appuyant spécialement sur le contrôle monétaire et le contrôle des matières premières stratégiques : des cartels bancaires et monopolistes interdépendants qui se sont développés depuis 300 ans à partir de la City puis de Wall Street. Ces éléments sont parfaitement documentés, et pourtant très peu étudiés. Ceci, parallèlement aux activités mafieuses dont bénéficient plus ou moins directement les banques au final : de la Russie des années 1990 avant l’élection du Président Poutine ou de toute la zone sahélo-saharienne aujourd’hui…
Dès lors, l’idée est simple : le trafic d’êtres humains n’est qu’une activité additionnelle dans la région, de la même manière que depuis des années, les mafias des pays de l’Est trafiquent également des êtres humains, à fin notamment de prostitution. Tous ces couloirs et tous les pays qu’ils traversent ont donc été contaminés par les mêmes logiques « jihado-mafieuses ».
Par contre, une double logique idéologique additionnelle se greffe sur ce trafic d’êtres humains : l’une ancienne, l’autre nouvelle. L’ancienne, c’est « l’armée de réserve (importée) du capitalisme », c’est-à-dire le fait d’importer des forces de travail sous-payées, dans une optique de maximisation des profits des grands groupes monopolistes. Ce n’est qu’un changement d’échelle d’une logique qui préexistait déjà : depuis des années, la partie la moins patriotique du haut patronat français avait délibérément promu cette importation de main-d’œuvre à bas coût. Mais elle se double à présent d’une nouvelle logique additionnelle et délibérément subversive, à partir de la même idée : diviser et diluer sciemment les populations occidentales en important des populations étrangères, qui sont comme par hasard, parmi les moins expérimentées et éduquées pour comprendre avec recul les luttes sociales et économiques en Occident. Ce point est documenté précisément dans le livre, mais il faut bien comprendre que cette logique porte un nom : c’est de la pure subversion, et elle est préméditée !
ADV : Pour revenir à la Libye : vous affirmez que Saïf al-Islam Kadhafi est légitime, qu’il est injustement pris à partie par la CPI et qu’el-Sarraj au contraire, est illégitime, incompétent et qu’il est l’homme de la Turquie d’Erdogan sur place. Pouvez-vous nous expliquer davantage la stratégie de la Turquie néo-ottomane en Libye et ailleurs, et les liens de suggestions et collaborations entre el-Sarraj et Erdogan.
Morad El Hattab : Fait important, et volontairement ignoré par certains, le Haut Conseil des villes et des tribus libyennes a nommé dès 2015 Saïf al-Islam Kadhafi chef du Conseil suprême des tribus libyennes. Autre point, Khalifa Haftar s’est autoproclamé chef de l’Armée nationale libyenne, quant à Fayez el-Sarraj, il est reçu comme le Premier ministre du Gouvernement libyen d’union nationale (né des accords de Skhirat) alors qu’il n’a été élu ni par la Chambre des représentants, ni par le Congrès général national. Quelle est donc leur légitimité ? Dans les faits, ils ne représentent pas le peuple libyen et ses aspirations.
Concernant le rôle de la Turquie, je serais sans doute un peu moins manichéen, ou plutôt : il faut comprendre que la Turquie depuis l’été 2016, a fait en partie machine arrière dans son soutien plus ou moins subtil au djihadisme dans toute l’Asie centrale mais aussi en Europe. La confrérie Gülen a en effet servi de « pénétrateur » djihadiste, depuis l’Europe de l’Ouest et spécialement l’Allemagne, jusqu’à la Chine et les Ouïgours. Mais il faut comprendre que la Turquie a été poussée en ce sens par les États-Unis, à l’époque où les États-Unis se sont adonnés à des liaisons dangereuses tout à fait documentées, avec une apogée durant l’ère Obama. Or le coup d’État manqué de la CIA à l’été 2016, et la victoire de Donald Trump peu après aux élections américaines, a constitué un inversement brutal de cette tendance.
Sauf que la Turquie se croit certes puissante, mais c’est avant tout un vassal qui doit suivre plus ou moins adroitement les revirements de son suzerain. C’est-à-dire que la Turquie qui a été utilisée hier, contre la Libye et la Syrie, s’est aujourd’hui retournée en bonne partie contre le djihadisme avec l’aide de la Russie. On le voit notamment à travers le fait que ce sont bien des soldats turcs qui sont en Libye, et non plus des djihadistes supplétifs utilisés par la Turquie, comme auparavant. La situation est difficile pour la Turquie, mais il y a aussi une logique subtile qui rappellerait la fin de la guerre d’Espagne (je développe l’idée dans le livre) : j’envisage le fait que les principaux partenaires sur place soient les États-Unis, la Russie et la Turquie, dans une subtile entente visant à liquider les djihadistes qui ont été auparavant instrumentalisés de part et d’autre. Ceci, parallèlement au recul de l’influence des plus grands commanditaires du djihadisme (Qatar et Arabie Saoudite), et parallèlement à un autre facteur lourd : un certain retour au bon sens en Israël (Benny Gantz contre Netanyahu). Mais la messe n’est pas dite, et la situation sur le terrain demeure fragile…
ADV : Quid du rôle du Qatar en Libye et au Sahel ?
Morad El Hattab : Le Qatar, comme l’Arabie Saoudite, a été l’un des plus grands promoteurs des déstabilisations en Libye au Sahel. Mais il faut garder à l’esprit que les deux n’ont été historiquement que des otages de l’Histoire pétrolière anglo-américaine. Ce sont les luttes d’influences aux États-Unis qui doivent surtout nous intéresser. Or depuis la victoire de Trump, le Qatar a eu l’intelligence de commencer son retournement au bon moment, au gré de luttes d’influences internes au sein de l’émirat et d’une potentielle menace saoudienne. Le Qatar aujourd’hui, fait le dos rond et il sait parfaitement pourquoi… Dès lors, il est en train de perdre durablement son influence dans la zone, et mettra des années à la retrouver à partir des seuls leviers économiques. Ceci, en lieu et place des avions qataris qui avaient précipitamment quitté le Sahel (avec l’autorisation française !), lorsque l’Armée française est intervenue au Mali en 2013… On voit bien qu’en France comme aux États-Unis, il y a d’un côté le bon sens du terrain, contre les intérêts personnels des donneurs d’ordres…
*Saïf al Islam Kadhafi. Un rêve d’avenir pour la Libye, éditions Erick Bonnier. Paru le 17 octobre 2019 Essai (broché)
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