Laurence Aïda Ammour*
Lorsqu’en 2011, à l’instigation de la France, et en vertu de la résolution1973 du Conseil de sécurité de l’ONU, les forces de l’OTAN bombardent la Libye, l’Algérie s’oppose à cette intervention qu’elle considère comme le prélude à l’éclatement du pays et à une instabilité régionale incontrôlable.
Dans un premier temps, l’Algérie affiche une position de neutralité et de non-ingérence dans les affaires intérieures de la Libye. Elle compte sur la feuille de route proposée par l’Union africaine (UA), acceptée par le régime libyen, prévoyant la cessation immédiate des hostilités, l’acheminement facilité de l’aide humanitaire, le lancement d’un dialogue entre les parties libyennes et le remplacement de Mouammar Kadhafi par son fils Saïf al-Islam en vue d’amorcer une transition politique. Maisla France refuse catégoriquement cette option.
Bien que les relations d’Alger avec le leader libyen n’aient jamais été sereines, dans la mesure où il était un rival influent en Afrique subsaharienne et au Sahara, les autorités algériennes le soutiennent jusqu’au dernier moment. Après tout le régime libyen relevait de la même parenté idéologique et politique et demeurait un Etat autoritaire garantissant la stabilité au Maghreb et au Sahara. En mai 2011, Sadek Bouguetaya, membre du comité central du Front de Libération Nationale, est dépêché à Tripoli pour représenter l’Algérielors d’une « réunion de soutien des chefs de tribus à Kadhafi, durant laquelle il a clairement exprimé le soutien de son pays auguide libyen » et qualifié l’opposition de « pion des Occidentaux »[2].
Quand Alger accueille certains membres de la famille Kadhafi, de nombreuses personnalités politico-militaires et tribales libyennes lui refusent un rôle dans le processus de sortie de crise. Mais vu son statut de puissance régionale, la participation de l’Algérie s’imposera d’elle-même.
Après plusieurs mois d’attentisme, le pouvoir algérien se résout à reconnaître le Conseil National de Transition (CNT) créé le 27 février 2011[3], avec toutefois des réserves sérieuses sur cette entité faible qu’il considère comme une émanation d’Etats désireux de contrôler le processus de transition libyen.Pour Alger, le vide de pouvoir créé par l’effondrement de la gouvernance autoritaire ne peut pas être comblé par deux sources de légitimité antinomiques : celle issue des armes et celle d’un leadership auto-proclamé bénéficiant du soutien occidental et incapable de s’imposer comme sphère du pouvoir. Les relations algéro-libyennes s’enveniment encore quand le CNT accuse les autorités algériennes de livrer des armes, du carburant et de l’équipement militaire aux forces loyales au leader libyen.
Vue d’Alger, l’intervention occidentale a entraîné la militarisation à grande échelle de la société libyenne et la déstabilisation en chaîne de toute la zone sahélo-saharienne. Les impératifs sécuritaires et stratégiques deviennent alors des éléments déterminants de la position algérienne. Alger doit en effet composer avec plusieurs Etats faibles ou inexistants ainsi qu’avec le djihadisme islamiste dans son voisinage immédiat. Ces nouvelles menaces vont conduire l’Algérie à renforcer considérablement la surveillance de ses frontières et à infléchir sa doctrine de non-intervention lorsque son intégrité territoriale et ses intérêts stratégiques seront directement menacés.
En conséquence, Alger se fixe deux priorités : préserver sa sécurité nationale par l’endiguement du champ d’action terroriste, et sauvegarder l’unité de la Libye par le dialogue politique inclusif. Comme le dit l’ancien ambassadeur algérien Abdelaziz Rahabi : « C’est toute la différence entre le reste du monde et l’Algérie : nous sommes en faveur d’un accord politique entre toutes les parties parce que nous en serons les premiers bénéficiaires. Nous sommes les premiers à avoir besoin d’une Libye forte. »[4].
Les autorités algériennes ont conscience que le territoire national sera affecté par les retombées sécuritaires de la guerre civile libyenne et de ses prolongements. La suite des événements confirmera les appréhensions de l’Algérie : fragilisation de la frontière algéro-libyenne longue de près de 1000 km ; explosion des trafics ; et champ libre pour l’installation et le transfert de djihadistes. L’enjeu pour l’Algérie est d’éviter que son territoire ne devienne la base arrière des milices libyennes et/ou de groupes terroristes, et ne soit submergé par les flux d’armes provenant des arsenaux libyens[5].
En 2012 la frontière avec la Libye est fermée, alors que certaines milices chargées de sa surveillance sont affiliées à l’ancien Groupe islamique combattant libyen (GICL), dont des éléments avaient combattu durant la guerre civile en Algérie au côté du Groupe islamique armé (GIA), avant de se dissocier de ce dernier.
Malgré l’échec du processus de transition qui avait engendré deux gouvernements rivaux, l’Algérie continue de prôner la réconciliation nationaleen dialoguant aussi bien avec les Frères musulmans (que l’Egypte et les Emirats arabes unis considèrent comme des terroristes) qu’avec des responsables ayant soutenu Kadhafi, mais excluant les entités terroristes comme Ansar al-Charia ou Da’ech qui rejettent tout processus électoral. “La diplomatie(…) de l’Algérie consiste à travailler avec et à exercer un effet de levier sur les factions libyennes non-djihadistes pour les empêcher de recourir à l’affrontement violent à ses frontières“[6].
Pour Alger, la voie institutionnelle demeure la seule à même de stopper la propagation du jihadisme violent. En visite à Rome en 2015, le Premier ministre Abdelmalek Sellal réitère que“Faute d’accord politique entre toutes les parties, les groupes terroristes finiront par créer un abcès de fixation (…) la démarche est simple et consiste à aboutir à une solution politique inclusive (…) Le terrorisme peut être vaincu par la force, mais on a aussi besoin d’opérations de réconciliation pour l’éradique”[7].
PRÉSERVER L’UNITÉ DE LA LIBYE
Dans son environnement régional, l’Algérie a toujours eu une préférence pour les Etats forts et centralisés – qui vont de pair avec la stabilité autoritaire – au vide sécuritaire aspirant groupes terroristes locaux, combattants islamistes étrangers, trafiquants et mercenaires. L’enjeu est de contrer toute velléité de partition[8] et de combattre la fragmentation grandissante de la Libye, issue de légitimités concurrentes[9].
L’Algérie est accoutumée à traiter avec ses voisins dans une position de leader régional reconnu, même si en coulisse elle a souvent tenté de contrôler certains acteurs non-étatiques, sans succès – par exemple Ansar-eddine au Mali[10]. Fondamentalement, ce qui inquiète Alger c’est l’absence d’interlocuteur étatique véritablement légitime. Comme l’explique en 2014 le ministre algérien chargé des Affaires maghrébines, Abdelkader Messahel : “L’Etat y est quasiment inexistant, contrairement à la Tunisie ou à l’Egypte. Lorsque vous [à savoir l’OTAN et les rebelles libyens]avez aboli le régime, vous avez aboli l’Etat ; c’était un effondrement de régime, pas un changement de régime. Et il n’y a pas eu d’efforts systématiques pour reconstruire l’Etat depuis la chute de Kadhafi“[11].
Durant la première médiation de l’ONU entre parlementaires libyens à Ghadamès (septembre 2014), l’Algérie tente en vain de les convaincre de boycotter laChambre des représentants de Tobrouk (élue en juin 2014) et d’opter pour la formation d’un gouvernement d’unité nationale afin de poursuivre la transition bloquée deux mois plus tôt.
Conformément à sa doctrine de politique extérieure en vigueur depuis l’indépendance[12], Alger défend le principe de non-interventionnisme militaire, de souveraineté territoriale et d’auto-détermination, comme au Mali ou en Libye, deux pays où elle encourage le dialogue politique inclusif et favorise la distribution d’une aide humanitaire sous l’égide de l’ONU et des organisations internationales. Elle tente de promouvoir cette vision chez ses partenaires au sein des organisations régionales, continentales (Union africaine) ou internationales (ONU, Ligue arabe). Mais cela exige d’avoir plusieurs fers au feu sans perdre la main sur des dossiers complexes dans lesquels interviennent de multiples acteurs dont l’action ne fait qu’aggraver la situation. Lorsqu’une nouvelle intervention militaire est envisagée par la France, l’Egypte, les Emirats Arabes Unis (EAU) et l’Italie, elle s’y oppose fermement, voyant dans cette perspective le risque d’un effondrement encore pire que celui de 2011.
L’Algérie connaît bien la Libye. Les réseaux de l’ancien patron du DRS, Mohamed Médiène, qui fut attaché militaire à Tripoli dans les années 1970, sont encore actifs à la fois chez les partisans de Kadhafi et chez les opposants du leader déchu[13].
La solution politique telle que la conçoit l’Algérie doit aller dans le sens de ses intérêts sécuritaires. Pour cela, elle orchestre des rapprochements politiques et communautaires à travers ses réseaux d’influence qui visent la mise en œuvre d’un processus de réconciliation nationale, une solution peu appréciée par certains acteurs internationaux. S’inspirant de l’accord appliqué à la crise malienne[14], Alger convie aussi des acteurs locaux non institutionnels. Parmi eux, les principales tribus de l’ouest (Warchafana, Ghaddaffa, Warfalla, al-Megharha), longtemps marginalisées pour leur loyauté à l’ancien régime. Leur rôle pourrait être décisif dans la formation d’un gouvernement d’unité nationale dans un pays où les institutions tribales jouissent d’un poids social formel et informel non négligeable et restent un facteur de stabilité. C’est aussi le cas de la tribu des Zintan, qui détenait Saïf al-Islam. Pour Alger, le fils de Mouammar Kadhafi, nommé chef du Conseil suprême des tribus libyennes en 2015, pourrait être une figure de la réconciliation.[15]En avril 2015, l’Algérie réussira même à convaincre les Libyens, toutes tendances confondues, à se parler de manière officieuse, lors d’une rencontre avec les partisans de l’ancien régime.
Parallèlement, Alger collabore avec les représentants spéciaux successifs des Nations unies pour la Libye, en accueillant les négociations entre les différents partis politiques libyens sous l’égide de l’ONU.Elle reconnaît l’accord inter-libyen de Skhirat (Maroc), de décembre 2015, comme seule base de travail équitable.
Associée aux cinq pays voisins de la Libye (Tunisie, Tchad, Niger, Soudan et Egypte), elle privilégie les actions émanant de la région. Ainsi, la reconstruction d’une armée nationale et l’unification des forces de police font l’objet d’un dialogue tripartite organisé par Alger, Le Caire et Tunis. Ce qui ne l’empêche pas d’être en désaccord avec l’Egypte qui soutient politiquementet militairement le général Haftar[16]. Notamment quand Le Caire demande une levée partielle de l’embargo sur les armes, en vigueur depuis 2011, et les EAU – ainsi que d’autres pays – violent cet embargo[17]. Dans un récent rapport, le Comité des experts de l’ONU chargé de contrôler l’embargo a indiqué enquêter sur l’implication possible des EAU dans le lancement en avril 2019 de missiles sur des unités fidèles à Tripoli.[18]
Par ailleurs, l’assistance française à la coalition Haftar par l’envoi de conseillers, d’agents clandestins et de forces spéciales sur le terrain, indispose Alger qui craint que la France et ses alliés arabes ne gagnent en influence au Maghreb et au Sahel[19].
SANCTUARISER LE TERRITOIRE NATIONAL
Le 13 janvier 2013, le complexe gazier de Tinguentourine (In Amenas) est attaqué par le groupe “Signataires par le sang” de Mokhtar Belmokhtar. Ce groupe, implanté en Libye dès 2011, avait rallié à sa cause certaines brigades locales.
Cette surprise stratégique a mis en lumière la vulnérabilité du territoire algérien pourtant bien quadrillé par l’Armée Nationale Populaire (ANP). Cette attaque de grande ampleur a ébranlé la politique jusque-là défensive de l’Algérie, démontrant que les djihadistes implantés dans les pays voisins avaient la capacité de frapper le cœur de l’économie algérienne. Jusqu’alors, habituée à lutter contre les menaces internes, essentiellement dans le nord du pays, l’Algérie a du étendre son champ d’action pour faire face aux menaces transnationales sur l’ensemble de son territoire. Elle a aussi contraint le commandement militaire à réévaluer le principe de non-intervention et à combiner diplomatie régionale et opérations militaires ponctuelles.
– D’une part, en déployant des forces terrestres supplémentaires aux frontières algériennes appuyées par des forces aériennes (100 000 hommes au total), en fermant les points de passages vers la Libye et le Mali, et en exigeant un laissez-passer militaire pour l’entrée en Algérie.
– D’autre part, en intervenant militairement hors de son territoire dès lors que son intégrité territoriale et ses intérêts étaient directement mis en cause. En mai 2014, Alger envoie 3 500 parachutistes conjointement aux forces spéciales françaises et américaines au sud du bassin de Ghadamès, “avec pour mission de traiter des positions potentielles des groupes terroristes, dans un rayon de 100 km”. Du côté libyen, l’opération se déroule avec l’aide du maréchal Haftar. Les commandos algériens ciblent Mokhtar Belmokhtar[20]. La zone d’intervention concernée correspond en effet à l’itinéraire emprunté par les djihadistes qui ont attaqué le site de Tiguentourine[21].
Puis, quand son ambassade est menacée par le groupe de Mokhtar Belmokhtar au printemps 2014, les forces spéciales algériennes interviennent à Tripoli et déjouent la prise d’otages[22].
En février 2019, l’Algérie redoute que la prise de contrôle du Fezzan et du champ pétrolier al-Charara par le maréchal Haftar ne soit le prélude à une offensive sur Tripoli, menaçant du même coup la zone située aux confins de l’Algérie, du Niger, du Tchad et du Soudan. Ces craintes sont confirmées en avril 2019 lorsque l’Armée Nationale Libyenne (ANL) entame son avancée sur Tripoli. Deux semaines plus tard, en guise d’avertissement, l’ANP effectue pour la première foisun exercice à balles réelles dans le secteur opérationnel nord-est d’In-Amenas, à quelques encablures de la frontière libyenne.
CONTRECARRER LA MENACE HAFTAR
En septembre 2018, Haftar accuse l’armée algérienne de mener des incursions sur le territoire libyen et menace d’exporter la guerre en Algérie[23]. Paradoxalement, “ces propos confortent la solution prônée par la diplomatie algérienne, soit une ‘solution politique’ inclusive (…). Ils offrent à la diplomatie algérienne un argument supplémentaire pour discréditer, du moins officieusement, le maréchal Haftar“[24].
Alger sait bien que la légitimité de Haftar dépend surtout de ses soutiens étrangers[25], parce qu’il prétend mener la guerre aux terroristes – alors que des milices salafistes constituent une partie de ses troupes-, règne sur les terminaux pétroliers et contrôle près des trois-quarts du pays. Après son AVC en avril 2018, c’est Le Caire qui choisit son successeur, le général Abdessalam Hassi, en accord avec les EAU. Alger perçoit ainsi Haftar comme le dépositaire de la puissance égyptienne alors que l’Algérie craint de voir l’Égypte s’implanter dans l’Ouest libyen.
Les EAU qui appuient l’avancée des troupes de Haftar vers Tripoli, se rangent du côté de l’Egypte et de la France, comme l’illustrent les propos du chef de la diplomatie émirienne: “Les groupes Islamistes et djihadistes se sont tous alliés pour soutenir Sarraj (à Tripoli)ce qui pose la question comme l’a déclaré Jean-Yves Le Drian récemment de l’ambiguïté qu’entretiennent certains groupes liés à l’islamisme politique avec des groupes djihadistes (…) Les EAU agiront toujours (…) avec des partenaires comme la France, qui partagent la même vision, afin de protéger au mieux les intérêts de la région et de ses peuples“[26].
Après avoir admis le principe d’élections présidentielles pour décembre 2018 sur l’insistance du Président français (accord de la Celle-Saint-Cloud en juillet 2017, puis conférence de Paris en mai 2018), Haftar rejette tout cessez-le-feu lors de sa visite à Paris le 22 mai 2019. Le GNA fait de même considérant “cette guerre comme une lutte existentielle“[27].
Sceptiques sur un agenda électoral jugé improbable et décidé unilatéralement par des acteurs extérieurs, l’Italie et l’Algérie accordent peu de crédit à cette solution. Alger considère que sans réconciliation nationale préalable, les élections se réduiraient à un processus technique formel, sans traiter les causes du conflit. Elles pourraient au contraire devenir un vecteur de polarisation, ainsi que le démontrent de nombreux exemples de scrutins en Afrique.
L’Italie, ancienne puissance coloniale, a d’autres préoccupations : la réactivation des voies de migrations en Méditerranée qu’elle avait réussi à contenir au prix d’accords bilatéraux avec Kadhafi. Rome propose alors une autre conférence internationale à Palerme en novembre 2018 à laquelle l’Algérie participe.
Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée algérienne, voit d’un très mauvais œil l’implication de la France aux côtés du maréchal Haftar, qui veut s’imposer par la force et, de facto, internationalise le conflit. Le soutien français est perçu comme une manœuvre de déstabilisation de l’Algérie visant à compromettre ses efforts de médiation. Aux yeux de Gaïd Salah comme des autres généraux algériens, la percée de Haftar menace sérieusement la Libye mais aussi la Tunisie. Paradoxalement, en soutenant Haftar, la France ne fait que “compliquer la lutte déjà ardue (qu’elle mène) contre la menace djihadiste dans la région“[28].
Pour Alger, Haftar est le fossoyeur de l’accord inter-libyen de Skhirat (qu’il avait qualifié de caduc et avec lui le gouvernement de M. Al-Sarraj en décembre 2017), et l’obstacle principal à la médiation onusienne[29], pour justifier ses ambitions de restauration autoritaire[30].. Ce qui va à l’encontre de la stratégie algérienneconsistant “à faire barrage à toute entité qui chercherait à imposer la ‘stabilité’ dans l’Ouest libyen par la force militaire et par une politique d’exclusion“[31].
QUELLES PERSPECTIVES ?
On ne compte plus le nombre d’initiatives, de sommets, de conférences et de réunions initiées par les voisins de la Libye et les parrains étrangers qui cherchent une issue qui leur serait politiquement favorable et économiquement profitable. Du point de vue algérien, la somme de ces interférences politiques et militaires exacerbe les divisons locales et cristallise les rivalités inter-arabes et européennes[32]. L’escalade militaire actuelle ne fait qu’intensifier la livraison d’armement aux deux camps rivaux par les soutiens étrangers[33]. A tel point que l’ONU a récemment renouvelé l’embargo sur les armes[34]. Dans un tel contexte la stratégie algérienne est quasi inaudible.
A l’heure où la contestation populaire algérienne a jusqu’ici réussi à modifier l’agenda politique, l’Algérie conservera-t-elle son statut de puissance régionale et par la même celui de médiateur dans la crise libyenne ? Quel pourra être le rôle de l’armée algérienne garante de la sécurité intérieure[35] ? Certes l’ANP est une armée professionnelle, moderne et puissante et ses capacités de renseignement sont importantes en matière de contre-terrorisme[36]. Mais encore faut-il qu’elle puisse poursuivre sa mission dans le cadre d’une transition politique pacifique et qu’elle accepte de se retirer de la sphère politique. Pour l’instant, il est illusoire de l’envisager. En “dirigeant sans gouverner” l’armée a toujours su se préserver des turbulences politiques et demeurer le véritable détenteur du pouvoir[37].
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Un changement de régime en Algérie pourrait avoir une incidence sur le contrôle des frontières et sur la lutte contre les groupes djihadistes. Un repli sur les affaires intérieures pourrait bouleverser la donne au niveau de la géopolitique et de la sécurité régionales. En particulier au Sahel où Alger est très sollicitée et souvent incitée à s’investir militairement. L’enjeu n’est donc pas seulement intérieur, puisque les politiques extérieure et de défense restent le domaine exclusif des militaires et des services de sécurité. Mais les puissances étrangères seront prêtes à tout pour éviter la déstabilisation de l’Algérie. La France, l’Union européenne et les Etats-Unis savent que l’Algérie est un pays pivot dans la région, malgré leurs ingérences concurrentes en Libye : “rien ne se réglera au Sahel sans l’Algérie. On ne peut pas concevoir la paix et la stabilité de cette immense région sans l’Algérie (et son armée)(…) L’Algérie a joué un rôle positif quand elle a autorisé le survol de son territoire par des avions de guerre français, quand elle a livré de l’essence, quand elle a parrainé les accords d’Alger en 2015. (…)Pas plus l’Algérie que la France ne souhaitent que les troupes françaises s’éternisent dans la bande sahélo-saharienne. Il faut donc travailler à une collaboration plus active avec l’Algérie“[38].
Il est trop tôt pour direquelle forme prendra la transition politique en Algérie et quelle place l’ANP occupera dans cette transition. Aujourd’hui, l’armée se retrouve l’arbitre de l’étape actuelle par la voie de son chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, très contesté par les manifestants, qui se pose unilatéralement comme interlocuteur du « hirak ». Tout dépendra des rapports de force internes au sein de l’armée et des services de sécurité, et de la capacité de la société civile et des forces politiques à mettre en œuvre une stratégie de sortie de crise concertée et pacifique.
[1]Une version de cet article est parue en italien en juillet 2019 sous le titre « L’Algeria vuole riunire la Libia » dans la revue LIMES, Rivista Italiana di Geopolitica, no. 6/2019, Rome, pp. 71-79.
[2]José Garçon, “Le soutien trouble de l’Algérie à la Libye de Kadhafi “, Libération, 31 août 2011.
[3]Adoubé “par la communauté internationale” selon l’expression consacrée, ainsi que par l’Union européenne, la Ligue arabe, l’ONU et l’Union africaine
[4]Mélanie Matarese, « Alger sur tous les fronts pour la Libye », Middle East Eye, 29 janvier 2016.
[5]Depuis 2011, des convois d’armes sont régulièrement interceptés par l’ANP et par la gendarmerie algérienne dans la région d’Illizi et dans le Tassili n’Ajjer ; voir “Libye : Tunis, Alger et Le Caire dénoncent les flux “continus” d’armes et de “terroristes”, TV5 Monde, 13 juin 2019 ; Jérôme Tubiana et Claudio Gramizzi, Lost in Trans-Nation, Tubu and Other Armed Groups and Smugglers along Libya’s Southern Border, Small Arms Survey, Genève, décembre 2018.
[6]Jalel Harchaoui, Too Close for Comfort. How Algeria Faces the Libyan Conflict,Briefing Paper, Security Assessment in North Africa, Small Arms Survey, Genève, juillet 2018, p. 15.
[7]“Sellal: Le temps est compté”, El Watan (Algérie), 28 mai 2015.
[8]Le 6 mars 2012 est créé un Conseil provisoire de Cyrénaïque à Benghazi.
[9]Laurence-Aïda Ammour, “La Libye en fragments”, Annuaire Français des Relations Internationales(AFRI), Vol. XIV, Paris, 2013, pp. 653-678.
[10]Laurence-Aïda Ammour, “Algeria’s Role in the Sahelian Security Crisis”, Stability: International Journal of Security and Development, Ontario, Canada: 2(2), 28, 2013, pp. 1-11.
[11]Cité par International Crisis Group, L’Algérie et ses voisins, Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord, n°164, 12 octobre 2015, p. 16.
[12]L’article 26 des Constitutions de 1989 et 1996 stipule que “l’Algérie se défend de recourir à la guerre pour porter atteinte à la souveraineté légitime et à la liberté d’autres peuples. Elle s’efforce de régler les différends internationaux par des moyens pacifiques.”
[13]Mélanie Matarese, op. cit : « En réalité, l’Algérie a entretenu de très bonnes relations avec la Libye dès la guerre de libération (1956-1962) (…) (Le pays) a servi de base logistique pour l’armement de l’est algérien. Certaines personnalités féodales entretenaient des liens avec les révolutionnaires. En grande partie parce que le roi Idriss Senoussi (roi de Libye de 1951 à 1969) était d’origine algérienne (par son grand-père, Mohammed ben Ali El-Senoussi, né près de Mostaghanem). Et puis les familles touarègues des deux côtés des frontières ont toujours été entremêlées. Si bien que les Algériens sont les seuls à pouvoir intervenir pour apaiser les tensions lors des affrontements entre les milices touarègues et les milices toubous dans le sud de la Libye. »
[14]Il s’agit des pourparlers tenus à Alger entre legouvernement malien et les factions rebelles du nord, pour stabiliser le pays et empêcher la sécession du pays qui ont abouti aux accords d’Alger de 2015.
[15]Laurence-Aïda Ammour, “Vers un retour en politique de Saïf Al-Islam Kadhafi ?”, Huffpost-Maghreb, 8 février 2018.
[16]Laurence-Aïda Ammour, “In the Libyan conflict, Algiers stands up to France and Egypt”, Middle East Eye, 27 mars 2015.
[17]Olivier Fourt, “Libye : un embargo de l’ONU violé sous le nez des marines européennes”, RFI,19 mai 2019 : “La France, qui perd à l’été 2016 trois membres de la DGSE en Libye, est forcée de reconnaître son implication dans le conflit aux côtés de (Haftar). Puis, c’est au tour de la Russie qui, en 2017, commence à fournir des pièces détachées de chasseurs Mig-23 (…) Encore récemment, des drones d’origine chinoise Wing Loong auraient conduit des missions dans la région de Tripoli. (…) Le 18 mai dernier une trentaine de véhicules blindés en provenance de Turquie sont arrivés au port de Tripoli“.
[18]Conseil de sécurité : “La Libye sur le point de sombrer dans la guerre civile”, selon le Représentant spécial qui plaide pour un retour au processus politique, CS/13816, 21 mai 2019. Voir aussi “Libya arms embargo must be enforced – UN chief Antonio Guterres”, Al Jazeera, 11 juin 2019 ; “L’ONU renouvelle l’embargo sur les armes en Libye”, BBC Afrique, 11 juin 2019
[19]Rappelons que les EAUont participé aux bombardements de l’OTAN.L’Egypte et les EAU avaient aussi bombardé la Libye en 2014 ciblant des positions tenues par des milices islamistes libyennes, notamment la coalition Fajr Libya, pour soutenir les forces du général Khalifa Haftar.
[20]Akram Karief, “L’Algérie a commencé les opérations commando”, El Watan(Algérie), 6 juin 2014.
[21]Cette opération n’a jamais été reconnue officiellement par le gouvernement algérien, de crainte qu’elle ne soit perçue par l’opinion publique comme un alignement de l’Algérie sur l’agenda militaire occidental.
[22]Il s’agissait de prendre en otage le personnel de l’ambassade et de l’échanger contre les trois terroristes faits prisonniers lors de l’opération de Tiguentourine.
[23]“Libye : réactions de colère en Algérie après les menaces de Haftar”, Middle East Eye, 9 septembre 2018; Abla Chérif, “Qui manipule la carte Haftar ?”, Le Soir d’Algérie,11 septembre 2018.
[24]Lynda Abbou, “Raouf Farrah décrypte les motivations du Maréchal Haftar et la situation en Libye”, Maghreb Emergent, 11 septembre 2018.
[25]Egypte, EAU, France, Russie et Arabie saoudite. Pour le GNA : Turquie et Qatar.
[26]Interview de Anwar Gargash, “Notre solution pour la Libye”, Le Journal du dimanche, 18 mai 2019.
[27]Claudia Gazzini, pour l’International Crisis group, “Libya’s warring rivals in ‘existential fight’ for Tripoli. Forces locked in stalemate at the gates of the city”, AFP, 4 juin 2019.
[28]Jean-Pierre Filliu, “Déjà deux mois de nouvelle guerre civile en Libye”, Le Monde, 2 juin 2019.
[29]Conseil de sécurité : “La Libye sur le point de sombrer dans la guerre civile”, CS 21 mai 2019; Lisa Watanabe, UN Mediation in Libya: Peace Still a Distant Prospect,CSS Analysis in Security Policy, no. 246, juin 2019.
[30]Antoine Malo, Interview du maréchal libyen Khalifa Haftar : “Nous sommes aux portes de Tripoli et nous continuons d’avancer”,Le Journal du Dimanche, 29 mai 2019.
[31]Jalel Harchaoui, op. cit.
[32]Karim Mezran et Arturo Varvelli, Foreign Actors in Libya’s Crisis, ISPI-The Atlantic Council, Milan, juillet 2017.
[33]“Libya: Haftar forces launch airstrike near Tripoli”, Middle East Monitor, 9 juin 2019.
[34]“L’ONU renouvelle l’embargo sur les armes en Libye”, BBC Afrique, 11 juin 2019.
[35]Depuis la démission du Président Bouteflika, l’armée et le renseignement militaire ont repris la main sur les services de renseignement qui avaient été accaparés par la Présidence.
[36]Laurence-Aïda Ammour, “Algeria”, The Military Balance, The International Institute for Strategic Studies, Londres, 2014, pp. 307-313.
[37]Selon le mot de Steven A. Cook, Ruling but not Governing. The Military and Political Development in Egypt, Algeria and Turkey, John Hopkins University Press, Baltimore, 2007.
[38]Compte-rendus de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, Paris, avril 2018.
*Sociologue et analyste en sécurité et défense pour l’Afrique du Nord-Ouest, associée au Centre d’études stratégiques de l’Afrique (Washington D.C.), au Groupe d’analyse JFC-Conseil (France) et membre de la communauté du Centre des hautes études de Défense et de Sécurité (Dakar, Sénégal)[1].
Centre de Recherche sur le Renseignement, sept 2019
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