Quand le Maroc voulait envahir la Mauritanie

En 1960, la Mauritanie proclame son indépendance. Mohammed V rêve d’un “Grand Maroc”, tandis que Moulay Hassan prépare, dans le plus grand secret, la prise de Nouakchott…

Plus d’une décennie avant la Marche verte, l’Etat marocain pensait utiliser la force pour pénétrer en Mauritanie et recouvrer “son droit de souveraineté historique sur ce territoire”. A l’époque, le Maroc envisage, sans hésiter, de passer à l’offensive pour récupérer ce qu’il estime son dû. Nous sommes en 1960 lorsque Mokhtar Ould Daddah arrache l’indépendance de son pays à une France empêtrée dans la guerre d’Algérie.

“Au moment où la France par des institutions généreuses, nous donne le droit de nous gouverner nous-mêmes et de nous déterminer librement, je dis non au Maroc ! Mauritaniens nous étions, Mauritaniens nous sommes, Mauritaniens nous resterons”. C’est par ces mots, que le futur président de la Mauritanie indépendante répond au fameux discours de M’Hamid Al Ghizlane (1958) où feu Mohammed V évoque solennellement ce “Maroc historique qui va de Tanger à St Louis du Sénégal et à Tombouctou incluant le Sahara espagnol et une partie du Sahara algérien”.

Malgré le ton ferme de Ould Daddah, le Palais ne se résigne pas à abandonner ses prétentions sur ce territoire. Aussi, dès la proclamation de l’indépendance de la Mauritanie et le départ des Français, le Maroc, et plus précisément Moulay Hassan, s’emploient à trouver un moyen de prendre pied dans le pays. La décision est prise : il faut envahir la Mauritanie et dans les plus brefs délais. Pourtant, le même prince héritier s’était employé, deux ans plus tôt, à faire avorter la tentative de l’Armée de libération nationale (ALN) pour récupérer ce territoire.

Forte de près de 3000 hommes, celle-ci avait alors tenté de s’infiltrer dans le nord de la Mauritanie, après avoir pris le contrôle des tribus de Sakia El Hamra et du Rio de Oro. Mais la riposte franco-espagnole, soutenue par Moulay Hassan (opération Ouragan) met fin, en moins de quinze jours, aux velléités expansionnistes des nationalistes marocains. Autre paradoxe à l’époque, plusieurs hautes personnalités de l’Adrar choisissent de soutenir le Maroc.

En 1956, Horma Ould Babana, ancien député à l’Assemblée nationale française et personnage politique incontournable, fait allégeance au sultan Mohammed V, lui offrant de parfaire la libération du Grand Maroc. Il est suivi en 1958 par Dey Ould Sidi Baba, Mohamed Mokhtar Ould Bah, tous deux ministres du gouvernement territorial de Mokhtar Ould Daddah, et par Fal Ould Oumeir, émir du Trarza, la partie méridionale du pays.

Rien à faire, à ce moment précis, la Mauritanie n’est pas une priorité aux yeux de Moulay Hassan qui ne veut pas s’attaquer à une colonie française. Il s’emploie alors à désarmer et démobiliser l’AL-Sud, pour enlever à l’Istiqlal, le “bras armé” dont il se sert dans les négociations politiques avec le Palais.

En 1960, l’ALN matée, le futur roi du Maroc essaie discrètement de récupérer la Mauritanie grâce aux Forces armées royales (FAR). La mission est confiée à de jeunes officiers du contingent marocain au Congo (3200 hommes) que dirige le général Kettani. Ceux-ci, après avoir, sous les auspices des Etats-Unis et de la Sûreté belge, chassé Patrice Lumumba, sont de retour au pays. “Ils devront, dans un délai de trois mois et dans le plus grand secret, former une unité de 6 000 hommes”, raconte un officier sous le sceau de l’anonymat.

Basés à Tan Tan, ils s’occupent, sous le commandement du capitaine Bougrine, expressément désigné par Moulay Hassan, de recruter et former des bleus issus des tribus sahraouies avoisinant Tan Tan, Assa et Tarfaya. “Seuls, le commandant et trois de ses adjoints, sont au courant du but ultime de tout le dispositif”, raconte une source militaire. Ce quatuor est secondé par des sous-officiers (caporaux et caporaux-chefs) sahraouis, anciens éléments de l’ALN intégrés aux FAR, dont certains, pour la petite histoire, ont été récemment promus colonels-majors par le roi Mohammed VI.

Rapidement, les officiers se voient confrontés à de sérieux problèmes de logistique et de ravitaillement. Tan Tan, en ce temps là, est une bourgade aux installations rudimentaires qui ne dispose même pas de latrines. Et il faut pas moins de six heures pour parcourir, sur une piste défoncée, les 140 km qui la séparent de Goulimine, la ville la plus proche. Le broussard qui assure, une fois par semaine, la liaison aérienne entre la base et Rabat, a une capacité trop réduite pour acheminer autre chose que le courrier. Pour rejoindre Casablanca lors de leurs rares permissions, les officiers profitent de l’avion-navette de la compagnie pétrolière AGIP, dont les ingénieurs prospectent dans la zone.

Au bout de six mois, et non plus des trois mois prévus, seuls un millier d’hommes sont finalement formés. Et le mot d’ordre est clair : “Hors de question de recourir à des éléments des FAR originaires du nord car le succès de l’opération repose sur ces combattants sahraouis en mesure de fouler le sol mauritanien sans susciter, à priori, l’hostilité des populations”.

Mais toute l’opération, déjà sérieusement compromise, tourne court lorsque, le 27 Octobre 1961, les Nations unies reconnaissent formellement la Mauritanie. Envahir un pays qui proclame unilatéralement son indépendance est une chose, envahir un pays dont la légitimité s’appuie sur la reconnaissance officielle de l’ONU en est une autre. M’hamed Boucetta peut toujours s’étrangler devant la Commission politique de l’Assemblée générale de l’ONU en s’écriant que “le Maroc estime l’indépendance de ce qu’on appelle la Mauritanie comme une vaste escroquerie et une grande illusion”, rien n’y fait.

La signature du traité de Casablanca, par lequel notre pays reconnaît officiellement la Mauritanie, en 1970, met un terme définitif au doux rêve qu’a été ce Grand Maroc, cher à Mohammed V.

Aujourd’hui, plus de quarante ans après les faits, de nombreuses zones d’ombre sur la manière dont l’opération devait se dérouler, demeurent. Selon l’un des principaux protagonistes : “Nous devions larguer sur les points névralgiques de Nouakchott des commandos de paras afin de prendre les postes de commandement. Des complicités sur le terrain devaient faire le reste. Une petite aviation de chasse devait manœuvrer au-dessus de nous, au cas où, et, avec 200 hommes la mission était accomplie”.

Mais alors pourquoi avoir perdu tout ce temps à essayer de recruter 6000 hommes ? “Il y avait une autre stratégie envisagée, plus lourde, dirons-nous, celle de l’invasion en force avec effectivement parachutages d’hommes sur la capitale et, surtout, débarquement de la troupe dans les vingt-quatre heures”. Mais comment ces brigades pouvaient-elles atteindre la Mauritanie, alors que le Rio de Oro était toujours occupé par les Espagnols ? “Nous devions bénéficier d’une aide extérieure”, consent à nous lancer notre interlocuteur, visiblement mal à l’aise et résolu à ne pas en dire plus.

Le jeune Maroc, rappelons-le, venait, avec la complicité de l’ONU et sous couvert d’aide aux frères africains, d’offrir le Congo à la CIA. De là à penser que l’US Navy aurait assuré le débarquement des troupes marocaines sur les plages mauritaniennes, il n’y a qu’un (tout petit) pas…

Tel Quel, 31 déc 2015

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