Au Maroc, mon pays que j’adore

Il était une fois Alice et son amie Béatrice au plus beau pays du monde, au Souk d’Inezgane, dans la banlieue d’Agadir, ville du sud du Maroc, par une fournaise implacable, charriées par une foule à la fois intolérante et intolérable, et qui, au mois sacré du recueillement, de la solidarité, de la charité,de l’abstinence, de la piété immaculée et de l’amour du prochain, mine de rien, en toute impunité, les matait, les bousculait, les harcelait, les houspillait, les injuriait, leur tripotait les seins, les fesses et les cuisses.

Quand la cohue n’en put plus de fantasmer et de bander, tellement les deux filles étaient affriolantes, la jouissance effective ayant avorté, on se mit à crier au scandale,encercla les deux princesses charmantes, fit appeler les flics, qui embarquèrent l’abject objet de désir qui avait provoqué  » la fitna  » ( la provocation, la perversion; la tentation, la séduction, sont autant de sens que peut connoter ce mot vague et polysémique dans la théologie arabe…), et les allumeuses du souk de toutes les magouilles et de toutes les dérives furent écrouées pour attentat à la pudeur.

Toutes les associations de défense des Droits de L’Homme, toutes les instances qui militent pour les Droits de la Femme, toutes les O.N.G., tous les avocats du mirifique royaume accoururent à la rescousse. Le Maroc entier se mit en mini-jupe pour montrer qu’il soutenait la liberté individuelle, et en société mûre, civiquement parlant, qu’il défendait le sacré et légitime droit à pouvoir disposer de sa personne à sa guise, l’essentiel étant de ne pas nuire aux autres.

Finalement, l’absolutime régnant en maître, comme toujours, le pouvoir exécutif eut le dernier mot, il prit le dessus sur les pouvoirs législatif et juridique obsolètes dans les pays merveilleux, on passa outre les articles du Code Pénal et les préceptes de l’Islam pour les beaux yeux de l’opinion internationale qui zyeutait la chose marocaine d’un oeil à la fois amusé, inquiet, et incrédule, et les deux princesses furent acquitées.

À peu près un mois avant le fameux procès des jupes, Driss, un prof intègre, bosseur, honnête, fêtait son premier jour de vacances à la maison, où il était seul, sa femme étant partie rendre visite à sa famille dans la région. Il descendait son litron à l’abri des regards, savourant la musique qu’il aimait dans l’intimité de la chambre qui lui tenait de bureau, sans nuire à personne ; car il savait parfaitement que sa liberté s’arrêtait là où commençait celle des autres.

Soudain, il entendit frapper à sa porte. Il s’empressa d’aller ouvrir, et quelle ne fut pas grande sa surprise quand il vit deux klebs en position d’attaque et qui, sans crier gare, lui crachèrent au visage :
-Nous avons ordre de vous arrêter. Veuillez vous habiller et nous suivre !
Ils s’apprêtaient à investir les lieux quand le prof éméché leur barra l’entrée:

-Montrez-le-moi, votre mandat de perquisition, et vous pourrez vous promener chez-moi comme il vous plaira ensuite !

-Nous n’en avons nullement besoin, la plaignante habitant sous le même toit ! éructèrent les deux porcs.

Driss, même s’il ne se voyait nullement fautif, dut capituler. Certes, il avait eu une altercation avec sa femme qui n’aimait pas qu’il boive à la maison, à maintes reprises ; mais puisque c’était lui qui payait le loyer, que c’était elle qui vivait à sa solde, il jugeait abusif de sa part, voire injuste, de vouloir en plus lui dicter sa conduite. D’ailleurs, lui, homme conscient et intellectuel, ne fourrait jamais le nez dans ses affaires, ne demandait jamais ce qu’elle faisait de son salaire qui dépassait les cinq mille dirhams, et s’en foutait pas mal qu’elle l’enquiquinât ou qu’elle s’enrichît à ses dépens.

Au commissariat de la sûreté nationale, on ne l’interrogea pas, ne lui posa pas de questions, et quand on lui soumit un rapport afin qu’il le signât, il y lut ceci : »(…) poursuivi pour violence à l’encontre de sa femme, ivresse sur la voie publique, atteinte à l’ordre public, (…)

Son sang ne fit qu’un tour ! Il se mit à crier à l’imposture, à l’injustice, au complot, mais le gros klébard qui commandait les toutous qui étaient venus le cueillir dans sa chambre, la plus profonde d’un appartement perché au troisième étage, non sur la voie publique, dit sur un ton de confidence :

-Ça vient d’en-haut !

-Pouvez-vous être un peu plus précis, s’il vous plaît ! C’est vaste, Là-Haut !
Le gros klébard fit mine d’aller chercher quelque chose, mais il ne revint jamais. Le lendemain, on déféra Driss devant le substitut du procureur de la même Cour de première instance d’Inezgane. Il pensait à ses courbatures, à ses aérosols qui lui faisaient passer ses crises d’asthme et qu’on n’avait même pas daigner lui aller apporter. Il pensait à ses élèves, à ce qu’ils allaient penser de celui qui avait passé un trimestre à leur expliquer pourquoi Hugo avait jugé nécessaire de publier son plaidoyer « Le Dernier Jour d’un Condamné « , sous La Restauration, et quels procédés rhétoriques il avait mis en oeuvre pour amener ses lecteurs à épouser sa thèse, à admettre qu’il était temps d’abolir la peine de mort, pratique barbare, inhumaine. Il était envahi par un sentiment de colère, et le minus qui faisait semblant de lire le rapport de police pour ne pas le regarder en face balança au flic en uniforme qui se tenait derrière :

-Emmenez-le à la prison d’Aït Melloul !

-Mais c’est injuste ! De quoi m’accuse-t-on au juste ! Le rapport que vous avez entre les mains a été fabriqué de bout en bout, monsieur !

-Ça vient d’en-haut !

-Mais vous me les cassez, avec votre « en-haut »! C’est quand même pas Dieu qui veut ma peau !

Après quelques audiences kafkaennes, Driss fut condamné par un autre minus du système judiciaire le plus pourri du monde à quatre mois de prison ferme, en plus d’une lourde amande. Le petit juge du plus beau pays du monde avait l’haleine vineuse, quand il prononça le verdict.
Quant à ce nébuleux là-haut, ce n’était pas plus que le bureau du procureur du roi, qui tirait les ficelles de cette mascarade depuis sa tour d’ivoire. Il y avait convoqué la femme de Driss et lui avait poliment demandé, galamment sans doute, si elle préférait qu’ils poursuivassent son mari en liberté provisoire, ou si elle souhaitait qu’ils l’incarcérassent !

Quel drôle de magistrat, celui qui demande l’avis d’une plaignante, désigné de surcroît par le roi pour faire régner la justice et l’ordre! Un piètre magistrat qui ne voit pas plus loin que le gland de sa quéquette et qui se prend pour dieu doit être interné, c’est de la perversion arrosée de mégalomanie! C’est un loup qu’on a introduit dans l’enclos, un danger public!

Mais vous connaissez, mieux que moi, l’adage : » Au pays des aveugles, les borgnes sont rois. « 

– Mohammed Talbi

Source : Club de lecture et cercle littéraire algérien

Tags : Maroc, Makhzen, justice,

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