En 2011, dans le sillage du Printemps arabe, le Huffington Post, un groupe de média online racheté par le géant américain AOL pour quelque 315 millions d’euros et dont Le Monde est actionnaire, décide de lancer Al Huffington Post Maghreb, un site d’information générale destiné à couvrir les trois pays de la région : le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. La direction et la gestion sont confiées à Alix Étournaud-Pigasse, l’ex-épouse de Matthieu Pigasse, actionnaire principal du quotidien Le Monde, et à un entrepreneur tunisien, Faris Mabrouk. La direction éditoriale du site, quant à elle, devait être confiée à l’universitaire et journaliste Kader Abderrahim. Devant son staff, Mme Étournaud-Pigasse ne cessait de répéter sa stratégie : « Le Maroc c’est la pub, l’Algérie le lectorat, la Tunisie la liberté. »
Il fallait ensuite dénicher les journalistes qui formeront les trois rédactions : cinq à six par pays, sans plus, disait-elle. Pour le Maroc, un nom est aussitôt lancé par Kader Abderrahim : Aboubakr Jamaï, cofondateur en 1997 de l’hebdomadaire francophone Le Journal, titre-phare de la presse indépendante fermé en janvier 2010, après un long boycott publicitaire à l’instigation de l’entourage royal.
La première rencontre a eu lieu à Paris, en juillet 2012, en plein mois de 9 [T rramadan. « Il y avait Fadel Iraki—, Alix Etournaud, Kader Abderrahim et Agnès Chauveau—, raconte un témoin. Aboubakr Jamaï nous a rejoints. Il était fatigué parce qu’il jeûnait. On a mangé ensuite dans un resto rue de Sèvres. Après le dîner on a marché le long du boulevard Montparnasse jusqu’au café Le Select. Fadel voulait à tout prix être actionnaire à 100 %. Mais Faris n’a pas voulu céder, et puis comme Alix était déjà partie, rien n’a été décidé ce soir-là. »
Quelques semaines plus tard, Alix Étournaud-Pigasse et Kader Abderrahim se rendent à Casablanca pour une seconde rencontre chez Fadel Iraki. « Ils sont venus chez moi, ici à Casablanca, raconte Fadel Iraki—. Il y avait Mme Pigasse, le Tunisien Faris et Kader. Ils ont dîné ici chez moi. Il y avait aussi une journaliste tunisienne qui devait s’occuper de la partie tunisienne mais je ne me rappelle plus son nom. Nous avons longuement discuté du projet et de sa faisabilité. J’ai même reçu les premiers éléments de la constitution de la société. Dans le document initial il était prévu qu’Aboubakr pilote tout le projet Maroc. Je dois rappeler que toute cette histoire du Huffington Post Maghreb a commencé avec le Printemps arabe. Un jour je reçois un appel d’Aboubakr. Il me dit qu’il a été mis en relation avec le Tunisien Faris, qu’il a connu à Yale, et Kader Abderrahim. L’idée était qu’il y ait des actionnaires marocains, algériens et tunisiens. Aboubakr leur a dit : “s’il doit y avoir des actionnaires marocains, je ne participerai à ce projet que s’il y a comme actionnaire marocain Fadel Iraki”. Il a ajouté qu’il ne monterait rien avec un autre actionnaire marocain. Mais quelques jours après ce dîner chez moi, Kader m’appelle et m’explique tout simplement que la personnalité d’Aboubakr pose problème au Maroc. J’ai répondu que sans Aboubakr je ne peux pas m’engager. Que si je dois replonger dans ce domaine du journalisme, où j’ai eu une expérience difficile par le passé, la sécurité pour moi est d’avoir quelqu’un en qui j’ai pleinement confiance. Et cette personne est évidemment Aboubakr. Si ça se fait sans Aboubakr, ça se fera sans moi. » Après un petit moment de silence, Fadel Iraki ajoute : « Il semblerait que c’est Azoulay qui a été derrière tout ça. » Cette version est à peu près similaire à celle de Kader Abderrahim. Son témoignage confirme également le rôle joué par André Azoulay et apporte des détails éclairants sur le processus d’installation du HuffPost Maghreb au Maroc. « Début août 2012, coup de fil d’Alix. “C’est la merde, me dit-elle. J’ai eu un coup de fil d’Anne Sinclair. Azoulay est hors de lui. Il l’a appelée et l’a informée du projet Maghreb en l’alertant sur les risques, selon lui, à confier le projet aux gens du Journal.” J’avoue que j’étais abasourdi par les propos d’Alix. Elle m’a dit aussi qu’Anne Sinclair a répondu à Azoulay en lui assurant qu’elle verrait avec Alix et Dreyfus—, le P-DG du Monde—. »
Le Huffington Post Maghreb est finalement lancé en 2014. L’homme qui pilotera la version marocaine s’appelle Abdelmalek Alaoui. C’est quasiment un membre de la famille royale. Son père, Ahmed Alaoui, a été à la fois le patron du quotidien francophone Le Matin du Sahara, qui couvre les activités officielles du palais royal, et ministre d’État sans portefeuille pendant tout le règne du roi Hassan II, de 1961 à 1998. Sa mère, Assia Alaoui-Bensaleh, est aujourd’hui ambassadrice itinérante du roi Mohammed VI.
Le fils, quant à lui, est le fondateur et le patron du Global Intelligence Partners, une entreprise basée à Rabat et spécialisée dans « le conseil des grands patrons et hommes politiques ». Son créneau ? Les marchés publics qu’il parvient à décrocher avec une certaine facilité : il a ainsi raflé tous les
contrats de « veille stratégique » proposés par le gouvernement. Il conseille également les grands patrons d’entreprises marocaines Mostafa Terrab (OCP), Abdeslam Ahizoune (Maroc Telecom), Moulay Hafid Elalamy (assurances Saham), etc. C’est donc ce jeune Alaoui qu’André Azoulay a choisi pour la direction éditoriale du HuffPost Maroc. Son secret ? Il est né dans les bras du pouvoir, le vrai pouvoir, comme il le reconnaît lui-même : « Je suis un enfant du Makhzen —. J’ai grandi dans une maison avec un hall immense et une magnifique bibliothèque. J’ai vu défiler de nombreuses personnalités marocaines et étrangères dans notre salon. Cette ambiance peut être une source de stress dans une famille, mais cela offre aussi de nombreux avantages—. » C’est le moins que l’on puisse dire.
11 . Entretien avec l’auteur, juin 2016, à Sainte-Marie-du-Mont (Normandie).
12. Plus de 600 000 exemplaires ont été vendus jusqu’à présent, sans compter l’édition de poche.
13 . Catherine Graciet et Nicolas Beau, Quand le Maroc sera islamiste, Paris, La Découverte, 2006.
14 . Il faut dire qu’à TF1 le royaume était en terrain conquis : Francis Bouygues était un intime d’Hassan IL Son groupe, numéro un français du BTP (Bâtiment-Travaux publics), avait les plus gros contrats dans le domaine de la construction, de gré à gré et sans appel d’offres. Il a été notamment désigné par le monarque pour être le maître d’œuvre de la grande mosquée Hassan II à Casablanca. Ce chantier pharaonique (le parvis de la mosquée peut accueillir 120 000 fidèles et la salle de prière 25 000) a débuté en juillet 1986 et s’est terminé en août 1993. Le financement de cette mosquée, la troisième plus grande après celles de La Mecque et de Médine, a été supporté par la population marocaine via une contribution obligatoire.
15 . François-Xavier Verschave, Noir Chirac, Paris, Les Arènes, 2002. (Les accusations portées par ce livre à Jacques Chirac n’ont fait l’objet d’aucune plainte ni d’aucun démenti de l’ancien président de la République.)
16 . Lors d’une rencontre avec l’auteur, en mars 2005 à Paris, Driss Basri a indiqué que « Hassan II a beaucoup aidé Chirac » mais il a refusé de confirmer ou d’infirmer l’information selon laquelle il aurait reçu des fonds marocains pour sa campagne électorale.
17 . Mehdi Ben Barka a été enlevé au cœur de Paris le 29 octobre 1965 devant la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain, où il avait rendez- vous avec un réalisateur. Son corps n’a jamais été retrouvé. Si Hassan II a donné Tordre de l’enlèvement, Mohamed Oufkir, ancien officier colonial devenu avec l’indépendance l’homme le plus fort du régime, figurait au nombre des exécutants.
18. Une partie de la presse française, sans compter les médias marocains, continue de l’appeler « le jeune roi » alors qu’il est âgé de 54 ans.
19. Jean-Pierre Tuquoi, Majesté, je dois beaucoup à votre père, Paris, Albin Michel, 2006, p. 236.
20. La plus célèbre brasserie des Champs-Élysées est devenue synonyme de la droite bling-bling depuis que Nicolas Sarkozy y a fêté, au soir de son élection, sa victoire à la présidentielle de mai 2007.
21. Un an plus tard, en 2006, Mehdi Qotbi décide de « retourner au pays » et s’installe définitivement à Rabat, sa ville natale. Il sera récompensé par Mohammed VI qui le nommera en 2011 président de la Fondation nationale des musées.
22 . Voir l’article de Karim Bendaoud, « Bradage du palais Jamaï », Maroc Hebdo, 18 avril 1998.
23. Chaque année le monarque met à la disposition des Sarkozy ses résidences pour qu’ils passent en famille les fêtes de fin d’année à la Palmeraie de Marrakech.
24. Voir Le Maroc qui bouge, ouvrage collectif sous la direction de Jean- Yves de Cara, Frédéric Rouvillois, Charles Saint-Prot, Paris, CNRS éditions, 2009.
25. Charles Saint-Prot est l’un des promoteurs les plus connus de la monarchie marocaine. Dans sa biographie, il se présente comme un « docteur en droit », vice-président et doyen de « l’Institut africain de géopolitique dont le siège est à Dakar avec deux bureaux à Abidjan, Paris, Rabat… ». Il est souvent « recommandé » par l’ambassade du Maroc à Paris lorsque celle-ci est sollicitée par les journalistes français. En 1987, il publie un livre à la gloire de Saddam Hussein, le comparant à De Gaulle : Saddam Hussein. Un gaullisme arabe, Paris, Albin Michel, 1987.
26 . Frédéric Rouvillois est un autre « avocat » connu du palais royal. Agrégé de droit public à Caen, il enseigne les institutions constitutionnelles et les libertés publiques à Paris depuis 2002.
27 . Michel Rousset est aujourd’hui âgé de 84 ans. Ancien professeur de droit à Grenoble, il est plus connu comme un courtisan de Driss Basri, l’ancien ministre de l’Intérieur de Hassan IL En 2011, en plein débat au Maroc sur les réformes constitutionnelles liées au Printemps arabe, il accorde un entretien à Maroc Hebdo où il déclare : « La réforme doit se caler sur ces constantes : islam, religion d’État ; Commanderie des Croyants ; régime monarchique ; unité nationale et intégrité territoriale. »
28 . Aucun universitaire marocain n’a participé à ce « colloque ». Il y en avait exactement seize, tous de nationalité française (Christian Cambon, Jean- Yves de Cara, Emmanuel Dupuy, Olivier Galland, Stève Gentili, Michel de Guillenchmidt, Florence Jean, Thierry Rambaud, etc.).
29 . Il est plus connu sous le nom de « Moulay Hicham ». Chez tous les membres de la famille royale, les prénoms sont toujours précédés de «Moulay » (monseigneur en arabe) pour les princes et « Lalla » (maîtresse, patronne) pour les princesses. Survivance du Maroc esclavagiste, ces formules continuent d’être utilisées par certaines familles marocaines. L’auteur a décidé de les supprimer tout au long de cet ouvrage.
30 . Charlotte Bozonnet, « La part d’ombre de Mohammed VI », Le Monde, 26 mai 2016.
31. Entretien avec l’auteur à Rabat, juin 2015.
32 . Entretien de l’auteur avec Benoît Bringer, rédacteur en chef à Premières lignes (février 2015).
33 . Nom d’une ville d’Algérie utilisé comme pseudonyme.
34 . Entretien avec l’auteur à Paris, juin 2016.
35 . Homme d’affaires marocain et actionnaire principal du défunt Journal hebdomadaire.
36 . Directrice de l’école de journalisme de Sciences-Po et directrice d’un mémoire de master que préparait Alix Étournaud-Pigasse.
37. Entretien avec l’auteur à Casablanca, octobre 2016.
38. Louis Dreyfus, président du directoire du Monde depuis 2010.
39 . Entretien de l’auteur avec Kader Abderrahim à Paris, juin 2016.
40 . Makhzen est un mot qui désigne le roi et son entourage. Certains auteurs font la distinction entre le roi et le Makhzen qui serait, selon eux, aussi puissant et aussi autonome que l’institution monarchique. D’autres vont même jusqu’à affirmer que le roi serait « prisonnier » du Makhzen.
41 . Mehdi Michbal, « Abdelmalek Alaoui, l’homme qui murmure à l’oreille des puissants », Jeune Afrique, 19 septembre 2014.
Source : Le Roi prédateur
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