La grâce royale accordée à une journaliste ne renforce pas la liberté de la presse au Maroc

YASSIN AKOUH (TRADUIT PAR GENEVIÈVE DEBROUX) . 7 NOVEMBRE 2019

De la même manière qu’elle entra dans le fourgon de police après sa condamnation, Hajar Raissouni est à nouveau sortie de prison souriante et esquissant le signe de la victoire. Elle, son fiancé et son médecin ont reçu mercredi soir (16 octobre) la grâce du roi Mohammed VI.

La nouvelle est arrivée dans la surprise générale. Ils ont été condamnés fin septembre pour avoir effectué un avortement illégal. Toutefois, les détracteurs ont déclaré que la condamnation était seulement une manière de faire taire les voix critiques. Car la liberté de la presse au Maroc n’est pas en forme. En 2019, le Maroc n’était situé que 135e sur les 180 pays que compte le World Press Freedom Index. Un faible classement pour un pays qui dit aspirer au progrès. Divers journalistes ont fui le pays ces dernières années. Et la tâche est rendue difficile pour ceux qui ne partent pas, car écrire sur des sujets sensibles comme le roi, le mouvement « al-Hirak » dans le Rif ou le Sahara occidentental peut poser problème.

C’est ainsi qu’ Hamza Habhoub, travaillant pour le journal Akhbar Al Yaoum et collègue d’Hajar Raissouni, a quitté le Maroc début octobre pour demander l’asile en France. Hormis Mme Raissouni, condamnée fin septembre, il a aussi vu de quelle manière le rédacteur en chef Taoufik Bouachrine a été condamné à 12 ans de prison en 2018. (N.d.T. Sa peine a été revue à la hausse, passant à une peine d’emprisonnement de 15 ans)

Avortement illégal ou empathie avec le Rif ?

Hajar Raissouni, soupçonnée d’avoir avorté illégalement, et son financé ont été arrêtés par six agents en civil, après une visite chez le gynécologue. Le médecin et l’équipe médicale ont également été emprisonnés, mais ils réfutent avoir pratiqué un avortement. Il s’agissait selon eux d’une intervention médicale urgente. Selon la BBC, l’officier de justice a déclaré que l’arrestation d’Hajar Raissouni n’a rien à voir avec son travail en tant que journaliste. La clinique où elle s’est rendue était surveillée par la police car elle était soupçonnée de pratiquer des avortements illégaux.

Cette déclaration a tout de même interpellé la population. D’une part ses articles critiques expliqueraient son arrestation et sa comdamnation ; d’autre part, un groupe pense qu’il s’agit d’un truc pour discréditer son oncle. Hajar Raissouni est en effet la nièce du célèbre théologue Ahmed Raissouni, président de l’organisation religieuse des Frères musulmans. Au tribunal, Hajar Raissouni a raconté avoir été interrogée sur sa famille et son travail de journaliste lors de l’audition.

Moins d’un mois après l’audition, le juge a estimé qu’elle et son fiancé devraient purger une peine d’emprisonnement d’un an et son médecin de deux ans. Amnesty International a appelé le Maroc à laisser tomber l’affaire.

Le journaliste marocain Ali Lmrabet, exilé en Espagne, a exprimé sa critique sur Twitter. « Par hasard, cette femme avait aussi visiblement de l’empathie pour le mouvement populaire du Rif. »

Ali Lmrabet poursuit : « Il faut aussi souligner qu’Hajar Raissouni travaille pour un journal dont le rédacteur en chef (Taoufik Bouachrine) a été condamné à 12 ans de prison pour “viol” et “traite d’êtres humains”, un procès scandaleux rempli de légitimation d’actes illégaux. »

La condamnation du rédacteur en chef Taoufik Bouachrine suscitait également des interrogations. Les détracteurs disent que les accusations sont la conséquence des articles critiques sur l’État marocain et la monarchie.

La plume de M. Bouachrine critiquait aussi sans pitié la monarchie saoudienne. Sa femme, Asmae Moussaoui, a rapporté au journal The Guardian que le prince héritier saoudien a introduit une plainte auprès de l’État marocain. Les publications de M. Bouachrine auraient rendu furieux le prince héritier  — Mohammed Bin Salman .

Selon M. Mossaoui, l’État marocain aurait réagi à la plainte en déclarant « vouloir régler le procès de ce journaliste à sa manière » Elle a en outre raconté que le journaliste saoudien assassiné Jamal Khashoggi avait plusieurs fois mis en garde son mari qu’il n’était pas en sécurité au Maroc et que « sa vie était en danger et qu’il devait se montrer prudent ». Trois hommes politiques marocains ont écrit une lettre au roi Mohammed VI afin d’accorder la grâce royale au journaliste, en vain. Le groupe de travail du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies a condamné sa détention et son procès.

Peur d’être poursuivi

Le journaliste marocain critique et défenseur des droits de l’homme Omar Radi raconte que ces procès ne peuvent pas avoir lieu. « L’intention est d’attaquer les faibles voix de l’opposition en utilisant des méthodes toujours plus inquiétantes pour les droits de l’homme et la liberté d’expression » explique M. Radi à MO*. Le journaliste a été auditionné le 18 avril, trois jours après avoir transmis au reste du monde certains tweets critiques à l’encontre du juge responsable de la sentence dans le procès d’ al-Hirak. D’après Omar Radi, l’enquête a été ordonnée par l’officier de justice de Casablanca, mais aucun procès n’a suivi.

La demande d’asile en France d’ Hamza Habhoub, collègue d’Hajar Raissouni, n’a pas été acceptée. Ses motifs ont été jugés insuffisants. Il raconte que le Maroc réprime les journalistes et restreint leurs libertés. Cela explique en grande partie son départ. « Le gouvernement a d’abord essayé d’opprimer ma famille avant d’essayer de m’acheter en me proposant par exemple un meilleur emploi. Je ne me laissais pas faire et conservais mon point de vue. »

Les journalistes travaillant pour l’État ont craché du venin à son sujet raconte-t-il, parce qu’il suivait le procès de al-Hirak et qu’il écrivait des articles à ce sujet pour Russia Today (RT) et France 24. Il a partagé la présence de fautes dans le procès d’ al-Hirak et l’absence de procès équitable. « La condamnation de nos collègues — Taoufik Bouachrine et Hajar Raissouni nous a réveillés. Nous n’irons jamais à notre tour en prison, bien que le quotidien Akbar Al Yaoum soit très neutre et objectif », déclare Hamza Habhoub.

Que peut signifier un syndicat marocain aux yeux des journalistes ? M. Habhoub l’estime absent. « Le syndicat ne joue plus aucun rôle à cause de la pression exercée par le gouvernement; ils ont à plusieurs reprises reçu des avertissements. » La tristesse s’emparait de la rédaction d’Akhbar Al Yaoum, suite à la condamnation de leurs deux collègues. Hamza Habhoub affirme que le journal souhaite mettre des nouvelles en avant et cherche à critiquer les faits de manière objective afin d’informer la population de manière juste. « Les circonstances poussaient les journalistes à revoir leurs articles plusieurs fois de peur d’être poursuivis. »

La Belgo-Marocaine Touria Aziz, résidant au Maroc, déclare que la grâce royale dont a bénéficié Hajar Raissouni a suscité beaucoup de joie. Selon Mme Aziz, elle n’aurait pas dû être emprisonnée, martyrisée et condamnée. « La grâce accordée a mis un terme au procès, mais n’annule pas cette condamnation, qui reste inscrite dans les dossiers. Il n’est en outre pas recevable de faire appel après un pardon royal. Accepter la grâce correspond en réalité à une sorte d’aveu, alors que Mme Raissouni continue à nier les accusations. En outre, la grâce passe aussi sous silence son statut de journaliste que l’on souhaitait intimider. » Selon Mme Aziz, la grâce n’est pas du tout pertinente dans la lutte qui doit s’effectuer pour la réforme du droit pénal. Et tout particulièrement dans la lutte contre les lois morales dépassées, utilisées comme bâton pour corriger les adversaires politiques, les journalistes indépendants et tous les perturbateurs du système.

Traduit du néerlandais par Geneviève Debroux

Source : mo.be, 7 nov 2019

Tags : Maroc, Rif, Hirak, presse, Hajar Raïssouni, grâce royale,

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