Le 17 septembre 1959, un groupe armé du Front de libération nationale (FLN) tente d’assassiner Messali Hadj, le vieux dirigeant algérien à Gouvieux (Oise). Cet attentat manqué contre le pionnier de la cause indépendantiste algérienne constitue un épisode marquant de la compétition violente que se livraient les organisations nationalistes qui prétendaient représenter le peuple algérien en lutte contre le colonialisme français. Disqualifié politiquement, éliminé physiquement, le Mouvement national algérien (MNA) de Messli Hadj fut ensuite effacé de la mémoire algérienne.
« C’est la première fois qu’un attentat est commis contre moi. Dans une lutte révolutionnaire, en pleine insurrection, c’est une chose qui arrive plus vite que les rentes. Autrefois on luttait sur des tribunes publiques, dans des réunions contradictoires. Maintenant c’est un autre exercice. Je resterai au manoir de Toutevoie. Ici, comme ailleurs, le combat continuera. »
Une époque violente
À travers cette déclaration parue dans Le Figaro au lendemain de l’attaque, Messali souligne le contraste entre les premiers temps de la cause anticolonialiste, matérialisée par la création de Etoile nord-Africaine (ENA), en 1926, dans le giron de l’Internationale communiste, et le contexte inauguré par le déclenchement de la lutte armée par le FLN, le 1 er novembre 1954. Le militant natif de Tlemcen, chassé par la pauvreté, avait émigré dans sa jeunesse dans la capitale de l’empire français avant d’incarner, pendant trois décennies, la cause qu’il portait en raison de sa persévérance et des persécutions infligées par les gouvernements, de droite comme de gauche. Son prestige avait toutefois été remis en cause lors de la scission de son parti, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), à l’été 1954, et plus encore par son refus de rejoindre une organisation constituée à ses dépens : le Front de libération nationale (FLN).
Celui-ci avait pour objectif déclaré « la restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques », tout en revendiquant le monopole de la représentation du peuple algérien en lutte contre le colonialisme français. Le recours à la violence physique pour renverser le statu quo colonial – qui devint inéluctable aux yeux des jeunes Algériens traumatisés par les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en mai 1945 – conjugué à la répression féroce de l’Etat français – avec son lot d’arrestations, de tortures, de viols, d’exécutions sommaires ou de destructions massives – contribua à mettre brutalement un terme à une période caractérisée par la lente cristallisation de courants politiques concurrents, sans jamais être véritablement pacifique. D’autres, à l’instar du Mouvement libertaire nord-africain (MLNA), organisation-sœur de la Fédération communiste libertaire (FCL), eurent une intervention bien trop confidentielle, sans implantation parmi les ouvriers et paysans d’Algérie, pour peser sur le cours des événements qui renforcèrent la prééminence des tendances autoritaires, populistes ou militaristes pour les décennies à venir.
La rivalité avec le FLN
« On ne peut incriminer le FLN. L’attentat est l’œuvre d’une fraction dissidente activiste, probablement celle qui est responsable du meurtre du sénateur constantinois Benhabylès à Vichy. » Cette confidence de l’entourage de Messali au quotidien populaire France-Soir, peu après l’attentat, faisait référence à l’assassinat, en août 1959, du notable Chérif Benhabylès, ami de Ferhat Abbas, alors président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et qui avait pris position contre l’« intégration » et la « pacification ». Pourtant, selon certains dirigeants « frontistes » (c’est-à-dire du FLN), l’élimination du sénateur bientôt septuagénaire paraissait nécessaire afin d’inciter la bourgeoisie autochtone à s’éloigner de la « troisième force » qui tentait d’émerger entre les partisans de l’Algérie française et ceux d’une indépendance sous l’égide du FLN. Or, cette dernière organisation ne fut pas clairement désignée par les messalistes après l’attaque subie par leur chef historique. Quelques jours plus tard, celui-ci laissa entendre au Monde que les « durs » du FLN pouvaient avoir « fait le coup » même s’il valait mieux « attendre la fin de l’enquête » pour se prononcer. Cette réserve publique des milieux MNA ne se comprenait qu’à l’aune des tentatives, tardives et vaines, de faire cesser les « luttes fratricides » ainsi qu’y invitait Messali dans un nouvel appel lancé le 11 juin 1959. Ce texte exhortait à « tout tenter pour mettre fin aux luttes sanglantes qui déchirent les Algériens entre eux et éloignent d’une cause profondément juste un grand nombre de travailleurs et de démocrates français. »
L’adresse messalienne fut largement ignoré par les anticolonialistes de France à l’exception des intellectuels, artistes et syndicalistes regroupés autour de l’ancien résistant Jean Cassou ou d’une revue comme La Révolution prolétarienne. Les libertaires ou trotskistes qui s’étaient engagés au début du conflit aux côtés du MNA, parfois de façon inconditionnelle, avaient subi de plein fouet la répression et pris leurs distances avec le parti messaliste en raison de sa rapide perte d’influence ou de positionnements pour le moins discutables de sa direction.
Au-delà de ces milieux, les éléments les plus résolus dans le soutien à la cause de l’indépendance s’étaient parfois mis au service d’un FLN devenu hégémonique, sans critiquer son programme étatiste ou ses méthodes antidémocratiques, tout en s’illusionnant sur les potentialités révolutionnaires du combat anti-impérialiste. Surtout lorsqu’il est dirigé par un parti-Etat refusant l’expression libre des antagonismes sociaux au nom d’une conception unanimiste.
Dans un communiqué daté du 20 septembre 1959, la fédération de France du FLN, refusa sans surprise d’endosser la responsabilité de l’attentat contre Messali dans une langue propre aux bureaucrates de tous les pays : « cette “fusillade” ne peut être qu’une provocation, une mise en scène ou un règlement de compte intérieur entre les derniers disciples du “prophète de Chantilly” ».
L’heure des négociations
L’attaque contre le chef du MNA est survenue au lendemain du discours de Charles de Gaulle précisant sa politique algérienne et au cours duquel le président de la Ve République française, revenu au pouvoir pour régler la question coloniale, a proposé le triptyque : sécession, francisation ou fédération. Lors d’une conférence de presse tenue quatre jours après l’attentat, le 21 septembre, au manoir de Toutevoie, Messali déclare, avec une certaine satisfaction, « avoir pris acte du droit à l’auto-détermination proclamée par le chef de l’Etat français », tout en formulant des réserves sur le délai de quatre années évoqué par de Gaulle ainsi que sur les modalités de consultation de la population.
Un document produit par la direction messaliste développera davantage les critiques du plan gaullien en soulignant l’exigence d’intégrité du territoire algérien, incluant donc le Sahara, ou en refusant avec fermeté une conception fédérale de la nation, en usant d’une rhétorique islamo-jacobine : « nous ne pouvons tolérer cette division des Algériens musulmans en communauté arabe, kabyle et mozabite, choses contraires aux principes islamiques, à l’unité nationale et à l’intérêt commun. »
L’heure semblait alors propice aux négociations auxquelles le MNA se préparait en posant ses conditions, malgré son isolement en Algérie et la perte de son bastion dans l’émigration ouvrière au profit du FLN depuis 1957. Cette année 1957 avait été particulièrement cruelle pour le MNA.
En France, des cadres de l’Union des syndicats des travailleurs algériens (USTA), messalistes, avaient été assassinés par le FLN. En Algérie, en mai, des katibas du FLN avaient massacré 350 villageois de Melouza Beni-Illemane, accusés d’être messalistes. Quelques mois plus tard, Mohamed Bellounis, chef d’un maquis du MNA, avait annoncé combattre désormais le FLN au côté de l’armée française. Un retournement catastrophique pour l’image du MNA, alors que le FLN parviendra longtemps à nier sa responsabilité dans le massacre de Melouza.
En mars 1959, Vérités pour, un bulletin clandestin éditée par Francis Jeanson, fervent soutien du FLN, avait estimé que Messali n’était plus en position d’être un « interlocuteur réel » et que ses déclarations, relayées notamment par la presse gaulliste, avaient pour seul but de « maintenir le mythe d’une diversité de tendances au sein du nationalisme algérien ». Ainsi, cette publication dénonçait, dans l’action du MNA, « une manœuvre confusionniste accomplie par des Français en direction de l’opinion française ».
Il fallut pourtant attendre encore près de deux années pour que la direction du MNA, au grand dam de son aile la plus opportuniste, refuse de s’associer plus longtemps aux manœuvres du gouvernement français qui cherchait à retarder les négociations en prenant prétexte de son existence pourtant précaire. Ce faisant, Messali et ses derniers fidèles, prenaient acte de leur indiscutable recul. Totalement dépassés par le FLN, ils n’avaient plus les moyens de défendre la moindre politique indépendante. Leur espace politique était d’autant plus étroit que la divergence idéologique FLN-MNA n’était toujours évidente. La direction du MNA avaient la même matrice idéologique que de nombreux cadres du FLN influencés par les idées de la renaissance arabe, le républicanisme jacobin et un certain rapport au léninisme.
Le 17 septembre 1959, le commando du FLN échoua donc à liquider définitivement Messali et son MNA moribond. Mais la répression, les défections et les errements des dirigeants nationalistes, toutes tendances confondues, furent autrement dévastateurs pour les populations laborieuses d’Algérie et de France, en raison de l’absence d’un courant anti-autoritaire favorable à l’auto-organisation des masses en lutte contre toutes les formes d’oppression et défendant une conception intransigeante de l’internationalisme.
Par Nedjib Sidi Moussa*
• Auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolutionnaires des partisans de Messali Hadj, PUF, 2019. Il a aussi rassemblé et présenté les textes de l’ouvrage Internationale situationniste, Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays (et autres textes), Libertalia, 2019.
CHRONOLOGIE
Du pionnier au leader déchu
20 juin 1926 : Création à Paris de l’Etoile nord-africaine (ENA), première organisation indépendantiste algérienne, dirigée par Messali Hadj et liée au Parti communiste.
26 janvier 1937 : Dissolution de l’ENA par le Front populaire.
11 mars 1937 : Les militants de l’ENA dissoute créent le Parti du peuple algérien (PPA).
1946 : Le PPA se transforme en Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD).
14 juillet 1954 : Congrès du MTLD à Hornu (Belgique). Le parti est divisé entre « messalistes », « centralistes » et « activistes ». Ces derniers s’apprêtent à fonder le FLN pour passer à la lutte armée.
1er novembre 1954 : Actions armées déclenchées par le FLN en Algérie.
8 novembre 1954 : Dissolution du MTLD par l’État français. Celui-ci se refonde sous le nom de Mouvement national algérien (MNA).
24 mars 1956 : Le gouvernement français place Messali Hadj en résidence surveillée à Belle-Île-en-Mer.
13 août 1956 : Congrès de la Soummam du FLN.
29 mai 1957 : Des katibas du FLN massacrent 315 villageois messalistes à Melouza-Beni Illemane.
1er septembre 1957 : Appel de Messali Hadj contre les luttes fratricides.
24 novembre 1957 : Mort à Paris d’Embarek Filali, cofondateur du PPA, suite à un attentat.
4 décembre 1957 : Le chef maquisard du MNA Mohammed Bellounis annonce combattre le FLN aux côtés de la France.
14 juillet 1958 : Mohammed Bellounis est exécuté par l’armée française.
15 janvier 1959 : Messali Hadj, autorisé à quitter Belle-Île-en-Mer, s’installe à Gouvieux.
11 juin 1959 : Messali Hadj lance un nouvel appel contre les violences fratricides.
17 septembre 1959 : Attentat manqué contre Messali Hadj.
22 octobre 1959 : Assassinat à Cologne d’Ahmed Nesbah, dirigeant MNA rallié au FLN.
5 juillet 1962 : Proclamation de l’indépendance de l’Algérie.
3 juin 1974 : Mort de Messali Hadj, resté en exil en France après l’indépendance. L’Etat-FLN entretiendra longtemps un tabou autour de sa mémoire.