Beaucoup de citoyens s’expriment ces derniers temps pour interpeller les universitaires et leur reprocher une implication insuffisante dans le Hirak. En tant qu’universitaire, je me sens interpellé et donc obligé de donner mon avis sur cette question. Il ne s’agit pas bien sûr de donner des réponses à tous les questionnements que je partage à plus d’un titre. Il s’agit plutôt de proposer des pistes de réflexion pour ouvrir le débat sur des bases que je souhaite les plus saines possibles.
Effectivement, l’université, aujourd’hui, est loin de jouer le rôle qu’elle doit jouer. Il faut savoir que l’université est une institution de l’Etat algérien et, comme toutes les autres institutions, elle est frappée aussi par la crise de cet Etat. Les pouvoirs successifs en Algérie ont tous tout fait pour isoler l’université des luttes et enjeux qui se passent dans notre pays. Ils ont empêché l’émergence de syndicats autonomes, interdit les débats libres et encourager le vide que nous vivons aujourd’hui. Ces pouvoirs ont fermé les yeux face au plagiat et favorisé la médiocrité scientifique et intellectuelle. La nature de notre économie, le mode de gouvernance qui ne favorisait ni l’intelligence, ni la compétence, ni l’apport des sciences ne pouvaient permettre de développer la recherche.
L’idéologie de cet Etat et de son école a donné des générations d’étudiants, puis d’enseignants coupés de l’universalité et fortement idéologisés, donc plus facilement captés par des idées simplistes et dogmatiques. Malgré tout cela, le poids de la révolution numérique, les mutations opérées dans notre société et son expérience politique et les résidus de l’ancienne école, faite de rationalité, continuent à donner quelques élites qui alimentent l’université. Ce sont ces forces qui doivent accompagner la société dans sa quête de liberté et de démocratie. Il est donc normal que, d’un point de vue quantitatif, le nombre d’universitaires impliqués dans cette révolution ne soit pas très important. Cela dit, l’Histoire nous apprend que ce ne sont pas les plus nombreux et accrochés à l’ancien système pour des raisons d’intérêts matérielles ou idéologiques qui ont été derrière les grands changements.
Revenons à l’actualité : Notre cher pays vit depuis près de 8 mois une révolution inédite qui veut rompre avec l’ancien système et aller vers un nouveau, qui soit en phase avec les nouveaux besoins de la société. La démocratie qui était une revendication d’une élite est devenue celle de la société. Ce caractère inédit est donné d’abord par le pacifisme et le civisme des manifestants. C’est ce qui déstabilise les analystes car l’Histoire nous a appris que les révolutions se sont déroulées avec la violence.
Il appartient effectivement aux universitaires d’expliquer ce phénomène nouveau pour toute l’humanité. Même si je ne suis pas du genre ultranationaliste, je serais tenté de dire que comme la révolution algérienne qui a été la plus belle du siècle passé (avec celle du Viêtnam), elle est peut-être en train d’être la plus belle de ce siècle. C’est ce pacifisme qui effectivement dérange l’Occident par peur de contagion. Cette révolution, « c’est les gilets jaunes sans la violence et avec beaucoup plus de mobilisation ». C’est peut-être à ce niveau qu’il faut chercher les raisons du mutisme des institutions mondiales dominées par le Néo-libéralisme.
Durant ces dernières semaines, mon observation me dit que le Hirak (ou plutôt cette révolution démocratique) et le pouvoir de fait (que tout le monde identifie par l’état-major) sont dans deux mondes différents que rien ne rassemble. Ce sont comme deux droites parallèles qui ne se coupent jamais. Les mathématiciens peuvent aussi les considérer comme deux ensembles dont l’intersection est un ensemble vide. Cette situation est inquiétante, elle peut être à la base de tous les dangers. Or, l’histoire de l’humanité est pleine d’exemples où même durant les guerres les plus violentes, des négociations ont eu lieu.
Au moment où Hanoï était sous des tonnes de bombes américaines, des négociations entre les représentants des révolutionnaires vietnamiens et de l’administration américaine se déroulaient. De même lors de la guerre d’Algérie et pour les guerres israélo-arabes. Chez nous, d’un côté le pouvoir veut apparemment nous imposer des élections que la société rejette et de l’autre côté le Hirak insiste, à juste titre, pour dire « yatnahaw ga3 ».
Le pouvoir continue dans son autisme irresponsable. Plus que ça, il devient de plus en plus répressif, les dernières arrestations l’attestent. Il ferme les espaces de débats, y compris à l’université.
En tant qu’universitaires, que devons-nous faire devant cette situation qui nous interpelle ? Cette situation est trop dangereuse, nous n’avons pas le droit de nous taire.
Notre première tâche : Ouvrir le débat
Rien ne pourra venir sans débat. Rien ne pourra remplacer le débat. De tout temps, l’université a été le creuset de la production des idées, c’est son rôle majeur. Le problème est que nous avons en face de nous un pouvoir qui n’a pas la tradition du débat, pire, il considère que le débat lui est mortifère.
Mon appel : Agissons pour faire de l’université le lieu du débat, des échanges au service du pays, et donc de la société, pour passer vers un nouveau système, qui consacre l’Algérie nouvelle, libre et démocratique, pour permettre à notre beau pays de rester beau, et de s’embellir encore.
Med Zaaf
Professeur de Métallurgie à l’UBMA
Le Provincial, 12 oct 2019
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