L’autre figure emblématique de la gauche caviar française qui a fait de Marrakech son refuge est le philosophe médiatisé Bernard-Henri Lévy. Sous sa plume, un monarque absolu de droit divin peut se métamorphoser en chef d’État « moderne » et « ouvert » : « un modèle » pour la région, écrit-il.
Intitulée « Vive le roi », la dernière chronique de BHL à la gloire de Mohammed VI date du 1 er septembre 2016, quelques jours après un discours royal dénonçant l’islamisme radical : « Je ne vois pas un autre chef d’État qui ait, dans cette partie du monde, prononcé des mots aussi forts, juge le philosophe—. Mais, surtout, ce chef d’État-ci n’est pas un chef d’État comme un autre et son statut très spécial dans le monde arabe sunnite, ses titres de “monarque chérifien” et de “commandeur des croyants”, sa qualité, enfin, de “descendant du Prophète”, donnent à la moindre de ses déclarations une portée qu’elle n’aurait dans la bouche d’aucun autre […] Tel est le sens de ce discours de Tanger. Tel est le grand et beau geste accompli par le petit-fils du sultan qui, en 1942, fit honte à l’État français en se solidarisant avec les juifs du protectorat. Puissent ses alliés d’aujourd’hui prendre la mesure de l’événement. Puissent-ils peser à sa juste valeur le risque personnel qu’il a pris en s’opposant ainsi, frontalement, à la secte des amis du crime. Et Dieu fasse qu’ils ne lui ménagent ni le soutien moral ni le renfort économique et politique dont il aura, dans la bataille qui s’annonce, grand besoin. Le Maroc est en première ligne – il faut tenir la ligne avec lui».
Le sultan Mohammed V « protecteur des juifs » du Maroc lorsque celui-ci était sous la botte de Vichy ? « Il s’agit d’une fable, répond l’historien français Georges Bensoussan, auteur d’un ouvrage très documenté sur les juifs du monde arabe . La réalité du pouvoir appartient au résident général,
c’est-à-dire à la France. Quant aux statuts des juifs de Vichy d’octobre 1940 et de juin 1941, le sultan du Maroc les appliquera à la lettre. Il ne s’oppose à aucune mesure prévue par ces deux statuts. Il n’y a que dans le volet économique qu’il tente légèrement de protéger la communauté juive du Maroc. Cette intervention n’est pas désintéressée, car elle sert surtout les intérêts économiques du Makhzen. Sur l’essentiel, le sultan Mohammed n’a pas protégé les juifs puisqu’il a même promulgué les statuts des juifs en dahir chérifien -. »
À l’instar de Mme Guigou, BHL reprend donc une fable bien connue mais qui relève davantage de la propagande que du fait historique : elle présente le grand-père de « M6 » comme le « sauveur des juifs » marocains entre 1940 et 1942.
Or, les faits tels qu’ils sont toujours consignés dans les documents officiels nous apprennent qu’il n’en fut rien, et que cette « fresque » ne repose sur aucun élément historique.
Quelques jours après l’instauration du gouvernement Vichy au Maroc, un dahir datant du 31 octobre 1940, et paraphé par le sultan Mohammed V, interdit explicitement aux juifs marocains l’accès aux fonctions publiques, y compris celle de l’enseignement (à l’exception, évidemment, des
établissements réservés aux juifs).
Le 5 août 1941, un autre dahir portant le sceau du sultan Mohammed V interdit également aux juifs du Maroc d’exercer un grand nombre de professions, notamment dans les domaines de la finance, le journalisme, le théâtre et le cinéma. Plus de 500 israélites – sujets de Sa Majesté chérifienne – ont été exclus de l’administration publique et seuls trois des trente avocats juifs ont pu continuer à exercer. Le nombre de médecins juifs avait quant à lui été limité à 2 % – il était de 17 % à Casablanca.
Ce n’est pas fini. Treize jours après l’adoption du dahir du 5 août 1941, le commissaire général aux questions juives débarque en Afrique du Nord pour vérifier l’application du statut des juifs. Il est reçu en grande pompe par le sultan Mohammed V qui ne lui exprime aucune réserve ou inquiétude quant à l’avenir de ses « sujets » de confession juive, contrairement à ce que BHL écrit dans ses chroniques. Un bureau spécialisé dans les questions juives a même été établi au Maroc à l’issue de cette visite.
Enfin, le 19 août 1941, un arrêté signé par le vizir du sultan ordonne aux juifs de quitter leur domicile « en ville nouvelle » pour réintégrer les mellahs des médinas, populaires et exigus : un déclassement social face auquel le sultan ne manifeste, encore une fois, aucune résistance.
Quelques mois auparavant, dans une autre chronique publiée par Le Point du 22 janvier 2015, BHL plaçait l’actuel roi « parmi les dix personnalités musulmanes qui ont marqué [sa] vie » : « Je me souviens de Mohammed VI du Maroc, roi chérifien et commandeur des croyants, inaugurant son règne par une réforme de la Moudawana, le code de la famille, qui a libéré les femmes de leur obligation d’obéissance, leur a permis de divorcer quand elles le voulaient, et, en cas de séparation, leur a accordé la garde de leurs enfants et d’une part des biens matrimoniaux. Il a fait pour la cause des femmes en quelques mois, plus que ce que beaucoup de systèmes laïcs ont pu réaliser. »
Les liens entre Bernard-Henri Lévy et le Maroc ne datent ni d’aujourd’hui ni de ses premières chroniques à la gloire de « M6 ». Ce fils d’un couple de pieds-noirs d’Algérie a passé toute son enfance à Casablanca, bien qu’il soit né (en 1948) à Béni Saf, un port de pêche à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Oran. Les Lévy étaient en effet déjà installés au Maroc lorsque la mère de BHL, enceinte, choisit d’accoucher en Algérie, son pays natal. Le père, André, était un homme d’affaires prospère basé à Casablanca où il a créé La Marocaine de bois, une société spécialisée dans l’importation du bois au Maroc. En 1954, la famille déménage en métropole, à Marseille d’abord puis à Paris, où Bernard (âgé de 6 ans) et son frère cadet Philippe pourront avoir une bonne scolarité. Mais le père n’a pas rompu les liens avec le Maroc : les allers-retours Paris-Casablanca sont réguliers et La Marocaine de bois se porte plutôt bien grâce à son alliance avec une autre entreprise, La Nordique de bois, propriété de la famille Estor.
En 1973, le roi Hassan II décide de « marocaniser » le secteur privé : toutes les entreprises étrangères doivent être contrôlées, à hauteur de 51 % au moins, par des actionnaires marocains. Cette décision profite essentiellement à la famille royale et aux puissants initiés qui gravitent autour du palais ; elle constituera le premier pas dans le processus d’enrichissement que connaît actuellement la famille royale .
La « marocanisation » a surtout poussé des centaines d’entrepreneurs étrangers (français notamment) à brader leurs sociétés et à quitter précipitamment le pays. Le père de BHL, lui, décide de ne pas vendre et de s’adapter. Il contacte son « ami » Mohamed Laghzaoui, proche du palais,
ancien patron de la police et homme de main du prince Abdallah (1935- 1983), le frère cadet du roi Hassan II, que les hommes d’affaires marocains surnommaient à l’époque « monsieur 51 % » : en contrepartie de sa protection politique, il exigeait qu’une participation majoritaire lui soit réservée dans toute société qui le sollicitait avant de se constituer.
André Lévy est contraint de faire entrer le frère d’Hassan II dans le capital de La Marocaine de bois en cédant 50 % de son capital à Laghzaoui et à un certain Omar Kadiri, un autre « homme de main » du prince Abdallah.
Mais peu à peu, l’amertume gagne André Lévy après cette opération de «marocanisation » qui l’a obligé à brader plus de la moitié de son entreprise, l’œuvre de sa vie, à des gens qui n’ont pour seul mérite que celui de faire partie du clan royal. Il s’éloigne progressivement d’un pays où il a construit ce qu’il n’a pas pu construire dans son Algérie natale. Il est un peu à l’image de ces milliers de juifs qui ont quitté le royaume à partir de 1960, privant le pays de l’une de ses communautés les plus dynamiques : aujourd’hui, le Maroc ne compte guère plus de 2 500 juifs, vivant pour la plupart à Casablanca, alors qu’en 1948 ils étaient plus de 300 000 selon les statistiques établies par le protectorat français. En quatre ans, entre 1960 et 1964, 102 000 juifs ont quitté le Maroc pour Israël. Dans son livre enquête Hassan II et les juifs. Histoire d’une émigration secrète (Paris, Seuil, 1991), Agnès Bensimon indique, documents à l’appui, que le roi Hassan II percevait cinquante dollars par juif qui émigrait en Israël, enfants compris. Dans le même ouvrage, Bensimon précise que l’un des proches conseillers d’Hassan II à l’époque. Ahmed Réda Guédira, a perçu entre 1960 et 1964 plus de 50 000 dollars, ce qui lui a permis de lancer Les Phares, un journal de propagande qu’il créa dans le tumulte de la campagne électorale pour les législatives de 1963. Idem pour le prince Abdallah, frère cadet d’Hassan II, qui « percevait tout naturellement sa commission sur chaque client— ».
Mais l’arrachement des Lévy au Maroc n’a pas empêché BHL de devenir aujourd’hui l’un des membres actifs de la « smala de Marrakech », où il possède, lui aussi, son propre riad.
Source : La République de Sa Majesté, Omar Brouksy
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