Mohammed Talbi
Demandez son avis à un diplômé chômeur, qui son derrière, des années
durant, voire des décennies, sur les bancs des écoles, des collèges, des
lycées, des universités publics a usé,
Que toutes les filières sont saturées, obsolètes, anachroniques, désuètes,
sans issue, il vous dira sur un ton à la fois amer, cynique, et désabusé,
Dans quelle débâcle, après quel périple, par quel miracle, il s’est acquitté de
son devoir, combien de sacrifices furent consentis, pour espérer que, lui,
accède à un rang qui à sa maudite lignée avait jusque-là toujours été refusé,
Il vous contera comment, à la fin du parcours, ce torchon d’aucune valeur
sous le bras, il se présenta à tous les concours, quémanda du travail
partout,
se pliant, geignant, agonisant, comme mendie un gueux un morceau de
pain, et à la fin, près de son père, de sa mère, il revint de déception
précocement vieillir, tout désespéré, tout brisé, tout usé ;
Car, même quand ils survivent à tous les accidents, quand ils déjouent tous
les bâtons que sciemment on leur met dans les roues, quand, vaille que
vaille, ils franchissent de leur insoutenable condition les périlleux avatars,
Les enfants du peuple, ceux qui n’ont pas la chance d’aller dans des écoles
privées, réservées aux nantis, et où l’on assure à des morveux chichiteux,
gâtés, ratés, par des mains obscures toujours au-devant d’un avenir
florissant boostés, semblent toujours arriver en retard,
Et combien sont-elles, les familles marocaines, qui peuvent supporter les
charges, le coût de cette entreprise, ô combien lucrative, de cette réussite, ô
combien vénale ? Quelle est cette justice sociale qui aux enfants des riches,
d’ores et déjà, réserve contre monnaie trébuchante une belle place au soleil,
vers le haut du panier les hisse en fanfare,
Quand aux laissés-pour-compte, aux damnés de cette terre ingrate que la
misère noire au malheur et à la dépravation a condamnés, elle n’offre que
dégoût, souffrance, humiliation, ignorance, et désespoir ?
Pauvres enfants ! Si vous voyiez comme brillent leurs yeux, d’espoir et
d’ambition, quand malgré une situation familiale désastreuse, des
problèmes trop grands pour leur âge, un environnement plus que
malsain, un entourage inhumain, ils se concentrent sur le cours,
Si vous les écoutiez, ces innocentes âmes, par contumace condamnées à
l’enfer avant même de naître, chanter leurs rêves, leurs petites
espérances, présenter timidement leurs doléances, dire à cette patrie
qui les dénigre, les renie, leur inconditionnel amour !
Pauvres parents ! Ignorants, miséreux, dépassés par les aléas d’un
quotidien accablant, qui partent tôt le matin travailler dur, essuyer
l’opprobre, le mépris, la hogra, pour seulement de leur progéniture assurer
la subsistance, et courbés, recrus, morts de fatigue et de frustrations, très
tard rentrent le soir, priant le Bon Dieu de mette fin à leur calvaire un jour,
Murmurant, car les murs ont des oreilles, pour ces gens, la révolte est un
blasphème, pour le bon musulman, que c’en est trop, qu’il y en a marre,
qu’ils n’en peuvent plus de rester à regarder impuissants dans un ténébreux
tunnel s’engager leurs enfants, mais ils finissent par s’en repentir, par en
éprouver du remords, quand ils voient comment leurs bambins s’aggripent
à eux de partout, comment joyeux, impatients, tout contents, de tendresse et
d’affection ils les entourent à leur retour ;
Quel pays est-ce, que celui où l’enfant du ministre devient ministre,
celui du parlementaire, parlementaire, celui de l’homme d’affaires,
homme d’affaires, celui du juge, juge, celui du procureur, procureur,
Celui du marchand ambulant, marchand ambulant, celui du serveur,
serveur, celui du maçon, maçon, celui de l’éboueur, éboueur, celui
orphelin, bâtard, qui simplement n’a personne, ni rien, détailleur de
cigarettes, cireur, dealer, mendiant, ou voleur ?
Quelle justice, divine ou humaine, fait des uns des intouchables, des
privilégiés, des winners, comme disent les pédants, des autres des
bannis, des marginaux, des loosers, dans le langage des frimeurs ?
Les plus ingénieux, ceux qui ont le nombre de leur côté, qui de cette
curieuse société font l’écrasante majorité,
Ceux qui n’ont jamais rien lu, rien vu, qui pourtant savent tout,
superstitieux, fatalistes, dogmatiques, grincheux, me diront que les jeux ont
ainsi été faits, les dés ainsi jetés,
Que c’est Le Bon Dieu qui partage les biens entre les humains, que
volontairement, Il a favorisé les uns, lésé les autres, que tout bon musulman
doit se plier à cette absolue vérité,
D’autres, beaucoup moins nombreux, si peu nombreux qu’ils doivent se
cacher pour vivre, sceptiques, incrédules, éclairés, me chuchoteront :
l’injustice est humaine, il ne faut surtout point en douter !
Source : Mohamed Talbi
Tags : Maroc, chômage, diplomés chômeurs, injustice,