Même s’il n’a rien de secret, le budget de la monarchie fait peur aux Marocains. Ni les médias, ni les députés (censés pourtant le discuter) n’osent encore s’y intéresser de trop près. Et pour cause : depuis l’indépendance, le tabou a été soigneusement cultivé.
L’argent de la monarchie est un mythe que l’on commence à peine à effleurer. Depuis la mort de Hassan II, héritage oblige, chacun y est allé de son estimation pour évaluer la fortune royale. Moumen Diouri, l’un des derniers exilés du royaume, parlait de 10 milliards de dollars dans son brûlot « à qui appartient le Maroc ? ». Le classement de la célèbre revue américaine Forbes parlait, lui, de 4 à 5 milliards de dollars. La somme a été, depuis, reprise comme étalon par la presse étrangère. La revue marocaine économie & Entreprises a préféré s’en tenir au patrimoine royal (550 millions de dollars) et a exclu, faute de preuves tangibles, les propriétés foncières et les comptes bancaires à l’étranger. Dans son fameux « mémorandum à qui de droit » paru en novembre 1999, Abdessalam Yassine, lui, demandait à Mohammed VI, à peine installé sur le trône, de mobiliser la fortune de feu son père pour éponger la dette extérieure marocaine, rien moins que cela. A l’époque, elle se montait à un peu moins de 20 milliards de dollars ! Tous les experts avaient jugé l’estimation farfelue mais c’était, sous le nouveau règne, le premier véritable test de la liberté d’expression sur ce sujet. Premier réflexe du pouvoir : les trois journaux qui ont publié le texte de Yassine in extenso sont retirés des kiosques. Mais sur instructions royales, Driss Basri, toujours en poste à l’époque, recule au bout d’une demi-journée et remet les journaux censurés en vente. Un pas est franchi.
Jusque-là, l’objet des audaces médiatiques concernait la fortune personnelle du roi. Quid de la liste civile ? Le royaume, en effet, prend totalement en charge l’homme qui l’incarne. Son salaire, son équipe, ses palais, sa famille, ses courtisans, ses serviteurs, les fondations qui dépendent de lui, les instances qu’il nomme hors gouvernement, et même les dons qu’il accorde aux instances caritatives… Le budget global alloué à la monarchie, 2,2 milliards de dirhams, est drapé de mystère et de mutisme. En avril 2003, Ali Lmrabet brise ce silence par une caricature maladroite sur son hebdomadaire Doumane, aujourd’hui interdit : des hommes masqués à la manière des voleurs, émergeant de fourgonnettes aux armes de l’état, tendent de gros sacs pleins d’argent à des bras non identifiés… mais identifiés quand même un peu, puisqu’ils sortent d’une porte du palais royal. Autrement dit, le Palais vole l’argent de l’état – ce qui est, il faut le reconnaître, une déformation conséquente de la réalité. Est-ce le principe même d’une caricature ? Sans doute, le débat reste en tout cas ouvert. Mais « c’est particulièrement la violence de ce dessin qui a valu à Lmrabet son emprisonnement », commente aujourd’hui un proche du dossier. Dommage, parce que sur l’article concerné, le journaliste emprisonné ne faisait qu’informer honnêtement sur un budget voté par le Parlement. Ce qu’on lui a reproché est d’avoir présenté la liste civile comme une manne indue, alors qu’elle est votée à la régulière. Avec une auto-censure des députés qui frise le ridicule, tout de même. « Généralement, on n’ose même pas prononcer le mot budget royal au moment du débat sur la loi de finances. Quant à le discuter – et je ne parle même pas de le critiquer – c’est tout simplement hors de question », dit un parlementaire. C’est clair. Le fossé entre l’audace de la presse populaire et la retenue de l’élite politique est béant.
L’histoire d’une retenue politique
Déjà au lendemain de l’indépendance, la liste civile – terme emprunté par Hassan II aux monarchies occidentales – est accordée sans le moindre commentaire par le Conseil de choura. Dirigée par les nationalistes les plus en vue de l’époque (El Fassi, Torrès, El Ouazzani, Lyazidi…), cette instance qui tenait lieu de parlement concédait un budget conséquent au sultan, à sa cour, à sa famille, à ses demeures et aux chorfa descendant de la même lignée. Sous le gouvernement Abdallah Ibrahim, qui n’a pas fait long feu, le ministre de l’économie et des Finances Abderrahim Bouabid était le seul à prendre position sur ce budget sacré. Selon le récit de Smaïn Abdelmoumni, Bouabid aurait en 1958 rejeté la demande de feu Mohammed V, qui voulait que l’état rachète son palais de Casablanca pour le remettre à sa disposition. « Le ministre avait 38 ans et le sultan 49 ans et il y avait entre eux une estime réciproque. Quand Bouabid lui disait que pour le bien et le développement du pays, le Palais pouvait attendre, Mohammed V ne faisait pas trop de résistance », raconte un compagnon de l’époque.
Cet incident est l’unique occasion connue où un homme politique a eu son mot à dire sur la liste civile. Mais, nuance, il l’aurait fait en tête à tête avec le sultan dans l’enceinte du palais, et n’en aurait pas fait état auprès de ses frères socialistes. Après l’avènement de Hassan II, jaloux de ses prérogatives et se définissant lui-même comme « interventionniste », la discussion sur les largesses qu’il pouvait s’offrir au nom de l’état n’a plus été à l’ordre du jour. Quand le premier parlement est installé en 1962, la discrétion est à la mesure de la formule lapidaire de la Constitution : « le roi dispose d’une liste civile », point à la ligne. Rien n’est dit sur les modalités, les montants, les rubriques. Tout cela relève de la cuisine interne. Même le caractère hybride des titres fonciers des palais est un non-dit absolu. Jusqu’à aujourd’hui, les dépendances de Touarga (quartier du palais royal, à Rabat) ne sont pas enregistrées à la Conservation foncière, et personne au parlement n’ose en parler, ne serait-ce que pour rectifier une anomalie. De là à s’interroger sur la démesure des sommes accordées à la royauté… Pudeur ? Peur ? « C’est du savoir-vivre, une manière d’être élégant envers le chef de l’état », commente ce vieux routier du Parlement. « En 1963 puis en 1977, lorsque l’hémicycle était peuplé de militants et de cadres, la discussion aurait pu être enclenchée sans dégénérer, mais même les opposants les plus durs avaient de la retenue. Depuis 1984, avec les parvenus et autres corrompus qui font de plus en plus la loi, difficile d’envisager un tel débat. Et depuis l’arrivée du nouveau roi, l’ancienne élite politique n’a même plus ses entrées au Palais pour discuter de choses plus essentielles », explique cet autre élu, un brin nostalgique.
Les secrets d’une information inexploitée
Contrairement à ce que prétend un des hommes de la garde rapprochée de Mohammed VI, l’information détaillée sur la liste civile n’est pas une nouveauté. Depuis 1984, les élus ont accès à un document détaillant le budget alloué aux princes, au protocole, aux conservateurs des palais et bien d’autres précisions sur le salaire royal et la caisse dite de souveraineté. En 1988, les Marocains apprennent incidemment, en écoutant le discours de Hassan II sur la gigantesque mosquée de Casablanca, que même le roi a un salaire. Mais depuis 1998, ils en savent beaucoup plus, grâce à un certain Hicham Mandari. L’escroquerie de ce dernier, pour la première fois, perce une petite fenêtre dans le coffre-fort royal. Le départ précipité de l’ex-secrétaire particulier du roi, Abdelfattah Frej, est instrumentalisé par la nouvelle équipe de Mohammed VI, emmenée par Mounir Majidi, pour montrer qu’ »avant », ces choses-là étaient gérées par un ami intime du roi, mais certainement pas un bon gestionnaire. Message subliminal : plus maintenant. La preuve : les poursuites engagées, tout récemment, contre l’un des plus vieux conservateurs des palais royaux, Mustapha Hilali. La nouvelle équipe veut assainir et donner un grand coup de balai. Les articles de presse relatant l’affaire Hilali ne sont donc pas pour déplaire au secrétaire particulier du roi. L’inculpé est plus que probablement un bouc émissaire. Peu importe, estiment Majidi et ses hommes. L’essentiel est que l’ère Mohammed VI paraisse marquée par la transparence. Au-delà ce show judiciaire, l’information sur la liste civile, dans laquelle puisent les différents palais, devient accessible. C’est énorme. Depuis l’arrivée de Majidi, le ministère des Finances dispose d’un budget ventilé au dirham près. Une rationalisation des procédures est en cours pour faire oublier l’ère révolue de l’opacité. Mais tout cela ne prête pas à conséquence politique. La tradition et l’étiquette empêchent toujours les élus de faire usage de ces informations. Les plus audacieux se contentent de colporter sous cape qu’ils « ont les chiffres » (comme si c’était exceptionnel) laissant croire qu’ils font partie d’une poignée d’initiés mis dans le secret des dieux. Mais politiquement, ils font comme s’ils ne savaient rien. « Contrairement au budget de la défense, qui suscite de l’excès de zèle patriotique, la liste civile n’est abordée dans aucune commission. Elle est approuvée par consentement tacite. Alors, à quoi bon chercher à savoir ? », admet, ironiquement, ce député.
« C’est culturel. Même dans une entreprise, on n’ose pas interroger le patron sur son salaire », note subtilement cet observateur. Le parallèle est d’autant plus pertinent que Mohammed VI, qui s’affiche volontiers comme un businessman, est souvent comparé à un chef d’entreprise. Souvenons-nous de « Morocco Corp. », ce titre si parlant de The Economist, traitant des affaires royales marocaines. Sauf que la « corp. » en question a aussi des ressorts éminemment politiques. La liste civile, en effet, donne aussi au roi les moyens d’une gouvernance parallèle, puisqu’elle prévoit des budgets pour les fondations et autres organismes dont la vocation, en creux, est de doubler l’exécutif et le législatif – en dehors de tout contrôle du peuple. Qu’est-ce qui empêche nos parlementaires d’évoquer au moins cette petite parcelle de pouvoir royal qui les concerne directement ? « Se méfiant les uns des autres, ils préfèrent que des dossiers-clés (années de plomb, amazighité, audiovisuel…) restent entre les mains du roi. Ils pensent que s’ils étaient confiés aux partis, ils feraient l’objet de discordes et de surenchères », avoue ce socialiste désabusé. Autrement dit, si la classe politique ne se fait pas elle-même confiance, pourquoi le Palais lui ferait-il confiance ? Refrain connu…
telquel online, juillet 2010
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