Enquête à Washington – Affaire Haidar Histoire d’un ratage
L’affaire de la militante sahraouie, qui a éclaté en décembre dernier, a révélé au grand jour les limites de la diplomatie du royaume. Enquête sur la décrédibilisation du lobbying marocain à Washington.
Par : Aboubakr Jamaï et Abdelkader Rhanime
En se dirigeant vers le 2201, C Street ce jour de décembre 2009 à Washington, la délégation marocaine ne s’attend pas au lessivage auquel elle aura droit. C’est au Département d’Etat, le ministère américain des Affaires étrangères, que cette délégation a rendez-vous avec Hillary Clinton en personne. Les responsables marocains savent que la partie ne sera pas simple, mais ils sont convaincus qu’ils sont en territoire ami. Le Département d’Etat de Mme Clinton, ce n’est pas la Maison- Blanche de Barack Obama et ses amitiés avec l’organisation de défense des intérêts des Africains Américains, le Black Caucus, soutien important des thèses indépendantistes.
A la Maison-Blanche, au Conseil national de sécurité plus précisément, il y a Michael Mac Faul, un spécialiste de la Russie et des transitions démocratiques, qui a co-publié un article académique de grande tenue sur l’évolution politique du Maroc dans le Journal Of Democracy en janvier 2008. Dans son article, il analysait les contradictions de la gouvernance du nouveau règne. Et puis, il y a cette lettre envoyée à Michelle Obama par un groupe de participantes à une réunion de représentantes des 350 villes jumelées avec les camps de Tindouf en soutien à Aminatou Haidar. Il y a enfin cette première lettre du président américain adressée au roi, début juillet 2009, dans laquelle il parle de la nécessité de la démocratie et du respect des droits de l’homme en relation avec la résolution du conflit du Sahara Occidental. Pas un mot par contre sur le projet d’autonomie. Le ton de la lettre s’explique par une autre lettre, celle-ci adressée par quatre sénateurs démocrates, dont deux poids lourds, Ted Kennedy et Russ Feingold, soutenant le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui.
La Maison-Blanche est devenue un terrain miné. Fini l’administration Bush et ses Elliott Abrahms -néoconservateur proche de la droite israélienne- qui passaient tout au Maroc au nom de la guerre contre le terrorisme. Un régime marocain tellement ami que, raconte-t-on, il n’a pas hésité à mettre à la retraite le Général Ahmed El Harchi, patron de la DGED, sous prétexte qu’il se cabrait devant les demandes excessives de ses vis-à vis-de la CIA. Mais c’était le bon vieux temps. Reste Hillary Clinton. C’est un secret de polichinelle, le Maroc avait misé sur elle. Elle avait accompagné son mari au Maroc et en avait gardé un souvenir ému. En outre, un des membres de sa famille vit dans les environs de Marrakech.
Ainsi, celle qui a inscrit son passage au Département d’Etat sous le signe de la promotion des droits de la femme ne cesse de mentionner l’exemple marocain. La réforme de la Moudawana est une vache à lait diplomatique et Hillary Clinton une parfaite cliente. Le 2 novembre dernier, elle était au Maroc pour participer au Forum de l’Avenir, une manifestation créée par l’administration Bush pour signifier sa volonté d’appuyer les réformes dans la région. Une façon d’amortir le choc de l’invasion de l’Irak. H. Clinton avait eu l’extrême élégance de ne pas sermonner le régime marocain qui venait de mener une violente campagne de répression contre la presse. C’est du bout des lèvres qu’elle répondit à un journaliste qui lui demanda une réaction sur le sujet. «La liberté de la presse, c’est important», répond-elle furtivement. Le minimum syndical pour le pays du «First Amendment», ce sacro-saint premier amendement de la Constitution américaine sur les libertés individuelles, et d’expression en particulier.
La colère d’Hillary
En cette froide journée de décembre, les responsables marocains savent que la grève de la faim d’Aminatou Haidar a fait des dégâts. Les Espagnols sont furieux. Au point que le ministre des Affaires étrangères Miguel Angel Moratinos est venu rencontrer Hillary Clinton, justement, pour lui demander de faire entendre raison aux Marocains. Alors, lorsqu’elle pénétra dans la salle de réunion, ce jour d’hiver du mois de décembre dernier, la délégation marocaine s’attend à une partie serrée mais jouable. Le roi a dernièrement fait un discours martial sur la nécessité de combattre les ennemis de l’intégrité territoriale.
Sur cette affaire, le la a été donné aux journaux aux ordres et aux partis, et quasiment tout le monde soutient l’intransigeance du régime au Maroc. Ce n’est pas tout. L’unanimité nationale n’est pas leur seul atout. Les responsables marocains, avec à leur tête Yassine Mansouri et Taïeb Fassi Fihri, croient avoir un autre argument. Un argument massue, pensent-ils. Ils se promènent avec, sous le bras, un dossier bétonné, disent-ils, sur le rôle de l’Algérie dans l’affaire. Aminatou Haidar, cette soi-disant frêle maman de deux enfants, serait une sorte de Mata Hari à la solde de la junte algérienne. Il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour se rendre compte que leurs arguments ne convainquaient pas leurs interlocuteurs au Département d’Etat et que Hillary Clinton n’avait pas une réputation d’animal politique à sang froid pour rien.
Ce jour-là, on est loin de la Clinton joviale du Forum de l’Avenir. De source bien informée, elle dira en substance : «On ne vous suivra pas aveuglément.» Et d’ajouter : «Vous devez permettre le retour d’Aminatou Haidar.» Ce n’est pas tout, la secrétaire d’Etat américaine assène une phrase lourde de sens : «J’avais du respect pour Hassan II». Signifiait-elle sa déception de la gestion de cette affaire par le nouveau règne ? Verbalisait-elle cette incompréhension qui ne gagne pas seulement Washington, d’ailleurs, mais d’autres capitales de pays amis du Maroc qui s’étonnent de l’entêtement inutile de la monarchie sur nombre d’affaires ? L’affaire de l’îlot Leïla est encore dans les esprits. Les campagnes à répétitions contre la presse aussi. Les Américains auraient menacé de publier un communiqué condamnant l’attitude marocaine. Inacceptable, plutôt avaler son chapeau et autoriser le retour de la pasionaria sahraouie à Lâayoune…
Si les responsables marocains qui ont subi la colère froide de Mme Clinton ne s’attendaient pas à une telle réception, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont estimé que la secrétaire d’Etat américaine leur était acquise. Ils pensaient aussi que les millions de dollars injectés par le Maroc dans la machine de lobbying américaine leur assurerait une certaine influence auprès des décideurs à Washington. Selon des chiffres disponibles, notamment auprès du Département de la Justice et de Propublica/influence tracker, le Maroc a payé pour la seule année 2008, 2,8 millions de dollars à différentes boîtes de lobbying. Mais c’est le Moroccan American Center for Policy (MACP), dirigé par Robert Holley, qui s’octroiera la part du lion avec plus de 1,5 million de dollars. Gabriel & Co. n’est pas en reste avec 495 000 dollars. Cette organisation appartient à Edward Gabriel, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis à Rabat, devenu «Monsieur Maroc» à Washington, et c’est bien lui la tête pensante du MACP. Robert Holley était d’ailleurs son conseiller politique à l’ambassade américaine de la capitale marocaine.
Edward Gabriel est un Démocrate proche des Clinton. C’est d’ailleurs B. Clinton qui le nomma ambassadeur à Rabat en 1998. Jusqu’à l’épisode Hillary et la débâcle de l’affaire Haidar, on est plutôt content du travail de Gabriel. Parmi ses faits d’armes, l’implication de John Mc Cain, ex-candidat républicain à la Maison-Blanche et ex-prisonnier de guerre au Vietnam, dans la libération de prisonniers de guerre marocains détenus à Tindouf. Gabriel et Holley n’hésitent pas à prendre leur plume pour répondre aux contempteurs du Maroc. Les expériences de l’IER et de la réforme de la Moudouwana sont exploitées ad nauseaum. Quelques éditorialistes y sont sensibles. Des articles de presse favorables au Maroc apparaissent au Washington Post par exemple. Même le New York Times se fend d’un article sur le Maroc qui gobe la thèse de la nécessité de la lutte contre le terrorisme comme explication des dérapages répressifs du régime. Il y a en outre cette lettre signée, le 3 avril 2009, par 229 députés démocrates et républicains du Congrès en faveur du plan d’autonomie.
Mais contrairement à ce qu’affirment les responsables marocains, ce n’est pas l’appui algérien et ses pétrodollars qui vont révéler le faible rendement du lobbying marocain. L’apparition sur la scène américaine d’Aminatou Haidar va changer la donne. Selon les mêmes sources officielles, il apparaît que l’Algérie n’a monnayé qu’à hauteur de 200 000 dollars le lobbying du Polisario aux Etats-Unis durant l’année 2008. Lorsqu’on demande à Susan Sholte, présidente de la Western Sahara Foundation, principale organisation américaine de soutien aux indépendantistes sahraouis, si elle reçoit de l’argent de l’Algérie, elle nie vigoureusement. Rien ne permet de la contredire. C’est Mme Scholte qui va nominer Aminatou Haïdar aux prestigieux prix de la Robert F. Kennedy Foundation et de la John Thorne Foundation. Prix qu’elle obtiendra respectivement en 2008 et en 2009. Et lorsque Mme Haïdar mènera sa grève de la faim à Lanzarote, ce n’est pas l’Etat algérien qui mène campagne, c’est bien la Robert F. Kennedy foundation qui se charge de sonner le tocsin en sa faveur à Washington. Le nouveau locataire de la Maison-Blanche est proche de la famille Kennedy. Le ralliement de Ted Kennedy à sa campagne est considéré comme l’un des éléments décisifs de la victoire d’Obama. Cela ne s’oublie pas. Haidar en profitera au grand dam du Maroc. Mais il n’y a pas que les Démocrates. Susan Sholte ralliera John Bolton à la cause d’Aminatou Haidar. Ce Républicain pur et dur a notamment été le représentant des Etats-Unis à l’ONU en 2005 et 2006, ainsi que l’adjoint de James Baker lorsque ce dernier était l’envoyé spécial des Nations Unies au Sahara. Le conflit du Sahara, il connaît. Ce jeudi 17 décembre, il viendra grossir les rangs des manifestants devant l’ambassade du Maroc à Washington venus dénoncer le traitement de la militante sahraouie par les autorités marocaines. C’est d’ailleurs ce même jour que le Maroc autorisera le retour de l’indépendantiste sahraouie.
Les caprices d’un régime
Aux Affaires étrangères marocaines, on peste aujourd’hui contre ces lobbyistes américains qui se sont rempli les poches sans résultats tangibles. Selon cette universitaire spécialiste de la région, cette colère est injuste. «Les Marocains confondent lobbying et diplomatie.» En d’autres termes, le lobbying qui n’est pas au service d’une politique cohérente et qui ne s’appuie pas sur le travail des diplomates eux-mêmes est une perte d’argent. Déchoir Aminatou Haidar de sa nationalité et l’expulser a été perçu comme un caprice d’un régime qui se croit tout permis sous prétexte qu’il a des amis à Washington, Paris et Madrid. Ce dernier incident s’était ajouté à la stratégie essoufflée de proposer un plan d’autonomie inacceptable car manquant des critères démocratiques les plus élémentaires. Dans ces conditions, ce n’est pas de lobbying que le Maroc a besoin mais de refonte de sa politique étrangère.
Le Journal Hebdomadaire, janvier 2010
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