Trois questions à Hakim El Karoui
INTERVIEW – 20 SEPTEMBRE 2019
À l’issue du scrutin du 15 septembre, Kaïs Saïed et Nabil Karoui sont arrivés en tête, le premier ayant obtenu 18,4 % des suffrages et le deuxième 15,58 %. Ils sont donc les deux candidats qualifiés pour le second de l’élection présidentielle en Tunisie. Le second tour devrait être organisé le 6 octobre – soit le même jour que les élections législatives -, ou le 13 octobre, selon l’Isie, l’organisme chargé de la gestion des élections. Beaucoup d’incertitudes pèsent sur cette élection présidentielle, dont le second tour opposera deux candidats se revendiquant comme profondément « anti-système » et n’appartenant pas aux partis et structures traditionnelles. Que signifie le résultat de ce premier tour ? Qui est donc Kaïs Saïed, candidat peu connu des médias et de l’élite tunisienne ? Quels sont les enjeux de cette élection pour la scène politique tunisienne ? Hakim El Karoui, Senior Fellow à l’Institut Montaigne répond à nos questions.
Le second tour de l’élection présidentielle en Tunisie opposera Kaïs Saïed à Nabil Karoui, deux candidats anti-système. Est-ce un signe de ras-le-bol de la classe politique de la part des Tunisiens ?
D’une certaine manière, c’est une nouvelle révolution au sens où les Tunisiens ont renvoyé les sortants de façon violente et coordonnée. Et ce par défaut de résultats économiques et sociaux : exprimé en dollars, le PIB du pays a baissé de 10 % depuis 2011 ! Mais aussi par exaspération face au comportement des responsables politiques : on comptait 26 candidats à l’élection présidentielle, dont au moins dix sont issus du camp du Président sortant, Béji Caïd Essebsi ! Il faudra suivre, dans les jours qui viennent, l’attitude de tous ces candidats pour les élections législatives qui ont lieu le 6 octobre : vont-ils s’unir ou poursuivre dans leurs divisions ? Derrière, la question en jeu est simple : y a-t-il des responsables politiques tunisiens qui se battent pour l’intérêt général ? Les Tunisiens ont dit en votant qu’ils en doutaient.
Une grande partie des Tunisiens s’attendait à la victoire de Nabil Karoui. Pourtant Kaïs Saïed, un candidat ultraconservateur, est arrivé en tête avec 18,4 % des votes, avec une quasi-absence de campagne médiatique et sans grands moyens financiers. Comment a-t-il gagné la confiance de ses électeurs ?
Une grande partie des sondeurs s’attendait à ce que Nabil Karoui arrive en tête, mais les sondeurs ne sont pas les électeurs. Quant à Kaïs Saïed, il demeure une énigme : il est peu connu des médias et de l’élite politique et économique tunisienne, il n’a pas de parti, pas de QG de campagne et il n’a reçu aucun financement privé. Sur le plan de la communication numérique, qui est encore plus stratégique en Tunisie qu’en France, il faut noter que plutôt que des pages sponsorisées sur Facebook avec des millions de fans, comme les partis politiques, il a des dizaines ou des centaines de groupes fermés (publics ou secrets) qui contiennent un nombre limité de militants volontaires. Ces groupes sont créés selon les localités et les régions et suivent le découpage de la carte administrative et électorale. Cette organisation réticulaire lui a permis de nouer rapidement des liens entre ces militants et de sortir du virtuel pour aller vers le réel. Enfin, il est très connu et apprécié des jeunes, qui ont voté à 38 % pour lui, selon un sondage effectué à la sortie des urnes.
Outre cette organisation numérique, sa notoriété et sa popularité s’expliquent, je crois, par trois facteurs :
sa conception de la révolution, d’abord : l’idée de base de Kaïs Saïed est que la révolution n’a aucun caractère idéologique – elle n’est ni de gauche ni de droite, ni islamiste ni moderniste. Elle est sociale, menée par les pauvres et les démunis, et doit leur revenir. Ce discours a rencontré un grand succès chez les groupes politiques d’opposition de gauche, comme chez les islamistes et les activistes en 2011 ;
sa langue, ensuite : Saïed ne parle qu’en arabe classique ornemental ! Dans ses cours, ses interventions, partout… c’était devenu son image de marque. Avec sa voix prophétique, il rappelle les discours de « Sawt al-Arab », la Voix des arabes, fameuse radio de propagande de Nasser. Quand Saïed parle, nul ne peut rester indifférent – sympathisants et détracteurs. La question linguistique est d’ailleurs un élément essentiel dans la compréhension du phénomène Saïed. Pour lui, le système politique et social conçu par Bourguiba a relégué la langue arabe à une place subalterne, le français restant la langue de l’élite, de la science, des arts, tandis que les arabisants étaient moqués et perçus comme passéistes et rétrogrades. En Tunisie, la question de la langue arabe est un paramètre essentiel pour comprendre les questions sociales, anthropologiques, géographiques. Elle était devenue une question de classe après avoir été une question liée au sacré et au religieux. Kaïs Saïed s’est approprié ces caractéristiques sociales et religieuses grâce à son usage de la langue arabe, se démarquant ainsi définitivement de l’élite dominante ;
sa posture, enfin : il se montre ascète, droit, incorruptible, franc, humble… il habite dans un appartement à l’Ariana, quartier de la classe moyenne de Tunis. Il prend quotidiennement les transports publics et se rend dans les cafés populaires du centre-ville de Tunis avec sa petite voiture blanche, il répond aux citoyens qui lui demandent son avis sur l’actualité politique, il se veut proche des gens. Longtemps, il n’hésitait pas à se déplacer à l’intérieur du pays pour donner gratuitement des conférences dans les maisons de culture, les clubs, les cafés. Et, contrairement à beaucoup de responsables politiques, on peut difficilement penser que cette proximité affichée est une posture de campagne.
Son identité politique s’inscrit dans l’histoire de la Tunisie post-indépendance, qui a toujours en mémoire la modernisation à la hussarde conduite par Bourguiba. Une partie de la Tunisie s’est toujours plainte de la ségrégation territoriale entre le Sud et l’Intérieur d’une part, et Tunis et la côte d’autre part. Elle a aussi reproché les inégalités et les fortunes installées et s’est sentie mal à l’aise dans une identité plurielle, au carrefour de l’Europe, de la Méditerranée, du monde arabe, de l’Afrique, de l’islam, du judaïsme…
Concrètement, Saïed souhaite dépasser le système des partis politiques qu’il juge clientélistes et coupés de la réalité sociale. Il propose à la place une forme d’organisation sociale beaucoup plus horizontale et participative. Il ne croit pas non plus au clivage identitaire « Bourguibiste contre islamiste » ou « progressiste contre conservateur » et parle à la place d’un « nouveau contrat social ». Sur la place du religieux dans la politique, il a une conception originale, surtout dans le contexte tunisien : il considère que l’Etat est un être imaginaire et fictif qui ne peut avoir de religion. Pour lui, l’islam n’est pas la religion de l’Etat mais la religion de la société. À tous ces titres, Kaïs Saied peut être présenté, je crois, comme « post-bourguibien ».
Sur le plan économique, il a dit très peu de choses, si ce n’est qu’il voulait que 460 hommes d’affaires impliqués dans les affres de l’ancien régime soient obligés d’investir dans les régions déshéritées, avec capacité à retirer leur argent uniquement lorsque le chômage y aura baissé.
Le duel qui se profile est inédit mais annonce aussi une restructuration radicale du paysage politique tunisien. Qu’est ce qui est en jeu dans ce scrutin ?
Si les partis issus du camp de Bourguiba n’arrivent pas à s’entendre pour les élections législatives, c’est à une totale recomposition du champ politique que nous allons assister, avec un bloc islamiste réduit en influence, un émiettement considérable du camp dit « moderniste », et l’arrivée de nouveaux partis sans identité idéologique, identifiés à une personne. On peut s’attendre par ailleurs à la percée d’un nouveau parti, « Ich Tounsi » d’Olfa Rambourg, qui a fait un travail considérable de mobilisation sur les réseaux sociaux et qui semble trouver de l’écho auprès, notamment, de la jeunesse éduquée et connectée.
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Source : Institut Montaigne, 20 sept 2019
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