À l’été 2007, le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) publiait un rapport sur le Maroc. Le texte relevait les différentes formes d’atteinte au droit des citoyens à l’information, des arrestations arbitraires de journalistes aux pressions économiques sur les rares médias indépendants.
« Les compagnies privées proches du roi et du gouvernement ont aussi retiré leurs annonces de journaux ayant eu une prise de bec avec le gouvernement.
Quand Le Journal a été provisoirement interdit en 2000, le magazine a perdu 80 % de ses publicités, selon Aboubakr Jamaï [son directeur]. De grandes compagnies comme Royal Air Maroc, ONA et Meditel ont toutes arrêté d’acheter des espaces publicitaires. » Le rapport s’intitulait « Un Maroc de façade ».
C’était il y a dix ans. En ce temps-là, quelques journaux indépendants subsistaient encore dans ce pays. Cette période est désormais révolue, la façade a disparu et le pouvoir n’a même plus besoin de faire pression, car les rares titres libres ont disparu de la scène. Les quelques journalistes indépendants ont trouvé refuge dans l’exil ou dans la presse en ligne, mais celle-ci aussi est en butte aux différentes formes de harcèlement. Une demi-douzaine de journalistes attend d’être jugée, l’un pour « atteinte à la sécurité intérieure », l’autre pour « utilisation de son domicile à des fins de proxénétisme».
Le Maroc n’est, bien évidemment, pas le seul pays où le journalisme est considéré comme un délit, voire comme un crime. Pourtant, et c’est plus surprenant, le royaume bénéficie en France d’une mansuétude singulière, aussi bien de la part des politiques que d’un certain nombre de médias, une
complaisance qui ne doit rien au hasard. Elle est le résultat de la lente édification d’un réseau dense de relais, à coup d’invitations, de juteux contrats, de pots-de-vin, que nous décrit avec force détails et révélations Omar Brouksy dans son livre.
Depuis l’indépendance du Maroc, les rapports entre Rabat et Paris ont été étroits, faits de connivence politique, économique et sécuritaire, notamment dans « la lutte contre le communisme » en Afrique australe dans les années 1970 et 1980. La répression contre les opposants marocains ou les grandes émeutes dans le pays n’assombrissaient pas trop l’image du roi Hassan IL Pourtant, en 1990, un coup de tonnerre éclata dans ce ciel presque sans nuages. En un livre. Notre ami le roi, l’écrivain Gilles Perrault dévoilait en 1990 les bas-fonds du régime, mettait à bas une image soigneusement protégée même par des personnalités comme l’écrivain Tahar Ben Jelloun, une « grande conscience » qui n’était jamais avare de condamnations quand il s’agissait de l’Algérie ou de la Tchétchénie. Comme le remarquait le quotidien Libération : « Au Maroc, si Ben Jelloun est aussi un “écrivain impliqué”, ce serait plutôt à la Cour. En 1987, lorsqu’il reçoit le prix Goncourt pour La Nuit sacrée, Hassan II lui envoie ses “félicitations paternelles” et sa “haute sollicitude”. Invité, décoré, fêté à Marrakech par le monarque, il devient peu à peu ce que le Maroc appelle “un protégé”.
Pendant ces années de plomb, Ben Jelloun ne risquera jamais un murmure. […] Pour expliquer son silence. Ben Jelloun avance [en 2001] : “J’étais comme tous les Marocains, j’avais peur. Je ne voulais pas affronter Hassan II de face. Je voulais pouvoir rentrer chez moi”-. »
Quoi qu’il en soit, le tremblement de terre provoqué par le livre de Gilles Perrault, après l’arrivée au pouvoir à Paris en 1981 de François Mitterrand et des socialistes, très critiques de la monarchie quand ils étaient dans l’opposition, amènera le palais à infléchir sa stratégie de communication, un infléchissement qui s’accéléra avec l’accession sur le trône du nouveau roi Mohammed VI le 23 juillet 1999 à la mort de son père Hassan IL Comme l’explique Omar Brouksy, les vieux liens entre Paris et Rabat ne suffisaient plus à protéger le trône qui ne disposait « pas d’un réseau efficace dans les milieux parisiens où une puissante élite politique et médiatique formate les opinions ».
Le palais va s’atteler, fil après fil, à tisser sa toile, sans sectarisme, aussi bien à gauche qu’à droite, chez les intellectuels et les journalistes, chez les hommes d’affaires et chez les artistes. Aucun relais éventuel n’est négligé, quitte à s’ingérer dans les élections locales françaises. Un exemple, parmi tant d’autres, l’appui permanent du palais à Pierre Bédier, ancien maire de Mantes-la-Jolie, condamné en 2006 pour corruption passive, et actuel président du conseil général des Yvelines. « Avant chaque élection, un représentant du pouvoir marocain vient dire tout le bien qu’il pense de Bédier, qui joue sur la fibre royaliste des compatriotes ou des fidèles de Mohammed VI », détaille l’ex-sénateur Dominique Braye.
C’est le grand mérite du livre de Brouksy de braquer les projecteurs sur ces réseaux, sur ces femmes et ces hommes (de l’ombre ou non) qui ont pour objectif de « protéger » l’image de la monarchie, de la polir, d’éviter tout nouveau scandale comme celui suscité par la publication de Notre ami le roi.
Au premier plan, on trouve deux hommes d’influence, Maurice Lévy, patron du puissant groupe de communications Publicis, dont dépend une grande partie des médias pour ses recettes ; et André Azoulay, natif du Maroc et devenu en 1991 conseiller économique de Hassan II.
Quand, en 2011, éclatent les Printemps arabes, la tâche a bien avancé. Le Maroc n’est pas à l’abri de la contestation, mais Mohammed VI a l’habileté de céder en apparence du lest, de promulguer une nouvelle Constitution, dont le principe essentiel peut se résumer ainsi : « Tout changer pour que rien ne change », car le pouvoir reste aux mains du seul souverain, qui peut défaire demain ce qu’il a (très partiellement) cédé hier. La Constitution, claironne le palais, est adoptée par plus de 98 % des votants et le taux de participation aurait été de près de 73 %. Mais ce plébiscite est largement en trompe-l’œil : sur les 19,5 millions d’électeurs potentiels, seuls 13 millions étaient inscrits et le roi n’a pas hésité à mobiliser les mosquées et les imams, leur faisant lire le 25 juin 2011 un prêche dicté par le ministère des Affaires islamiques ; un imam qui a refusé a immédiatement été démis de ses fonctions. Les quelques indications reçues par des observateurs qui ont pu se rendre dans les bureaux de vote mettent sérieusement en doute le pourcentage de participation. Pourtant, l’image de « l’exception marocaine » n’en sera pas affectée et les éditocrates français voleront au secours de la monarchie.
Ainsi, Alexandre Adler, dans Le Figaro, explique : « Plutôt que de céder aux intimidations de la rue, le roi a pris les devants, dans la continuité d’une monarchie marocaine que seule une frange minoritaire de l’islamisme conteste réellement. Il propose donc de réaliser en peu de temps la transition vers une monarchie parlementaire où l’instance législative issue du suffrage universel deviendra déterminante dans la vie de la nation ».
Monarchie parlementaire ?
Cinq ans plus tard, alors que le roi renvoie le Premier ministre qui a remporté les élections législatives de 2016, on peut mesurer la perspicacité de ces prévisions !
Quant à Rachida Dati, députée européenne, en visite au Maroc pour le lancement du groupe d’amitié Union européenne-Maroc, elle déclare le 23 juin 2011 : « Le discours révolutionnaire prononcé vendredi dernier par Sa
Majesté le roi Mohammed VI préfigure d’une réforme constitutionnelle sans précédent qui fait du Maroc un pionnier et un exemple pour tous les pays arabes. » Et elle appelle le Parlement européen à exprimer un soutien « sans réserve » aux réformes annoncées par Rabat.
Tous ces thuriféraires du régime marocain, le livre de Brouksy en dresse une liste, d’Élisabeth Guigou à Bernard-Henri Lévy, de Jean Glavany à Jack Lang, du couple Balkany à Dominique Strauss-Kahn, de Dominique de Villepin à Nicolas Sarkozy, de Najat Vallaud-Belkacem à Rachida Dati. Tous et chacun sont l’objet de délicates attentions, invités réguliers de la Mamounia, ce palace de luxe mythique de Marrakech, propriétaires de riads dans cette ville, traités généreusement par le palais. Au besoin, de juteux contrats avec des entreprises françaises comme Alstom permettent de donner une assise plus solide à la relation bilatérale.
Et quand surgit un couac, comme la convocation d’Abdellatif Hammouchi, patron de la sécurité intérieure du royaume, par un juge d’instruction français pour fait de tortures, tout le landernau politique se mobilise pour « surmonter la crise ». Le gouvernement (socialiste) français ira jusqu’à réviser la convention de coopération judiciaire franco-marocaine pour mettre à l’abri les responsables du régime de toute poursuite. Et pour réparer l’affront, on promettra même de décorer de la légion d’honneur le tortionnaire Hammouchi, promesse qui ne sera finalement pas tenue.
Cette histoire, comme bien d’autres, est contée avec force détails dans l’enquête approfondie de Brouksy qui en dit autant sur le régime marocain que sur les turpitudes de la République qui se réclame pourtant des idéaux de la Révolution. Cette proximité des pouvoirs, on avait pu la mesurer, mais sans doute à un degré moindre, du temps de la dictature tunisienne qui n’avait pas l’habileté du trône marocain. Ainsi, Le Canard enchaîné révélait les vacances de journalistes français avec leurs épouses (on trouve, pêle-mêle, les noms d’Étienne Mougeotte (Le Figaro ), Nicolas de Tavernost (M6), Dominique de Montvalon (Le Parisien), Alain Weill (patron de RMC-BFM TV), Michel Schifres et Marie-Ange Horlaville (encore Le Figaro), Gérard Gachet (Valeurs actuelles), Françoise Laborde, alors présentatrice du JT de France 2, devenue depuis membre du CSA), etc-.
Combien d’intellectuels et de politiques, de Bertrand Delanoë à Abdelwahab Meddeb, fermaient les yeux sur la dictature tunisienne ? De cette expérience terrible, qu’avons-nous appris ? Les dernières révélations sur les rapports entre le nouveau président français Emmanuel Macron et divers intérêts marocains n’est pas fait pour rassurer sur l’avenir, d’autant que le chef de l’État a consacré une de ses premières visites à l’étranger, qualifiée étonnamment de « personnelle », à Mohammed VI. Son ami le roi?
Alain Gresh
Directeur du journal en ligne OrientXXI.Info
Ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique
Notes:
1. Pierre Daum, « Enquêter ? Impossible », Le Monde diplomatique, octobre 2016.
2. Florence Aubenas et José Garçon, « Ben Jelloun s’enferre dans Tazmamart », Libération, 15 janvier 2001.
3. Cité par David Garcia, « Dans les Yvelines, les clientélismes au quotidien », Le Monde diplomatique, février 2017.
4. « La “révolution de velours” marocaine, un modèle pour le monde arabe
? », Le Figaro, 25-26 juin 2011.
5. Cité par Alain Gresh, « Alexandre Adler, Rachida Dati, le Maroc et les chantres de la démocratie “contrôlée” », Nouvelles d’Orient, 4 juillet 2011.
6. « Macron et la SNI », Économie & Entreprises, juin 2017, citant l’hebdomadaire français Le Point.
Source : La République de Sa Majesté: France-Maroc, liaisons dangereuses »
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