Le journaliste préface un livre dans lequel un véritable espion du CNI (Centre national du renseignement) révèle comment il a infiltré les réseaux jihadistes en Espagne.
Le journaliste Ignacio Cembrero
Il très rare qu’un espion parle. Encore plus qu’il le fasse publiquement en racontant ses (au moins quelques) expériences. Mais c’est le cas de l’histoire qui est recueillie dans El Agente Oscuro. Memorias de un espía infiltrado por el CNI [L’agent obscur. Mémoires d’un espion infiltré par le CNI] (Galaxia Gutenberg). Ce livre rassemble les aventures d’un agent recruté par le CESID [Centre supérieur d’information de la Défense], plus tard appelé CNI, qui s’est infiltré dans les foyers les plus dangereux de jihadisme en Espagne et au-delà de nos frontières. C’est une histoire vraie d’espions qui risquent leur peau dans le corps à corps et qui ont une double identité.
Le livre est préfacé par le journaliste et expert du monde islamique et du jihadisme Ignacio Cembrero, qui connaît aussi l’auteur du livre, lequel reste anonyme pour des raisons de sécurité. Le journaliste (également auteur de La España de Alá [L’Espagne d’Allah], éd. Esfera de los libros), nous donne les clés de ce livre qui révèle comment les services secrets espagnols et marocains combattent le terrorisme.
Qu’est-ce qui amène un agent du CNI à révéler son travail ?
Je comprends, bien que je ne puisse pas dire avec certitude, que sa motivation est qu’il veut se revendiquer. Il a mené une vie apparemment anodine pour sa femme et ses enfants et avec cela il veut revendiquer qu’il a fait de grandes choses ou du moins quelques choses, pour la sécurité de l’Espagne. Je crois qu’il n’a pas encore fait savoir à son entourage qu’il est l’auteur du livre, ce qu’il fera sûrement dans quelques années.
Comment le livre a-t-il été réalisé ?
Nous [l’espion auteur du livre et Cembrero], nous nous connaissons depuis plus de dix ans. Je l’ai connu à l’époque où il infiltrait des communautés musulmanes où il y avait des éléments qui se radicalisaient, où il fréquentait des mosquées et des salles de prières. J’ai beaucoup appris de lui, il a même été une de mes sources. Nous avons beaucoup parlé et pendant de nombreuses années, je ne savais pas pour qui il travaillait, même si j’ai été frappé par le fait que quelqu’un qui était censé travailler dans un autre secteur en savait autant sur ces questions. Un beau jour, il m’a dit qu’il voulait faire un livre en mettant ses expériences par écrit. Il l’a écrit et il l’a très bien fait. Ce que moi, j’ai fait, c’est un prologue contextualisant le livre et témoignant de son rôle d’infiltré. Je n’ai aucun doute qu’il était là-dedans. Il m’a donné la preuve matérielle qu’il a effectivement travaillé pour un service secret dont j’ai compris que c’était le CNI.
Ne devient-on pas un peu paranoïaque après avoir été impliqué dans un livre d’espions ?
Non, je pourrais devenir paranoïaque à propos d’autres choses comme le harcèlement dont j’ai été victime en Espagne par les services marocains, le lobby marocain et leurs amis.
L’auteur a de bonnes manières littéraires….
Oui, j’ai été surpris de voir à quel point c’était bien écrit. J’espère seulement qu’avec le temps, il sera encouragé à faire une deuxième version qui a été laissée dans l’encrier. Le livre est jouissif, parce qu’il se lit bien et illustre comment les collaborateurs des services secrets travaillent en Espagne et dans d’autres pays européens. Je pense qu’il a raconté les choses de base, mais certaines opérations plus délicates auxquelles il a participé, il ne les a pas racontées soit parce ce que cela aurait révélé des secrets d’État soit parce que ça pouvait mettre son anonymat en danger.
Le livre décrit les us et coutumes et les méthodes de travail de l’espionnage, n’est-ce pas dangereux ?
Pour quiconque connaît le fonctionnement des services secrets, il n’y a rien d’étonnant à cela. Si vous lisez des romans d’espionnage, vous trouverez beaucoup de choses de ce genre.
Il dit que son « apparence n’est plus ce qu’elle était ». A-t-il changé comme El Lobo [le Loup] après avoir infiltré l’ETA ?
Je l’ai toujours connu avec la même apparence, mais je comprends que lorsqu’il s’infiltrait, il devait s’habiller en musulman, avec la jellaba etc. Pour approcher les communautés musulmanes, il devait se « déguiser ».
Le CNI a-t-il donné le feu vert ce livre ?
C’est une question que je me suis posée, parce que le CNI se donne une image de service efficace, à visage humain, qui se soucie de la vie familiale de son collaborateur… mais je ne sais pas. Je sais qu’un collègue journaliste, avant d’écrire sur le livre, a appelé le CNI pour confirmer des choses sur l’auteur, sans recevoir aucune réponse. En général, parler au CNI ou essayer de le faire, c’est comme parler à un mur.
L’auteur vous a-t-il dit ce qui l’a amené à exercer comme espion ?
La motivation, et cela se reflète dans le livre, est à l’origine une coïncidence, lorsqu’on lui propose pendant qu’il était censé vivre à Saragosse, de collaborer avec le CESID et peu à peu il y prend goût. La motivation pour beaucoup de gens est l’aspect aventure, de faire quelque chose de différent. Et aussi, c’est ce qu’il dit, il y a une motivation apparemment patriotique à servir les intérêts du pays. Je pense qu’il y a beaucoup de professions où les gens prennent des risques parce qu’ils ont l’impression de faire quelque chose de plus intéressant que le reste des mortels.
Que risque-t-on lorsqu’on infiltre les jihadistes ?
Vous risquez d’être découvert et expulsé de cette communauté, ou d’être agressé, attaqué…. De plus, vous risquez, si vous êtes découvert, que le CNI se lave les mains. Ici, il n’y a aucun contrat. Les paiements que le CNI effectue sont en espèces, d’autres paiements sur un compte qui n’appartient pas au CNI…. Ils veillent à ce qu’en cas de problème, aucun lien ne puisse être établi entre le collaborateur et le CNI, pour éviter des conséquences diplomatiques. Lorsque le CNI pirate quelqu’un, et tous les services secrets le font, ce n’est pas quelqu’un du CNI sur la route de La Corogne qui le fait, ce sont des pirates externes vont être invités à faire ce travail et ils sont payés en conséquence. Le fameux virus Careto, probablement activé par le CNI vers 2013, n’a pas été fabriqué dans un laboratoire du CNI. Ils commandaient un module à un hacker, un autre à un autre, puis ils se chargeaient de tout assembler pour le faire fonctionner. De cette manière ils ne laissent aucune trace.
Vous êtes-vous identifié à l’auteur du livre vu que vous exercez une profession parfois délicate ?
Je me suis identifié à lui en parlant, comme je l’ai fait à plusieurs reprises pendant de longues heures, et en analysant l’évolution des communautés musulmanes en Espagne et en Europe, en voyant où elles allaient, leurs relations avec le Maroc, etc. Il y a trois ans, j’ai publié un livre intitulé L’Espagne d’Allah, qui est un voyage à travers les communautés musulmanes d’Espagne en ce début du XXIe siècle. Notre point de vue sur les problèmes posés par cette question et sur la façon dont ils peuvent être résolus ou du moins palliés est très similaire.
Vous parlez de l’émergence nécessaire d’un « Islam indépendant aux couleurs de l’Europe », cet Islam bleu et étoilé est-il possible ?
Je ne sais pas, bien que j’aimerais que ce soit le cas. À tout le moins, il faut essayer, parce que le lien entre les communautés musulmanes et les pays arabes qui les financent ou auxquels elles appartiennent est très important, et je pense au Maroc, mais aussi aux pays du Golfe, avec à leur tête l’Arabie saoudite, qui essayent d’exercer une tutelle sur les communautés musulmanes en Europe. Cet ‘islam européen serait un moyen de combattre les manifestations djihadistes ou terroristes en Europe et, troisièmement, il serait un moyen de les intégrer. Il ne s’agit pas de changer leur religion, mais d’avoir un Islam qui partage les valeurs européennes.
La Russie utilise les réseaux sociaux comme outil d’ingérence dans d’autres pays. Le monde islamique fait-il de même avec la religion ?
Oui, sans aucun doute. Influencer, surveiller et contrôler les communautés marocaine, algérienne, turque…. sert de nombreux objectifs, empêcher la création de groupes d’opposition aux régimes arabes, mais aussi comme un outil de pression sur les États qui accueillent ces communautés. Nous en avons vu plusieurs exemples en Espagne.
Donc oui, c’est la guerre dans les réseaux…
Le Maroc et d’autres pays utilisent les réseaux sociaux avant tout pour attaquer et dénigrer leurs opposants et pour minimiser tout ce qui peut être publié et qui pourrait nuire à leurs intérêts. Quand je mets quelque chose sur Facebook qui nuit aux autorités marocaines, généralement les premières à réagir et à contrer cette info et ceux qui l’ont posté, ce sont des gens ou des faux profils, qui travaillent sous les ordres de ces autorités.
Le Maroc utilise la coopération antiterroriste comme monnaie d’échange et comme mesure punitive, n’est-ce pas ?
Le Maroc, et nous l’avons vu avec la France et l’Espagne, dispose de deux grands moyens de pression : l’immigration irrégulière, qui peut être modulée, et la coopération antiterroriste, que beaucoup en Espagne considèrent fondamentale, surtout en ce qui concerne Ceuta et Melilla, qui sont proportionnellement les villes espagnoles où ont été menées le plus d’opérations antiterroristes ces dix dernières années.
Quelles incroyables opérations d’espionnage vous rappelez-vous ?
Une où les services secrets se sont consacrés au ramassage des excréments d’un chef d’Etat, en détournant les tuyaux des toilettes afin de pouvoir les récupérer et effectuer une analyse pour vérifier la rumeur qu’il avait une maladie.
La réalité dépasse-t-elle la fiction en matière d’espionnage ?
Notre collaborateur a laissé beaucoup de choses dans l’encrier pour ne pas révéler de secrets d’État. Mais là où la réalité dépasse vraiment la fiction, c’est dans les services secrets comme le Mossad israélien ou US. En Espagne, tout est plus light à ce qu’on sache. Le CNI n’a pas de groupe de spécialistes des opérations d’assassinat, ce qu’ont d’autres services secrets étrangers, qui ont assassiné des ennemis à l’intérieur et à l’extérieur de leurs frontières.
Il y a eu également eu des meurtres de services de renseignements étrangers en Espagne….
Il y en a eu quelques-uns. L’un des plus célèbres a été dans la dernière phase du régime franquiste, lorsqu’un espion israélien a été assassiné devant le cinéma Rex à Gran Via, ce que le Mossad a reconnu, ce qui n’est pas courant.
Le livre montre que l’éthique, la morale et le droit ont des limites très souples en matière d’espionnage….
Ils ont des limites un peu moins souples lorsqu’ils travaillent en Espagne, où théoriquement il y a la supervision d’un juge, où il est censé tout savoir, je ne sais pas si c’est le cas dans la réalité. Mais en dehors de l’Espagne, la Castille est vaste [ils ont les coudées franches].
Par exemple ?
Par exemple, les dispositifs de repérage qui sont apparus dans les voitures avec lesquelles Puigdemont voyageait en Belgique, où les autorités ont ouvert une enquête pour savoir qui les avait placés. Ils ont été placés par quelqu’un qui travaille pour l’État espagnol et on peut supposer qu’il s’agit du CNI.
Existe-t-il un profil d’agent du CNI ? On en croise tous les jours ?
On en croise souvent, mais il n’y a pas de profil spécifique. Le profil dans le livre est un peu atypique, parce que c’est un Espagnol de pure souche, bien que je n’aime pas l’expression, et dans le domaine du jihadisme, ils ont tendance à être des musulmans, des immigrés etc., qui sont moins bien payés, mais qui ne produisent pas de rapports, ils donnent des informations sur les réunions, les conférences…
Il y a beaucoup de gens impliqués…
Le CNI dispose d’une véritable légion d’informateurs dans les milieux djihadistes et indépendantistes. Il s’agit d’informateurs qui, une fois par mois ou tous les quarante jours, rencontrent les responsables du CNI pour leur donner toutes les informations qu’ils ont recueillies et en échange desquelles ils reçoivent de l’argent, plus ou moins en fonction de la qualité de l’information.
Le paiement est-il toujours en espèces ?
Parfois, cela se fait aussi pour obtenir des faveurs. Combien de Marocains aspirent à avoir la nationalité espagnole ou à faire venir leur famille ?
Connaissons-nous tous un collaborateur du CNI sans le savoir ?
Je pense que tous les journalistes en connaissent qun. Sans aller plus loin, j’en connu plusieurs, dont très peu m’ont dit qu’ils travaillaient pour les services secrets. Quatre, concrètement, mais il y en a sûrement d’autres. Au fil des ans, environ six ou sept personnes m’ont dit être des espions, espagnols ou pas.
L’auteur du livre a une famille…. L’un de nos parents pourrait-il être du CNI ?
Pour des raisons de sécurité et afin de ne pas perturber leur entourage, ils ne le disent jamais. Si votre famille sait que vous allez vous infiltrer, elle s’inquiétera, alors il est plus facile de dire que vous partez en voyage d’affaires ou à une conférence.
Le djihadisme est-il la principale préoccupation du CNI à l’heure actuelle ?
Bien sûr, c’est une préoccupation importante, tout comme la question du séparatisme en Catalogne, de la cybersécurité et de l’immigration.
Quand on traite ce genre de questions ou des questions controversées, au sujet du Maroc, est-ce qu’on devient un peu psychotique ?
Non. Je regrette beaucoup que les institutions espagnoles m’aient fermé la porte depuis des années, mais le monde est très vaste et je continue d’être invité par des fondations, des universités et d’autres institutions, également en dehors de l’Espagne.
Le travail d’un espion ressemble-t-il à celui d’un journaliste ?
C’est tout le contraire. Tout ce que je découvre, j’essaie de le dire au grand public et un espion le fait de façon restreinte, en le cachant. Mon obsession est qu’il y a beaucoup plus de choses à dire que ce qu’on raconte dans la presse.
Comment le fait que certains pays du Golfe soient à l’origine de beaucoup de nos maux ?
Par exemple, l’Arabie saoudite, qui a exporté son modèle de l’islam, qui est un modèle très rigoureux et radical, à coups de chéquier. Cela ne signifie pas que les salafistes sont des terroristes, loin s’en faut, mais le salafisme rejette l’intégration de ses membres dans les sociétés où ils sont établis et, deuxièmement, bon nombre des terroristes qui ont fini par prendre les armes sont passés par le salafisme.
Source : Tlaxcala
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