Algérie : Le tribunal de Sidi Mhammed « en alerte »

Le tribunal de Sidi-M’hamed est au cœur d’une page d’histoire exceptionnelle qui s’écrit au quotidien, depuis la chute de Bouteflika. Par la force des évènements qui s’y déroulent, il s’est transformé en lieu où défilent, sans relâche, les pontes d’un système gangrené par une corruption et des passe-droits érigés en règle de fonctionnement.

Abla Chérif – Alger (Le Soir) – «Etat d’alerte», c’est ainsi que les fonctionnaires du désormais très célèbre tribunal qualifient la situation prévalant au sein de l’établissement. Ici, juges, avocats, procureur, greffiers et tout le personnel concerné par le traitement des affaires des plus hauts responsables sous la coupe desquels ils se trouvaient il y a peu de temps sont mobilisés depuis déjà de longues semaines.

Pour faire face aux affaires qui se succèdent de manière continue, décision a été prise de désigner un groupe de magistrats et de l’affecter à la gestion des dossiers ultrasensibles qui défilent sans arrêt. «Ils sont mobilisés de jour comme de nuit, témoignent des avocats, on n’a jamais rien vu de pareil ici. L’équipe de juges est sur place et attend l’arrivée des dossiers et des prévenus.» Depuis la fin du mois d’avril dernier, près de 200 personnes «sont déjà passées ici».

Parmi eux, «treize anciens ministres, deux ex-Premiers ministres, six walis, anciens et actuels, six puissants hommes d’affaires, deux P-dg de banques, quatre secrétaires généraux de ministères… et des dizaines et dizaines de cadres et hauts responsables d’entreprises».

Les auditions débutent dans la matinée. «Les juges sont là dans leurs bureaux, des moyens sont mis à leur disposition, la nourriture est acheminée, ils attendent l’arrivée des personnes convoquées. Les auditions sont censées de dérouler dès les premières heures de la matinée, mais depuis l’incarcération des principaux prévenus (les deux anciens Premiers ministres), il faut d’abord attendre leur arrivée de prison, puis, selon la procédure, passer à l’audition des cadres et témoins.»

L’opération prend de très longues heures, «souvent, il faut deux journées entières avant de clôturer le dossier. Un grand nombre de mandats de dépôt ont été prononcés de nuit ou vers six heures du matin, les journées sont surchargées».

La situation d’exception est également visible au très grand nombre d’avocats mobilisés au tribunal. «Souvent, dit l’un d’eux, nous sommes là sans savoir à quel moment l’affaire de nos clients doit débuter, parfois, lorsque celui-ci est en prison, on ignore souvent le jour de son passage devant le juge, alors (rire) on s’accroche aux ‘‘urgents’’ des télévisions privées qui retransmettent les évènements.» «Nous sommes témoins d’une page d’Histoire qui s’écrit», poursuit un autre. «Dans les couloirs du tribunal, dit-il, j’ai déjà eu à croiser Ouyahia deux fois de suite. Il avait l’air très fatigué, il se traînait pour avancer. L’homme a perdu une bonne partie de ses cheveux, son teint est jaunâtre, rien à voir avec l’image que les Algériens ont de lui. Depuis son incarcération, il a déjà fait quatre passages devant le juge d’instruction pour des affaires différentes. Dans l’affaire Tahkout, il a passé près de quarante-huit heures au tribunal.» Un autre témoigne : «J’ai croisé Haddad plusieurs fois, il est lui aussi très amaigri, son visage est défait, il préfère garder les yeux baissés.» «Lorsque ces anciens hauts responsables arrivent, on remarque immédiatement l’état de nervosité dans lequel ils se trouvent.

Le fils Sellal était complètement défait, il préférait rester caché au milieu d’un groupe convoqué dans la même affaire. Mais le plus marquant, c’est Abdelghani Hamel. On a pu le voir arriver avec ses quatre enfants et son épouse. Ce sont des images incroyables, ils avaient tous des serviettes ou cartables contenant des documents pour leur défense, mais ils ne leur ont servi à rien, ni à eux ni aux enfants de Melzi (ancien directeur général de Club-des-Pins). Le jour de l’incarcération de son époux et de ses quatre enfants (trois fils et une fille), la femme de Abdelghani Hamel est ressortie du tribunal en se traînant. On voyait qu’elle était dans un état de choc total, elle s’est littéralement jetée dans un véhicule qui l’attendait.»

Cette situation exceptionnelle a, naturellement, relégué au second plan les affaires courantes, «beaucoup de procès de droit commun ont été renvoyés à plusieurs reprises, les affaires sont traitées au ralenti car la pression est très importante au niveau du tribunal».

Une enceinte qui attire également énormément de citoyens, des curieux venus voir de plus près les évènements qui s’y déroulent. «Assister à l’arrivée de tous ces hommes forts qui n’étaient vus qu’à la télévision ou dans les journaux n’est pas une chose qui arrive tous les jours, les voir débarquer à bord de fourgons cellulaires et séjourner dans le bureau d’un juge près de quarante-huit heures, ce n’est pas rien», avoue un jeune attiré par la situation. Comme les autres, il n’hésite pas, non plus, à se renseigner, auprès des avocats, parfois des gardiens et auprès des riverains du tribunal où les tenants des magasins gardent constamment un œil rivé sur les véhicules qui défilent devant la porte du tribunal. Ceux-là ont constitué leur petite documentation personnelle. Un «trésor» fait d’images, de vidéos de fourgons cellulaires transportant de célèbres prisonniers qu’ils n’hésitent pas à faire défiler sur leurs portables à la demande des curieux…

A. C.

Le Soir d’Algérie, 10 jui 2019

Tags : Algérie, corruption, Hirak, transition, dialogue,

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