Un événement majeur dans l’histoire récente du Maroc va temporairement mettre un terme aux affrontements au sein du Makhzen. Le 16 mai 2003, cinq cellules de kamikazes se font sauter à Casablanca, la capitale économique du royaume, tuant quarante-cinq personnes (dont douze terroristes) et en blessant une centaine d’autres.
Les jihadistes ont sommairement ciblé des lieux qu’ils associent à la «débauche», au «sionisme», ou tout simplement aux «étrangers»: une place de la médina, l’hôtel Farah, La Casa de España, le club de l’Alliance israélite et le restaurant Positano. Les responsables de la Sécurité, et en premier lieu le général Hamidou Laanigri, qui dirige la DST, ont vite fait de pointer du doigt la nébuleuse terroriste d’Al-Qaida et un Oussama Ben Laden encore auréolé par les attentats du 11 septembre 2001.
Pourtant, tous les kamikazes sont marocains et issus d’un même bidonville fait de baraquements en tôle et de ruelles boueuses, celui de Sidi Moumen. Là s’entassent des familles venues des campagnes, dont la jeunesse n’arrive pas à trouver sa place dans le tissu urbain. Les salafistes et les prêcheurs de haine trouvent en ces lieux des oreilles attentives.
Les images insoutenables des blessés et des cadavres choquent profondément l’opinion publique marocaine. Le royaume vient de basculer dans l’ère du terrorisme islamiste, dont il avait été préservé jusqu’alors. En apparence seulement. Comme le note le journaliste Ahmed Reda Benchemsi dans un excellent texte1 publié après les attentats de Casablanca, les mois précédant ces attaques suicide, le Maroc avait connu plusieurs alertes terroristes de premier ordre.
D’abord sous la forme d’actes criminels isolés, comme ce 23 mars 2002, quand un ivrogne avait été lapidé à mort en pleine rue par une « cellule» dirigée par un prédicateur qui jouait aussi aux émirs. Plus grave, près de deux mois plus tard, une cellule dormante d’Al-Qaida, où avaient été identifiés trois Saoudiens, avait été démantelée. Elle projetait notamment de faire sauter un navire américain croisant dans le détroit de Gibraltar.
Enfin, en mars 2003, un attentat avait été déjoué au complexe cinématographique Mégarama, à Casablanca. Le carnage avait été évité de justesse. Terrorisme d’origine étrangère, terrorisme local, le Maroc est à la croisée des chemins, et cela depuis longtemps, même si la dolce vita dans laquelle s’installe le roi incite à l’oubli et à la torpeur. Et pourtant! Les services de sécurité n’ignorent pas que, dans les années 1980, pas moins de soixante-dix Marocains ont pris le chemin de l’Afghanistan pour combattre les Russes aux côtés des moudjahidin afghans. Puis, au tout début des années 2000, le Groupe islamique combattant marocain, plus connu sous le sigle GICM, voit le jour en Afghanistan, avec la création d’un camp d’entraînement pour les jihadistes en provenance du royaume.
« Ils nous poussent à revenir à l’époque d’Oufkir »
Le désordre et la confusion qui règnent alors au Maroc travaillent en faveur de Fouad Ali El Himma, qui, malgré ses compétences limitées en matière de lutte contre le terrorisme, intrigue en coulisses pour s’immiscer dans ce dossier.
Une source des services secrets français de la DGSE, qui espionne l’ami du roi, se fend d’une note ô combien instructive à son officier traitant. On y apprend que, pour El Himma, « ces attaques ont entaché l’image de l’“exception marocaine” en matière de sécurité, et que Sa Majesté ne peut que prendre les mesures adéquates dans les prochaines semaines».
El Himma tient davantage, on l’aura compris, du faucon que de la colombe et, au sujet des grandes figures de l’islamisme marocain, il se laisse même aller à quelques menaces: «Nous passerons à l’acte et à la logique de l’œil pour l’œil. Ils nous poussent à revenir à l’époque d’Oufkir.» Sous-entendu: à la liquidation pure et simple des islamistes. Déchaîné, le ministre délégué à l’Intérieur s’en prend aussi à ceux qu’il juge responsables de la propagation d’une idéologie violente. Il pointe ainsi que «le financement des groupes, grands comme petits, provient des pays du Golfe en premier lieu, de la contrebande à travers l’Espagne et de l’argent de la drogue». Pour ce qui concerne les financements arabes, El Himma vise en priorité les associations saoudiennes qui, selon lui, « agissent probablement avec le consentement d’une partie des services». Quoi qu’il en soit, les fiches de renseignements de la DGSE révèlent que, après les attaques du 16 mai 2003, l’ami du roi pèse lourd dans la galaxie des «sécuritaires» qui gravitent autour du souverain. Et ce n’est pas une bonne nouvelle pour les généraux et autres Hamidou Laanigri, patron de la DST, fort jaloux de leurs prérogatives.
En 2002 déjà, Driss Basri, l’ancien ministre de l’Intérieur d’Hassan II qui se languissait en exil à Paris, prédisait à des agents de la DGSE venus le confesser à domicile que «le roi ferait le ménage prochainement au niveau des principales institutions du royaume, notamment l’armée et les services de sécurité». Mais «il le ferait par étapes, sans bousculades 1 ». Tout retraité qu’il était, Basri ne s’était pas trompé, à ceci près que Mohammed VI n’ouvrirait les hostilités contre les plus hauts gradés qu’en février 2005.
La première « victime» de la purge sera le général Harchi, spécialiste de l’islamisme radical, qui est renvoyé de la DGED (renseignement extérieur marocain) au profit d’un civil, Yassine Mansouri, dont le principal mérite est d’avoir étudié au Collège royal avec Mohammed VI.
Trois mois plus tard, en mai 2005, le général Arroub, qui jouit d’une réputation d’homme intègre et dirige le 3e Bureau de l’armée, est déstabilisé par la controverse liée à l’ouverture en grande pompe d’un musée à la gloire du maréchal Méziane, un fervent supporter du caudillo espagnol Franco. Puis, en juillet 2006, c’est au tour du général Belbachir, qui dirige le renseignement militaire, d’être mis en retraite d’office à la suite d’une étrange affaire liée à un groupe terroriste nommé Ansar al-Mahdi.
Enfin, en septembre 2006, le Palais fait un sort au général Hamidou Laanigri, qui avait déjà dû quitter la DST après les attentats de Casablanca de 2003 et qui occupait depuis lors le poste de directeur de la Sûreté nationale. Il est promu inspecteur général des forces auxiliaires, autrement dit des cordons de sécurité déployés lors des manifestations… Les confessions d’un baron de la drogue ayant mouillé l’un de ses proches, qui occupait le poste stratégique de chef de la sécurité des palais royaux, auront été utilisées pour le faire destituer.
Fin 2006, lorsque la reconquête du pouvoir sécuritaire par Mohammed VI et Fouad Ali El Himma est achevée, il ne subsiste plus qu’un survivant de l’ancien système: le général Hosni Benslimane. Plus puissant que les autres, il dirige toujours la gendarmerie royale, qui assure la sécurité du monarque lorsqu’il se déplace…
Source : Le roi prédateur
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