Prémices d’une marche annoncée
Treize jours avant l’annonce de l’annexion du Sahara par Hassan II, le directeur de la CIA avait écrit une lettre à Henry Kissinger, secrétaire d’Etat américain, pour le prévenir des intentions de l’ancien monarque. Un document qui éclaire sur les informations dont disposaient les USA dans cette affaire.
par Hicham Bennani
Henry Kissinger, secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères, s’entretient avec le roi Hassan II du Maroc en novembre 1973 à Casablanca.
«Si l’armée espagnole reste au Sahara, un grave conflit pourrait éclater», prévient William Colby, directeur de la CIA (Central Intelligence Agency) le 3 octobre 1975, dans un memorandum envoyé à Henry Kissinger, secrétaire d’Etat américain. Le document parle d’un pari risqué du Maroc qui joue à «quitte ou double». Selon Colby, cela pourrait conduire soit à la chute du gouvernement de Rabat, soit à une crise politique du côté de Madrid. Le rôle éventuel que pourrait avoir l’Algérie et la Mauritanie est également signalé. Le rapport laisse à penser que la CIA a poussé l’administration américaine à jouer un rôle de médiateur entre le roi du Maroc et les autorités espagnoles. Le médiateur en question n’était autre que le Directeur-adjoint de la CIA à l’époque : le Général Vernon Walters, un proche de Hassan II. Les documents d’histoire attestent du fait que Walters et le défunt monarque se connaissaient depuis l’enfance. En 1973, lorsque l’OLP avait exécuté deux diplomates américains au Soudan, une rencontre entre les Etats-Unis et l’OLP avait été organisée au palais royal grâce aux liens solides qu’entretenaient Walters et Hassan II.
Coup d’Etat ?
Ceci pourrait expliquer en partie que lorsqu’il s’agit d’évoquer Hassan II, le directeur de la CIA semble extrêmement bien informé. Pour Colby, le roi use d’une politique à «haut risque» concernant le Sahara espagnol depuis longtemps. A ce propos, il rappelle qu’en août 1974, Hassan II avait déclaré qu’il était prêt à acquérir le Sahara espagnol «avec force si nécessaire avant la fin de l’année». Dans sa lettre, Colby pense que le roi du Maroc «peut prendre une décision à tout instant» concernant le Sahara. Et ce, même s’il avait promis qu’il attendrait le verdict de la Cour pénale internationale sur les revendications marocaines et mauritaniennes.
Le directeur de la CIA avance que Rabat craignait d’une part que la décision de la Cour internationale ne soit pas favorable au Maroc et d’autre part, que le rapport d’une délégation d’enquête de l’ONU favorise l’indépendance du territoire. Pour rappel, en 1974, l’Espagne avait annoncé qu’elle mettrait en place un référendum. Ce qui a poussé Hassan II à saisir La Haye. Il pouvait donc décider «d’annexer le Sahara, à un moment où l’Espagne était jugée faible» par le Maroc. «Pour Hassan II, une intervention armée provoquerait à coup sûr une médiation internationale favorable», précise le document qui ajoute que : «jusqu’à ce jour, la majorité des Marocains ont approuvé la position de
Hassan II sur le Sahara espagnol, mais si un pari militaire échouait, un coup d’Etat pourrait bien menacer le roi». Autres éléments apportés par le memorandum : «Rabat estime une possible résistance de la part d’environ 5000 hommes seulement». Il s’agirait de légionnaires espagnols basés au Sahara, d’unités des forces de l’air espagnoles provenant des Iles Canaries et dans une moindre mesure de l’armée algérienne. Les autorités marocaines sont «sceptiques» quant à toute intervention militaire de l’Algérie et Rabat se serait arrangé pour que les forces militaires de la Syrie, de l’Egypte, de l’OLP et peut-être de l’Arabie Saoudite soient symboliquement présentes pour intimider l’Algérie. Mais une implication physique des pays arabes est écartée par les Etats-Unis.
Des Espagnols sous-estimés
La CIA était également bien informée concernant l’armement dont disposaitle Maroc. Le rapport indique que le Royaume détenait 55 000 soldats dans le Sud du territoire et que le moral de ses troupes n’était pas au beau fixe étant donné les conditions dans lesquelles elles vivaient.
Seulement 12 000 à 15 000 de ces troupes disposaient d’une artillerie puissante, capable de contrer l’Espagne et l’Algérie. Le rapport avance que l’Espagne possède une armée mieux entrainée et que si Hassan II s’engageait dans une guerre, il aurait sous-estimé la réponse des Espagnols.
Colby pense tout de même qu’en cas de conflit, Madrid demanderait d’abord de l’aide à l’ONU et un appui des Etats-Unis. «En se référant à la coopération entre les Etats-Unis et l’Espagne, les Espagnols compteront sur un soutien diplomatique des Américains, surtout si les Marocains utilisent des armes américaines», peut-on lire dans le rapport. De plus, les Marocains réagiraient avec virulence, en cas d’appui américain en faveur des Espagnols. «Une position de neutralité stricte est probablement la chose la plus envisageable qu’accepterait Hassan II sans que les relations entre les deux pays (USA et Maroc) soient affectées», déduit donc Colby.
Les Américains savaient également que l’Algérie soutiendrait le Front Polisario. Le document se termine ainsi : «Les forces de l’air algériennes, avec leurs 200 avions de combat, pourraient faire boire la tasse aux 40 avions de combat marocains et jouer un rôle décisif pour aider les soldats de l’armée algérienne, qui sont au même nombre que les Marocains, mais mieux entraînés et équipés».
Dans un article publié dans Le Monde diplomatique en janvier 2006, le journaliste et écrivain Jacob Mundy précise qu’après cette lettre, Kissinger a rapidement envoyé un message à Hassan II, lui demandant de patienter. La réponse du roi est venue le 14 octobre. «Dans celle-ci, Hassan assurait le gouvernement des USA qu’il n’attaquerait pas l’Espagne, mais qu’il ne ferait pas cette promesse à quiconque s’opposerait à ses ambitions», écrit Mundy.
Le journaliste précise que juste après l’annonce de la Marche verte, Kissinger a déclaré à son président que le Maroc menaçait d’entreprendre une «marche monstre» sur le Sahara espagnol et que la Cour internationale de justice avait donné un avis qui attribuait la souveraineté au Maroc et à la Mauritanie. «C’est absolument ce que Hassan II voulait !»
«Les plans du Maroc pour envahir le Sahara espagnol»
Ce document exclusif daté du 3 octobre 1975 a été «déclassifié» le 14 novembre 2000 par l’administration américaine. Il précède de treize jours le discours de Hassan II qui annonce un projet de marche pacifique destinée à annexer le Sahara, alors occupé par l’Espagne. Le feuillet de quatre pages, classé «secret», a pour objet principal «Les plans du Maroc pour envahir le Sahara espagnol». Les termes «Intelligence Alert Memorandum» mentionnés sur cette lettre de William Colby, directeur de la CIA, attestent de l’importance du document. En effet, ils sont fréquemment utilisés par la CIA pour signaler un danger imminent pouvant avoir un impact direct sur le monde et en particulier sur les intérêts américains. William Colby précise qu’avant ce mémorandum, la CIA s’est entretenue avec la DIA (Defense Intelligence Agency), la NSA (National Security Agency) et le DOS (Department of State). Deux paragraphes ont été censurés (par une bande noire), un élément qui apparaît dans tous les documents confidentiels de la CIA. Il est fort probable que le nom du Général Vernon Walters, Directeur-adjoint de la CIA à l’époque, ait été masqué, étant donné qu’il était très proche de Hassan II…
Le Journal Hebdomadaire, novembre 2009
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