Avec le lancement d’une cellule dédiée à la “contre-ingérence économique”, la DGED entre de plain-pied dans la guerre des affaires. Avec une nouvelle stratégie et une nouvelle race d’espions.
L’affaire de l’hôtel Byblos, à Casablanca, n’a pas encore livré tous ses secrets, puisque le procès a été reporté au 22 octobre 2007. Le principal accusé, Ahmed Fayed, ressortissant libanais, et 72 autres personnes, ont été inculpés “d’aménagement d’un lieu à des fins de débauche, prostitution et détournement de mineures”. Si la réalité des faits semble avérée, les motifs qui sous-tendent cette affaire le sont beaucoup moins. Selon des sources fiables, le Byblos Lahoya Hôtel était en fait un nid d’espions, un carrefour de barbouzes du Proche et Moyen-Orient, qui était depuis longtemps dans le collimateur des services de renseignement marocains. Il accueillait essentiellement des agents spécialisés dans l’espionnage économique, qui s’intéressaient autant aux déplacements (au Maroc) des riches investisseurs du Golfe, qu’aux gros projets du royaume : Marina de Casablanca, aménagement de la Vallée du Bouregreg ou du port Tanger Méditerranée, etc.
Et c’est pour couper l’herbe sous les pieds de ces barbouzes de la finance que Yassine Mansouri, le patron de la DGED (Direction générale des études et de la documentation), a lancé son commando d’élite, spécialisé dans le contre-espionnage économique. L’équipe, opérationnelle depuis mai 2007, a été installée dans la capitale économique du royaume pour plus d’efficacité. Composée d’un staff d’une vingtaine de cadres au profil pointu, la nouvelle cellule traque le renseignement économique sous toutes ses facettes. Une mission qui dépasse les prérogatives de l’ancienne cellule chargée du contre-espionnage économique, dont les activités ont été complètement gelées à l’époque par Ahmed Harchi, avant la mise à la retraite de son responsable, un dénommé “Haj Cherkaoui”.
Les espions économiques disposent d’un champ d’intervention très vaste où le légal côtoie aisément le moins légal : informations sur le commerce et la détermination des prix, données sur les stratégies d’investissement, détails sur les gros contrats, listes de fournisseurs, documents de planification et bases de données informatiques, etc. Le travail de ce commando vise autant la surveillance des délégations d’hommes d’affaires étrangers qui débarquent au Maroc, que la protection des informations sensibles concernant les grands groupes nationaux.
Business et espionnage
Le travail des agents de renseignement consiste également à suivre de près les grandes entreprises pour déceler d’éventuelles “débauches de cadres détenant un savoir-faire pointu”, de “piratages ou de vols d’ordinateurs”, de “rumeurs d’appartenance sectaire pour exclure un concurrent d’un appel d’offres”, “d’infiltrations par le biais de cadres étrangers” ou encore “d’actions de lobbying offensif”. L’exemple le plus édifiant reste sans doute celui du port Tanger-Med. Selon un journaliste espagnol, le CNI (l’équivalent espagnol de la DGED) a mobilisé une armada d’agents pour concocter un rapport détaillé sur le projet marocain, et qui a été communiqué aux autorités portuaires d’Algésiras en mai dernier. Cela explique probablement la précipitation avec laquelle le port espagnol a lancé, début juin, une série d’appels d’offres pour l’exploitation de futurs quais pour conteneurs.
Autre souci majeur pour les services : l’offensive chinoise. La pénétration de l’Empire du milieu dans les entreprises nationales peut prendre plusieurs formes. Parfois, il s’agit d’un simple espionnage économique effectué par de faux migrants, qui travaillent sous diverses couvertures. En 2002, les propriétaires chinois d’un cybercafé à Mohammedia ont été obligés de plier bagages, après avoir été pris en flagrant délit d’espionnage économique. Le couple chinois faisait le déplacement à Fès et Marrakech pour consigner avec précision les méthodes de travail des unités de fabrication des produits d’artisanat, qu’ils réexpédiaient en Chine. Résultat, en l’espace de quelques années, le marché marocain a été inondé par de pâles copies de jellabas, babouches et autres caftans à bas prix… destinés principalement aux touristes.
Les Tunisiens, quant à eux, se sont spécialisés dans le détournement d’investisseurs. Une flopée d’intermédiaires tunisiens font ainsi le tour des expositions, squattent les halls des grands hôtels, ou vont carrément “cueillir” leur cible à l’aéroport. L’investisseur potentiel est assailli de propositions alléchantes, qui vont du terrain fourni gracieusement en Tunisie à des incitations fiscales défiant toute concurrence. “Cette agressivité, à la limite de la légalité, dénoncée à plusieurs reprises par des hommes d’affaires marocains, semble avoir trouvé une oreille attentive en haut lieu”, croit savoir cette source à la CGEM, l’organisation patronale, régulièrement confrontée à cette nouvelle réalité du monde des affaires.
Un commando de choc
D’où vient cet appétit soudain des services de renseignement pour la chose économique ? Pour les initiés, la DGED ne fait là que rattraper un énorme retard. En décembre 2005, lors d’une visite privée au Maroc, le responsable français en charge de l’intelligence économique à la Défense nationale, Alain Juillet, tenait un briefing instructif avec les responsables des services de renseignement du royaume. L’ex-directeur du renseignement à la DGSE française n’eut aucune peine à prêcher des convaincus, en la personne des agents de renseignement marocains. A l’époque, Yassine Mansouri venait juste d’être nommé à la tête de la DGED.
Les agents de la DGED, souvent détachés auprès des ambassades du Maroc, ont reçu pour consigne de collecter toute information concernant les intérêts économiques marocains. Dans cette optique, cette cellule “chargée d’une mission de contre-ingérence économique”, selon les mots même d’un ex-agent du renseignement, a désormais pour mission la protection des intérêts économiques. “Il existe encore une défiance, peut-être à cause de cette image liée au contre-espionnage et à l’antiterrorisme, mais les services marocains se mettent tout simplement à la page”, précise un agent de la centrale.
Quel est le profil de ces espions économiques ? Loin de l’image classique de l’agent surentraîné aux méthodes plus ou moins violentes, il s’agirait plutôt de jeunes quadras, pour la plupart issus de grandes écoles et qui profitent régulièrement de stages de perfectionnement où l’intelligence économique occupe un place de choix. Basés pour la plupart à Casablanca, ils ont toute latitude pour sillonner le monde entier, à la recherche d’un “complément d’information”, toujours dans le cadre de leur mission “économique”. C’est sûr : une nouvelle race d’espions vient de naître.
Espionnage économique. Au service des grands groupes ?
Aujourd’hui, l’utilisation des services secrets au nom du nationalisme économique est une réalité dans de nombreux pays. La Grande-Bretagne, la Suède et surtout les Etats-Unis ont, depuis longtemps, engagé leurs services secrets aux côtés des grandes entreprises du pays. Sur le terrain, les consulats américains envoient des émissaires, baptisés American Present Posts (APP), visiter des sociétés innovantes qu’ils savent en mal de financement, pour leur proposer un coup de pouce financier. “Au Maroc, les agents US avaient bien tenté d’approcher le secteur des télécoms, sans pour autant réussir à supplanter les Français de Vivendi. Même topo avec Boeing, l’éternel concurrent d’Airbus, qui a dû user de mille astuces pour ne pas perdre totalement le marché de la RAM au profit des Européens”, rappelle une source diplomatique française. Alors que les entreprises marocaines étaient très en retard en matière d’espionnage économique, le commando économique monté par Yassine Mansouri, en filtrant le flux d’argent et les investissements étrangers, promet d’accompagner, de près ou de loin, la vie des grands groupes marocains, ONA en tête. Sera-t-il, demain, en mesure de prévoir (et d’éviter au Maroc) un scandale du genre Annajat ?
TelQuel Magazine.
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