MAROC: Hicham Mandari, l’ennemi venu du palais

Article sur le sujet paru dans « Le Monde » du 06/09/2004

L’assassin n’a pas mis de silencieux.

C’est l’unique dérogation à la sobriété du meurtre, très professionnel, de Hicham Mandari, le 4 août 2004, près de Marbella (Espagne). Dans le dernier quart d’heure avant minuit, ce Marocain de 32 ans tombe face à terre, tué d’une seule balle – calibre 9 mm – tirée à bout portant dans la nuque, du bas vers le haut. Une mort par excès de confiance qui ne ressemble pas à la victime. En cavale depuis six ans, depuis qu’il avait fui le Maroc ou, plus précisément, le palais royal, Hicham Mandari nourrissait une méfiance grandissante envers tout et tout le monde : les galeries marchandes sans issue, les rendez-vous fixés trop longtemps à l’avance, les faux opposants, les gardes du corps « retournés » par les services secrets de son pays, constamment à ses trousses.

Une tentative d’enlèvement, puis trois tentatives d’assassinat – la dernière, à Paris, dans la nuit du 22 au 23 avril 2003, l’avait envoyé à l’hôpital avec trois balles dans le corps – avaient transformé ce golden boy de la jet-set marocaine. Gonflé de corticoïdes, il marchait avec une canne-épée, claudiquant du pied droit. Mais, dans sa tête, sa fuite en avant s’emballait, la martingale de ses révélations-chantages touchait au va-tout final. Amplifié par l’écho fou dans le parking fermé où s’est produit le crime, le règlement de comptes a été sonore. « Un bruit s’était échappé du méchouar », la cour du palais, commentera, en privé, un grand commis du pouvoir royal marocain. « Il a fait le tour du monde, mais il a été rattrapé. »

Hicham Mandari embrasse le béton dans le garage no 5 du complexe résidentiel de Molinos de Viento, à Mijas, une localité entre Malaga et Marbella.

Sous sa chemise arrachée du pantalon, également ouvert, perce le gilet pare-balles léger qu’il s’était habitué à porter. Ce n’était pas une découverte pour son assassin. Celui-ci l’a fouillé pour enlever de la petite boîte noire en plastique que la victime portait cachée sous l’aisselle, une clé parmi des versets du Coran. La police espagnole ne trouve que ces bouts de sainte écriture et, joli pied de nez de quelqu’un qui brassait l’argent comme d’autres l’air, 170 euros. Une misère.

A quel trésor la clé dérobée donne-t-elle accès ? Ce n’est pas la seule question sans réponse. La Guardia Civil recueillera les témoignages contradictoires de plusieurs habitants. L’un affirme avoir vu « trois Arabes » se disputer, peu avant le crime, sur le trottoir, dehors. Un autre dit avoir aperçu des hommes s’engouffrer dans le parking au moment où en sortait une voiture. Un troisième, un enfant, prétend avoir vu deux hommes s’enfuir du parking, après le coup de feu, puis monter dans une fourgonnette blanche qui les attendait, avec un troisième homme au volant… « On n’a qu’une seule certitude, confie une source proche de l’enquête. Mandari a été tué le jour même de son arrivée en Espagne. En fait, il s’est rendu directement à ce rendez-vous fatal. »

Mais qui pouvait bien être la connaissance intime qui lui inspirait confiance au point de le faire accéder à l’immeuble par le parking fermé où il a été abattu, sans offrir de résistance, surpris avant d’atteindre l’une des deux portes permettant de monter dans les appartements, dont beaucoup sont loués par des Marocains ? « On va le savoir, et même assez rapidement », assurent les enquêteurs espagnols.

Ces derniers ont fait preuve d’habileté. Pendant huit jours, ils n’ont pas rendu publique l’identité de la victime, officiellement parce que la police française a tardé, jusqu’au 11 août, à répondre à leur requête lancée, via Interpol, à partir d’une carte téléphonique France Télécom et d’un – faux – permis de conduire italien trouvés sur Mandari. En fait, le ministère de l’intérieur espagnol a attendu jusqu’au 13 août avant de révéler l’assassinat, pour repérer les proches du Marocain et « voir qui allait s’inquiéter de sa disparition ».

La ruse a permis de remonter jusqu’à un Franco-Algérien domicilié en région parisienne, qui avait fourni à la victime le faux permis italien. C’est lui, aussi, qui avait vu Mandari juste avant son départ en avion, le mercredi 4 août, en fin d’après-midi. « Je vais pour deux jours en Espagne, et peut-être en Italie. Si je reste plus longtemps, tu me rejoins », lui avait-il dit autour d’un café. Geste sans précédent, même s’il ne semblait traduire aucune inquiétude particulière, il lui avait confié l’un de ses téléphones portables et, surtout, son agenda.

La police espagnole espère trouver dans cet agenda le nom qui manque au rendez-vous avec la mort sur la Costa del Sol. Peine perdue, selon plusieurs proches de Hicham Mandari. « Chez lui, tout était codé », affirment-ils à l’unisson. « C’était un rendez-vous galant, glisse l’un d’eux, sans dire d’où il tient cette information. Hicham allait voir une femme dont il était fou, qu’il couvrait d’or. » Et de citer le nom, très connu, d’une fille de la nomenklatura du royaume, qui, comme tant d’autres, était en effet en vacances à Marbella au début du mois d’août.

Se non è vero, è ben trovato : l’homme qui devait tout aux femmes, sa jeunesse dorée, son entrée au palais, « son » argent et son butin de secrets, aurait péri par la faute, volontaire ou involontaire, de l’une d’entre elles.

Le quartier Hassan, à Rabat, dans les années 1980. Fils d’un couple séparé, élevé par sa mère, Sheherazade Mandari, née Fechtali, le jeune Hicham grandit, en fait, au foyer de Hafid Benhachem, futur directeur de la Sécurité nationale, dont les deux fils adoptifs forment avec leur copain un trio inséparable. Jamais à court d’argent, ils sont les premiers à avoir des motos pétaradantes, les premiers aussi à fréquenter la boîte de nuit la plus huppée de la capitale marocaine, le Jefferson, dont Hicham est la star-caïd dès l’âge de 15 ans. S’ensuit une fugue amoureuse qui aurait pu mal se terminer. Hicham ravit Hayat Filali, fille du conservateur du palais royal de Bouznika. Les jeunes amoureux sont rattrapés. En lieu et place du châtiment redouté, ils obtiennent la bénédiction du roi – indispensable aux parents de tous les serviteurs en vue au palais – pour pouvoir s’unir légalement.

La responsable de ce miracle est une tante de Hayat, Farida Cherkaoui, concubine favorite du souverain, le grand amour de sa vie. C’est elle qui apaise l’orgueil bafoué du père et obtient l’arbitrage du roi. Celui-ci fait même entrer le jeune Hicham dans ses services, comme « chargé de mission » au département de la sécurité que préside Mohamed Médiouri. Hassan II ne se doute pas qu’il provoque ainsi le premier court-circuit qui fera disjoncter le centre névralgique du makhzen, le pouvoir traditionnel au Maroc, fondé sur l’accumulation de richesses – le mot est à l’origine du terme « magasin », en français – et sur des réseaux personnels d’allégeance. Mohamed Médiouri était en effet épris de l’épouse légitime de Hassan II, « la mère des princes ». Il l’épousera après la mort du roi, en 1999, et vit aujourd’hui avec elle entre Versailles et Marrakech.

Le roi connaissait-il les sentiments de l’homme qui veillait sur sa sécurité ? Nul ne le sait avec certitude. Mais Mandari, lui, n’ignorait rien du secret de son supérieur, sans doute grâce à sa grande amie Farida Cherkaoui. D’ailleurs, il n’était pas à un viol d’intimité près. A peine admis au palais, il commençait à apporter des cadeaux aux femmes du harem, avant de distribuer aux recluses du roi, interdites d’accès au téléphone, des portables, dès que ceux-ci ont été mis en vente au Maroc…

Un futur chroniqueur de la dynastie chérifienne, vieille de quatorze siècles, devra consigner le nom de Hicham Mandari comme celui de l’homme qui perça les murs épais du palais et éventa les arcanes d’une monarchie de droit divin rendue mortelle par les mœurs humaines, trop humaines, de la famille régnante. Il devra ajouter, s’il est scrupuleux, que le même Hicham Mandari vola son roi, quand celui-ci fut à l’article de la mort, et tenta de faire chanter son fils et successeur, Mohammed VI.

En trente-huit ans de règne, Hassan II a fait trembler ses sujets, jamais à l’abri d’une arrestation arbitraire, d’un passage à tabac dans un commissariat, d’une séance de torture dans un « point fixe » du réseau parallèle des centres de détention, voire d’une « disparition » ou de l’envoi dans un bagne secret, tel que celui de Tazmamart.

Mais, à la fin de sa vie, l’autorité du souverain, rongé par la maladie, ne suffisait plus à contenir la rapacité de ses serviteurs les plus proches. Craignant la remise en question de leur rente de situation à l’heure de la succession, ceux-ci se sont mis à piller le palais, à en emporter tout ce qui pouvait l’être : vaisselle, tableaux, tapis et meubles… Or seul Hicham Mandari, grâce aux complicités féminines, mais, aussi, en associant d’autres courtisans au partage, a eu le bras assez long pour atteindre le saint des saints, la chambre servant de coffre-fort au palais de Rabat.

Qu’a-t-il subtilisé ? Une dizaine de chèques du roi, c’est sûr. Des bijoux de famille, selon certains. Des « documents secrets » et, en particulier, l’inventaire du patrimoine royal placé à l’étranger, selon ses propres dires. Vrai ou faux ? En tout cas, Mandari a fait de cette rumeur, pendant six ans, un moyen de chantage très efficace et un feuilleton médiatique à rebondissements.

Mais, d’abord, il lui a fallu fuir, quand le secrétaire particulier de Hassan II, Abdelfettah Frej, après un séjour à l’hôpital, a été joint par une banque luxembourgeoise lui demandant d’authentifier le paraphe royal au bas d’un chèque portant sur une forte somme. Quand Hassan II l’a appris, les murs du palais ont tremblé. Cependant, son « chargé de mission » lui a échappé. Prévenu par ses complices bien placés, Hicham Mandari, sa femme Hayat et leur bébé, une fille, ont pu gagner l’étranger, aussitôt pris en chasse par les services secrets marocains.

« Sa Majesté m’a confié l’enquête sur ces vols », raconte au Monde Driss Basri, qui fut pendant vingt ans l’inamovible ministre de l’intérieur de Hassan II, son « grand vizir » comme on aurait dit du temps du sultanat. « Par déférence pour le roi », Driss Basri n’a pas cherché à savoir ce qui s’était passé à l’intérieur du palais. Mais, dès l’été 1998, spécialement envoyé à Paris pour quérir le concours des autorités françaises, il avait conclu au sérieux de l’affaire. « Je pense que Mandari détenait effectivement trois ou quatre secrets d’Etat. » M. Basri aurait-il livré cette confidence s’il n’était pas lui-même, aujourd’hui, en froid glacial avec Mohammed VI, s’il n’était pas de fait exilé à Paris, sans passeport marocain valable ni titre de séjour en France ?

Via Paris, Bruxelles et Francfort, Hicham Mandari et sa famille finissent par gagner les Etats-Unis, sur les conseils d’un avocat américain, Me Ivan Stephen Fisher. C’est lui, aussi, qui mènera, à Chicago, des négociations avec des représentants du Maroc, l’ambassadeur à New York, Ahmed Snoussi, le numéro deux du secrétariat particulier de Hassan II, Abdelkarim Bennani, et Driss Benomar, alors au ministère de l’intérieur à Rabat. Un grand cabinet d’avocats à Washington, Zuckerman, est commis pour prodiguer ses conseils au royaume. Dès lors, les quatre fils conducteurs de l’ »affaire Mandari » – les tractations, les chantages par voie de presse, les violences et l’assourdissement judiciaire – ne cesseront plus de s’enchevêtrer, dans une spirale ascendante.

L’échec du tour de table de Chicago précède de peu la publication, le 6 juin 1999, dans le Washington Post, d’un encart publicitaire dans lequel Mandari s’adresse au roi chérifien. Le fugitif s’y affirme « victime de mensonges », demande la restitution de ses « bijoux » en même temps qu’une « grâce royale », mais prévient aussi, sans détour : « Comprenez, Majesté, que, pour ma défense et celle de mes proches, j’ai préparé des dossiers qui contiennent des informations (…) dommageables pour votre image à travers le monde. » Douze jours plus tard, Mandari fait l’objet d’une tentative d’enlèvement à Miami, en Floride, où il s’est installé. Il en réchappe.

En juillet 1999, Hassan II meurt. Mais, pour le moins, l’arrivée au pouvoir du prince héritier ne vide pas l’abcès d’un scandale que Mohammed VI s’emploiera également à étouffer par tous les moyens. La présence de Hicham Mandari aux Etats-Unis commence à peser sur les relations entre Rabat et Washington, comme l’atteste une note, datée du 5 août 1999, du Diplomatic Security Service du département d’Etat, qui souligne le « très grand intérêt » que le royaume attache à la récupération de ce ressortissant en situation irrégulière sur le sol américain.

L’ex-ministre marocain de l’intérieur, Driss Basri, confirme avoir diligenté des démarches officielles auprès du gouvernement américain, sur instruction de Mohammed VI, afin d’obtenir l’extradition de l’ancien courtisan, voleur mué en marchand de secrets. M. Basri se souvient aussi à quel point le dossier des « faux dinars du Bahreïn » – la contrefaçon et la mise en circulation de l’équivalent de 350 millions de dollars, dans laquelle Hicham Mandari est impliqué – a été une aide providentielle pour envoyer le racketteur du roi en prison et, par la même occasion, l’assécher financièrement par le blocage de ses comptes.

En août 1999, dans le cadre des poursuites engagées contre les faussaires de dinars bahreïnis, Mandari est arrêté aux Etats-Unis. Débute alors, pour lui, la période la plus noire de sa longue épreuve de force avec le trône alaouite. Il va se ruiner en frais d’avocat, en honoraires pour un détective privé, et finira « essoré » par des « amis » qui lui proposent une aide dont il pense ne pas pouvoir se passer. Il restera presque trois ans enfermé dans une cellule de la prison fédérale de Miami, se battant pied à pied pour éviter ce qui aurait été la fin pour lui : son extradition au Maroc.

Dans ce combat inégal, il se trouve un allié, un autre courtisan tombé du carrosse royal, Ali Bourequat, l’un des trois frères à la double nationalité française et marocaine, qui, pour s’être également mêlés de secrets d’Etat et d’alcôve, avaient été emmurés pendant dix-huit ans dans le bagne-mouroir de Tazmamart. Après leur libération et leur arrivée en France, le 3 janvier 1992, les frères Bourequat, eux aussi, avaient « négocié » avec Hassan II leur silence et obtenu, chacun, 10 millions de francs qu’ils avaient encaissés dans une banque à Genève. Mais c’est son statut de réfugié politique aux Etats-Unis qui rend Ali Bourequat particulièrement précieux pour son compatriote aux abois. Car Ali Bourequat ne s’est pas vu octroyer cette protection, le 31 mars 1995, en raison du calvaire subi au Maroc, mais à la suite de menaces pesant sur lui… en France et dans lesquelles serait impliqué l’ancien ministre de l’intérieur Charles Pasqua !

En gagnant Ali Bourequat comme « témoin expert » à son procès, Mandari espère bâtir une défense contre son éventuelle extradition vers la France, antichambre d’un renvoi au Maroc, puisque Paris, à la différence de Washington, est lié par un traité d’entraide judiciaire avec Rabat. En effet, c’est la justice française qui a lancé le mandat d’arrêt international en vertu duquel, pour l’affaire des faux dinars, Hicham Mandari a été placé sous écrou extraditionnel.

Jamais le pouvoir chérifien n’aura été aussi près de faire rendre gorge à Mandari que du temps de sa détention en Floride, entre 1999 et 2002. Parce que ce qui est dur pour le prisonnier est à la limite du supportable pour sa femme Hayat et sa petite fille. Hayat vit à Miami sans papiers et presque sans argent, à la merci de la générosité occasionnelle de proches. Une fois par semaine, elle se rend à la prison – un trajet d’une heure et demie – pour soutenir le moral de son mari. Celui-ci payera mal en retour sa loyauté. Mais, en attendant, le couple fait face au pouvoir royal, qui pense avoir opté pour la bonne stratégie. L’affaire des faux dinars du Bahreïn lui permet, avec l’aide de la France, d’actionner le bras de la justice, sans parler de l’embarrassante effraction au palais de Rabat. Encore que ce transit par la France n’inspire rien qui vaille au roi. « En France, la justice et la presse ne sont plus tenues. On va avoir des problèmes », aurait-il maugréé, selon Driss Basri. C’était bien vu.

Hicham Mandari mènera grand train à Paris.

Extradé par les Etats-Unis, en mai 2002, sous réserve que la France ne le livre pas au Maroc (un engagement – public – cependant jamais formellement acté dans le dossier d’instruction), l’homme qui veut faire chanter le roi du Maroc finit par être remis en liberté provisoire et retrouve sa marge de manœuvre, considérable à en juger les résultats : il roule dans des Mercedes 4 × 4 aux vitres fumées, précédé et suivi de ses propres motards, entouré de gardes du corps, avec oreillettes et lunettes noires… Il fait des Champs-Elysées son golden mile, s’installe à demeure dans des hôtels de luxe, distribuant des pourboires faramineux, entretenant toute une cour de Franco-Maghrébins et de Franco-Libanais, de « Tony », le loueur de limousines, à « Amina », qui coiffe et masse le seigneur de l’argent facile.

D’où lui viennent les sommes considérables qu’il dépense sans compter, entre autres en cadeaux encombrants pour des récipiendaires qui ne lui ont parfois rien demandé ou craignent les « services » qu’ils auront un jour à rendre à leur munificent bienfaiteur ? De son temps de missi dominici au palais chérifien, Hicham Mandari a gardé de lucratives relations, de sincères amitiés comme des liens plus interlopes, les deux n’étant d’ailleurs pas exclusifs.

C’est ce qu’illustre l’affaire des « faux dinars du Bahreïn ». Lié au prince héritier bahreïni de l’époque, entre-temps devenu roi dans son émirat, Mandari fréquente également un Zaïrois proche de la famille de feu le maréchal Mobutu, Richard Mwamaba, qui songe à une variante d’un tour de passe-passe inventé par l’ancien maître de Kinshasa. Celui-ci fit imprimer, à l’étranger, des « double séries » de sa monnaie non convertible, alimentant ainsi l’hyperinflation, mais, aussi, sa cour, son armée, ses services de sécurité tentaculaires.

Cette fois, l’idée consiste à imprimer, avec un mandat légal de l’autorité monétaire du Bahreïn, une monnaie convertible : de vrais-faux billets de 20 dinars, en de telles quantités que la mise en circulation devait s’opérer simultanément dans de nombreux pays, les « changeurs » obtenant une commission de 10 pour 100. Huit tonnes de coupures, dont chacune valait environ 50 euros, devaient faire l’affaire de beaucoup de monde, dont des chefs d’Etat… Mandari ne cherchait qu’à encaisser son « courtage », en plaçant, sous sa vraie identité, plusieurs millions de dinars dans des bureaux de change sur les Champs-Elysées et à Beyrouth. Mais c’est ainsi qu’il s’est fait ferrer dans un dossier qui ne devait être, pour lui, qu’une levée de fonds parmi d’autres.

« Il croyait qu’on pouvait tout acheter, que chacun d’entre nous avait un prix. » Anas Jazouli, demandeur d’asile en France, garde des souvenirs mitigés de son aventure au côté de Mandari. Marocain, ancien organisateur de concours de beauté, en délicatesse à la fois avec les islamistes et avec le pouvoir, il a monté en France l’Association des opposants marocains à l’étranger, qui recrute parmi les jeunes de la banlieue parisienne. « Vous avez besoin d’argent et moi de troupes », lui avait expliqué Mandari, avant de fonder avec lui et un pseudo-opposant vite approché par les services secrets du royaume, le Conseil national des Marocains libres (CNML). C’était en mai 2003, à peine un mois après le second attentat, sur le sol français, contre Mandari, atteint de trois balles, dont une avait failli toucher la moelle épinière.

Dans ce contexte, le CNML lui sert de sigle à apposer sur des communiqués incendiaires, lui confère une légitimité politique pour publier des interviews-chocs dans la presse espagnole et algérienne, parfois en rémunérant le journaliste. L’été 2003, pour narguer les dignitaires marocains sur leur plage préférée, des « militants » du CNML, une dizaine d’hommes recrutés pour l’occasion, exhibent, à Marbella, des T-shirts portant l’inscription « Le Maroc en danger ! Ensemble, réagissons ! ».

A la même période, en juin 2003, l’ultime lien qui amarrait Hicham Mandari à un bonheur autre que l’amour de l’argent et la haine du palais se brise : délaissée à Miami, abandonnée avec sa petite fille, Hayat négocie avec le pouvoir royal son retour au pays. Perdant ainsi son dernier centre de gravité, Hicham Mandari sort de l’orbite, plonge dans le vide. Il affirme désormais urbi et orbi être le fils de Hassan II et de sa favorite Farida Cherkaoui, et donc le frère de l’actuel souverain, Mohammed VI.

La dernière négociation entre l’ »opposant » et le palais sera le bouquet final d’une mauvaise foi partagée. Surnommé dans son pays « le banquier du roi », Othman Benjelloun, président de la Banque marocaine du commerce extérieur et du Groupement professionnel des banques du Maroc, en même temps que patron du groupe de presse qui édite Le Matin du Sahara, le journal officiel du royaume, se déclare victime d’un « chantage » et porte plainte pour « extorsion de fonds » contre Mandari. Ce dernier prétend que son interlocuteur, en mission commandée pour le roi, a tenté de lui racheter ses fameux secrets, de le réduire au silence sous un épais matelas de billets.

Le fait est que les deux hommes ont déjeuné, le 11 septembre 2003, dans l’un des meilleurs restaurants de Paris. Le banquier a donné à l’ennemi public numéro un du Maroc d’abord 230 000 euros, puis, le lendemain, en l’emmenant dans son jet privé à Genève, 2 millions d’euros de plus, le tout en liquide. Ce n’est que sept jours plus tard, lors du rendez-vous pour un deuxième versement, qu’Othman Benjelloun fait intervenir la brigade de recherches et d’investigations financières, qui arrête Mandari dans un hôtel de la place Vendôme. Il y attend de se faire payer 2,2 millions d’euros supplémentaires par Othman Benjelloun. Celui-ci explique avoir accepté de payer pour préserver sa bonne réputation professionnelle qu’aurait menacé de salir le destinataire de ses fonds…

Mandari repart en prison.

Remis en liberté provisoire en janvier 2004, il enfreint le contrôle judiciaire qui lui est imposé en voulant se rendre en Espagne, en voiture. Il est intercepté par la police près de Bordeaux, lors d’un contrôle de routine, auquel il tente de se soustraire en usurpant l’identité d’un membre de la famille royale marocaine. De nouveau incarcéré, il sortira seulement le 15 juillet de la maison d’arrêt de la Santé, à Paris. Il ne lui reste alors que vingt jours à vivre.

L’épilogue est digne d’un destin d’exception, même si Hicham Mandari ressemblait plutôt à une fleur du mal. « Il était comme une orchidée, opine l’un de ses amis, beau à regarder, mais enraciné dans la boue. » S’étant répandu en confidences sur de prochaines « révélations », il devait annoncer, à Marbella, l’ouverture d’une station de radio-télévision locale émettant en direction du Maroc. Dans un communiqué publié le 2 août, une association marocaine implantée sur la Costa del Sol avait d’ailleurs fait savoir qu’elle ne se laisserait pas embrigader dans ce énième chantage d’apparat. Deux jours plus tard, Mandari s’est écroulé dans le parking de Mijas.

Qui l’a tué ?

L’un de ses anciens obligés cite, sans preuve, le nom de « son garde du corps russe », en fait un Caucasien qui lui aurait initialement servi de « protecteur » à la Santé, où Mandari a en effet été sévèrement tabassé par un codétenu, le 8 mai 2004. « Le Russe lui a été mis dans les pattes pour exécuter un contrat. » En admettant que cela soit vrai, qui a été le commanditaire du crime ? Toutes les pistes, aussi crapuleuses, restent ouvertes, même si l’on ne peut qu’être intrigué par un coup de pouce du sort qui a, peut-être, expédié de vie à trépas l’ex-courtisan transformé en « vengeur d’argent », selon l’heureuse expression d’un enquêteur espagnol. Le 27 juillet, Le Journal hebdomadaire, un magazine indépendant édité à Casablanca, a publié une interview fracassante de Mandari et plusieurs articles le concernant, tout un dossier titré – de façon prémonitoire – « Du méchouar à Marbella : l’énigme Mandari ». Y était annoncée, pour le 1er août, « une campagne de communication particulièrement nuisible pour le Maroc ». Mais, surtout, y étaient reproduits, en fac-similé, deux des chèques dérobés au palais de Rabat. Pour la première fois, après tant d’années de vaines menaces, une preuve matérielle du butin secret était ainsi jetée sur la place publique, qui plus est au Maroc. Cette fois, Hicham Mandari allait donc franchir la ligne rouge, commencer à « déstocker ». Tout le monde l’a pensé. Or Le Journal avait omis de préciser que ces fac-similés lui avaient été fournis non pas par Mandari, mais, depuis les Etats-Unis, par Ali Bourequat, auquel l’ancien détenu à Miami les avait confiés dans un moment de désespoir, quand il n’avait plus cru à sa bonne étoile…

Stephen Smith

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