ALGERIE: VOX POPULI, VOX DEI

M’hamed Khodja

Le divorce semble définitivement consommé entre le peuple et ses gouvernants. Si ces derniers se drapent dans les oripeaux d’une Constitution faite sur mesure et qu’ils manient à leur guise pour poursuivre leur feuille de route, les manifestants leur opposent l’éclatante volonté populaire avec un seul mot d’ordre : qu’ils partent tous, « Yetna7aw ga3 » !

Ce bras de fer ne se suffit-pas de demi-mesures ou de compromis qui ressembleraient plus à des compromissions. Le décalage entre la volonté populaire et la stratégie du « régime » est sans appel, la première forte d’une légitimité unique dans les annales politiques algériennes car unanime et créant le moment fondateur d’un nouveau contrat social, national, populaire et sans exclusive, tandis que le second, relégué par la dynamique des événements qui se succèdent depuis le 22 février, à un pouvoir de fait, un « régime » illégitime qui semble jouer la montre afin de trouver la parade pour se régénérer.

Le discours du chef d’état-major de l’ANP Ahmed Gaïd Salah, qui s’est positionné d’une manière spectaculaire le 2 avril aux côtés des aspirations populaires, reprenant la phraséologie et les arguments du « hirak », surtout la notion de « clique mafieuse », « 3issaba », a certes précipité la démission de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. Il a surtout donné l’impression d’une communion entre l’institution militaire et le peuple, un retour au slogan « armée-peuple : frères », « Djeïch-Chaab : khawa-khawa ».

Ce discours était « le » moment fondateur, ou censé tel, d’une compréhension et d’une prise en charge des revendications populaires par la seule institution de l’Etat dont la légitimité a été portée au zénith par le « hirak ». L’intelligence collective qui, a élaboré des revendications simples mais très sophistiquées en termes de représentation et de scénarisation des slogans continue, malgré la démission de Bouteflika, d’exiger le départ des « 4B ».

Le quatuor Bensalah-Belaïz-Bedoui-Bouchareb, tous, responsables désignés, non issus du suffrage du peuple, doivent, selon la Constitution de 2016, piloter la période post-démission de l’ancien chef de l’Etat jusqu’à l’élection d’un nouveau président durant les 90 jours. Ce que le peuple a évacué d’un revers de main avec le slogan « les 4B : dégage » !

Et c’est justement là que le décalage entre les attentes des uns et les attitudes des autres s’est installé d’une manière durable. Avec l’application de l’article 102 dans son acception la plus stricte, le peuple algérien, et avec lui son armée, se sont retrouvés comme piégés par une dynamique qui leur impose au moins deux des quatre B ! Ainsi, Abdelkader Bensalah est passé automatiquement de la présidence du sénat à celle de l’Etat. Et conformément à l’article 104, Noureddine Bedoui, le Premier ministre nommé par l’ancien président demeurera en fonction jusqu’à l’élection du successeur de Bouteflika.

Ahmed Gaïd Salah s’est-il plaint de cet état de fait dans son discours du 10 avril, ou conforte-t-il l’idée que sa préférence va au respect strict des modalités qui découlent de la Constitution ? Peut-être les deux à la fois ! En se conformant à la Constitution, Gaïd Salah déçoit plus qu’il ne conforte le « hirak ».

Pour Fateh Khenenou, enseignant à l’Ecole nationale supérieure de sciences politiques d’Alger, il y a « une crise de confiance entre le pouvoir en place et le hirak ». Les clés de compréhension de cette crise de confiance sont simples selon notre interlocuteur : « Le pouvoir n’a pas compris qu’il y a transformation dans le processus de légitimation : nous sommes passés de la force de la loi à la force de la rue. Celle-ci refuse les thèses du pouvoir qui se fonde sur le droit constitutionnel pour imposer la solution préconisée par l’article 102. »

Ainsi, « cette mobilisation sociale, ce hirak populaire, constitue une force sociétale qui s’exprime par millions, ce qui démontre que l’Algérie vit une période de changement social radical. Le peuple refuse de dialoguer avec le pouvoir auquel il récuse la solution de sortie de crise (la constitution actuelle), tout en lui opposant une nouvelle vision qui s’inspire des articles 07 et 08 », précise Fateh Khenenou.

C’est donc le retour à la notion de peuple, source du pouvoir, qui constitue la pierre d’achoppement dans la crise politique que traverse le pays. Le refus des symboles du pouvoir, passés et/ou présents est consubstantiel à la volonté de changement radical de système politique.

L’éradication de la « clique mafieuse » est loin d’être une réalité et les mécanismes actuels de sortie de crise tels que proposés par le régime sont perçus plus comme les leviers actifs d’une contre-révolution en marche. Plus qu’un décalage, c’est une rupture historique qui s’opère entre le peuple et ses gouvernants, qualifiés d’illégitimes. Ces derniers feignent d’oublier l’adage qui glorifie le magistère du peuple : Vox Populi, Vox Dei, le voix du Peuple est la voix de Dieu.

Le Jeune Indépendant, 14 avr 2019

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