L’Algérie peut-elle être déstabilisée par les manifestations actuelles ?

Le point de vue de Brahim Oumansour

Pour la première fois depuis 20 ans, plusieurs dizaines de milliers d’Algériens ont manifesté dans les grandes villes du pays pour dire non à la candidature d’Abdelaziz Bouteflika, briguant un cinquième mandat consécutif. Quelle est la situation socio-économique du 3e exportateur africain de pétrole ? Pourquoi les manifestations n’arrivent-elles qu’aujourd’hui ? Y-a-t-il une opposition ? Quelles conséquences géopolitiques pourraient avoir une déstabilisation de l’Algérie ? Le point de vue de Brahim Oumansour, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste du Maghreb.

Dans quel contexte économique et social interviennent ces manifestations ?

Grâce à la rente pétrolière, le pays a fait d’énormes progrès, au niveau national, en termes de construction d’infrastructures, de logements, d’acheminement en gaz, en eau et en électricité. Toutefois, beaucoup reste à faire, notamment concernant les services de santé qui sont dans un état déplorable. Par ailleurs, il faut également souligner la faiblesse de l’économie productive, capable de sortir le pays de la dépendance aux hydrocarbures. Effectivement, ces derniers représentent aujourd’hui près de 30% de la richesse du pays, comptent pour 98% des exportations, et rapportent environ 70% des rentrées fiscales de l’État. Le niveau de vie des Algériens et la santé économique du pays se calquent donc aujourd’hui sur les prix du baril de pétrole. D’autre part, la faible économie productive du pays ne permet pas de créer de l’emploi pour absorber une proportion importante de jeunes chômeurs. En effet, il y a un taux de chômage qui varie entre 10% et 12%, et qui monte davantage pour les jeunes diplômés (17%) et les jeunes non diplômés (supérieur à 17%).

La politique d’austérité, qui a suivi parallèlement la chute du prix des hydrocarbures depuis 2014, fragilise l’économie algérienne. L’austérité s’accompagne également d’une forte inflation notamment concernant les produits de bases qui diminuent fortement le pouvoir d’achat. C’est cet ensemble de critères qui contribue à la colère et au malaise social des Algériens.

Pourquoi les manifestations à l’encontre du président algérien Bouteflika ont-elles lieu seulement aujourd’hui, après 4 mandats présidentiels nuancés ? Une alternative à la présidence Bouteflika est-elle possible ?

En plus de la situation socio-économique, principalement marquée par la chute du prix des hydrocarbures et la politique d’austérité marquant la fin de l’achat de la paix sociale, d’autres éléments, certains nouveaux, s’y ajoutent. D’abord, la longévité de la présidence de Bouteflika cristallise aujourd’hui la colère de la population et génère un sentiment de lassitude, voire d’humiliation en raison de son état de santé. L’absence médiatique du président depuis son AVC en 2013 témoigne de sa fragilité d’une part, et rend une telle candidature pour un cinquième mandat très difficilement défendable par son entourage. Voir son chef d’État dans une telle situation pèse lourd sur le moral des Algériens aujourd’hui.

Ensuite, le progrès économique et social de ces 20 dernières années a fait émerger une classe moyenne qui fait désormais preuve de maturité politique, qui porte des aspirations et des revendications plus grandes et ambitieuses que ce que lui propose actuellement le régime en place.

Enfin, il faut relever le rôle des technologies qui n’est pas négligeable. Comparé à il y a 4 ou 5 ans, le déploiement d’internet, qui couvre le territoire national, et des réseaux sociaux est plus important qu’au cours des deuxième et troisième mandats de Bouteflika. Par ailleurs, cela permet l’« effet boumerang » des manifestations, par la diffusion et la coordination des actions entre différentes villes et différents mouvements.

Une solution existe. L’État algérien a souvent trouvé une solution lors de situations de crises. Le gouvernement doit d’abord apporter des réponses concrètes pour apaiser les tensions. Il y a bien sûr urgence de préparer une transition politique encadrée en passant soit par le biais d’une conférence nationale comme l’annonçait d’ailleurs le président actuel dans sa déclaration de candidature, ou, en cas de blocage politique, par un Haut Comité d’État, comme cela a été le cas dans les années 1990.

Quelles seraient les conséquences géopolitiques d’une déstabilisation politique profonde de l’Algérie, pour ses voisins comme pour la France et l’Europe ?

L’inquiétude face à la situation en Algérie est légitime. Il y a des enjeux géostratégiques et géopolitiques considérables. L’Algérie est le plus grand pays d’Afrique et l’un des plus peuplé (42 millions d’habitants) du pourtour méditerranéen. C’est également un pays exportateur d’hydrocarbures pour les pays voisins du Maghreb, mais également pour l’Europe. En outre, l’Algérie joue un rôle majeur dans la stabilité et la stabilisation régionale, et donc dans la lutte contre le terrorisme, essentiellement dans la région subsaharienne.

La déstabilisation de l’Algérie aurait des conséquences considérables à la fois sur la région et au-delà. Sur un tel scénario, nous pouvons imaginer la recrudescence du terrorisme, l’aggravation de la crise migratoire avec l’augmentation des migrations algériennes vers l’extérieur, d’abord vers les pays voisins (Maroc et Tunisie), puis vers l’Europe. En effet, cette crise migratoire pourrait créer ou aggraver des tensions avec les pays voisins et avec l’Union européenne, et particulièrement la France puisqu’elle est la première destination de la migration algérienne.

Mais un tel scénario de déstabilisation de l’État algérien est très peu probable, car la situation socio-politique actuelle ne menace pas directement la stabilité de l’État. Les institutions du pays restent solides malgré la fragilité politique que constitue aujourd’hui le régime. Par ailleurs, la population actuellement mobilisée reste très prudente malgré la démonstration de force et de colère qu’elle manifeste dans la rue. Le spectre de la décennie noire, c’est-à-dire de la violence terroriste des années 1990, reste vif dans les esprits des Algériens, auquel il faut ajouter les chaos libyen et syrien portés par les révoltes de 2011.

IRIS