Publié dans Lakome le 11 – 04 – 2011
Elabadila Chbihna MAAELAYNINE
Qu’est ce que le Makhzen? Et pourquoi le mouvement du 20 février le dénonce comme obstacle à la démocratie, à la liberté et à la justice?
Le champ d’action de la commission consultative de révision de la constitution (CCRC)[1] est réduit d’avance avec une envergure prédéfinie et non démocratique, car sans la consultation de la volonté populaire. Le mouvement du 20 février appelle à une refonte de la structure juridico-politique de l’Etat à définir par toutes les composantes du peuple marocain selon une approche vraiment participative et concertée. Le boycott de la CCRC par le mouvement du 20 février est motivé par l’absence de ces principes.
« […] Globalement, je ne vois pas de problème à ce que le Roi intervienne dans tous les secteurs. […] Ne touchons pas aux prérogatives du Roi dans l’intérêt suprême du pays! Beaucoup de conditions doivent être remplies pour concevoir un changement de ces prérogatives, dont la maturité et l’instauration d’une culture non partisane»[2] . «La monarchie parlementaire suppose une classe politique exigeante et crédible faisant preuve de maturité et inspirant confiance au citoyen -toutes choses qui font défaut pour l’instant».[3]
Les propos du premier ministre puis ceux du membre de la CCRC, s’appuient sur un argument faux et un anti-démocratique: l’immaturité du peuple marocain pour être souverain. Ils dénient l’existence d’un acteur tout puissant responsable de la vacuité politique et de l’avachissement des acteurs de la chose publique au Maroc, – le Makhzen.
Doté d’autorités sur toutes les sphères de la décision publique et échappant à tout contrôle populaire, le Makhzen s’est consolidé en une structure qui gouverne le Maroc. Une structure archaïque utilisant des outils modernes de gouvernance pour mieux servir le népotisme économique, perdurer l’absolutisme politique, phagocyter les acteurs politiques, contrôler les foules et la société civile.
Le Makhzen fonctionne selon une logique personnalisant le pouvoir politique suprême pour le mettre hors champ de la souveraineté et du contrôle populaire. Sous cette structure, autour de ses personnages et le long de tous les processus qu’elle contrôle fleurit le népotisme économique, l’injustice sociale, le clientélisme, l’endettement, la corruption, l’asservissement du service public aux intérêts privés, la purge de la sphère médiatique de toute voix indépendante, le manque des libertés d’opinion et celle d’agir, sans parler des affaires ponctuelles, cellules et autres réseaux dits «terroristes». Et finalement la création d’un parti politique prédateur et «fascisant» par des personnes proches du sérail et exerçant un ascendant quasi absolu sur tous les processus de la décision publique et privé.
Ce ne sont là que les symptômes de l’absolutisme. Les origines restent subtilement gardées derrière un sacro-saint écran de fumée appelé par ses gardiens «les spécificités historiques marocaines». Ces dernières ont servi d’arguments pour que, depuis 1962[4], les constitutions et les différentes lois organisant le pouvoir politique ne soient que des entonnoirs pour mettre, in fine, toutes les autorités entre les mains du Roi. Ces autorités sont déléguées à tous les niveaux de la décision et gérées par la structure appelée Makhzen (voir tableaux), faisant de ce dernier le bras exécutif de la monarchie. Cette réalité bat en brèche tout le discours selon lequel, le Makhzen est une structure indépendante de la monarchie.
Théoriquement identifiable et politiquement opérationnel, le Makhzen est constitué de l’ensemble des processus de décisions, des structures et des responsables non nommés par des éluEs et non contrôlés par les instances publiques, fonctionnant hors légitimité émanant des urnes. Ainsi, les investisseurs, les travailleurs sociaux, les éluEs, les ministres, les acteurs associatifs, les techno bureaucrates et les citoyenNEs savent que pour concrétiser la moindre action, ils doivent passer, chacun à son niveau, par un conseiller royal, un directeur central au ministère de l’intérieur, un secrétaire général d’un ministère, un Wali, un gouverneur, un Pacha, un Caïd, un Cheikh ou un M’kadem. Impossible de réaliser quelque chose au Maroc sans passer par un ou plusieurs de ces «agents d’autorité». Le Makhzen c’est eux! A travers les processus de décisions qu’ils actionnent, les textes de loi les autorisant et les institutions qu’ils gèrent.
L’absolutisme fait structure
Le pouvoir politique moderne est constitué de trois dimensions: l’autorité, la responsabilité et l’imputabilité.
L’autorité est le droit et la possibilité de commander, de prendre des décisions et de se faire obéir. Avoir de l’autorité politique c’est avoir des droits d’accès et d’actionnement des processus publics de décisions, ainsi que les moyens, financiers, logistique et sécuritaires de se faire obéir par les appareils exécutifs de l’Etat.
La responsabilité est l’obligation de remplir une charge, un engagement. Être responsable politiquement c’est avoir l’obligation d’atteindre les objectifs électoraux et répondre de ses actes devant des institutions représentant les électeurs. L’imputabilité exprime la possibilité de faire porter la responsabilité d’une infraction à une personne.
Une structure politique responsable ne peut pas atteindre ses objectifs sans autorité. Une structure politique sans autorité est une coquille vide, un organe fantoche. En revanche une structure d’autorité qui n’est pas responsable devant le peuple et ses instances représentatives est un absolutisme; une autorité sans responsabilité est une dictature.
La condition de la vertu est là. Celle du vice aussi. L’équilibre et la non dissociation entre l’imputabilité, la responsabilité et l’autorité, ainsi que la séparation véritable des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, au niveau central et local des processus de la décision publique, est la seule garantie d’une bonne gestion de la chose publique. La dissociation entre les trois au niveau des processus et des structures les prenant en charge enfante des situations de blocage et de stérilité chroniques.
Au Maroc une telle dissociation s’est opérée, d’une manière consciente et volontaire, sous le règne de Hassan II. Elle a enfanté un Etat parallèle, le Makhzen, doté de grands pouvoirs de décision et d’exécution et sans responsabilité ni imputabilité. Pour asseoir une structure pléthorique aussi bien huilée, la méthode du régime depuis la constitution de 1962 est de faire que, «constitutionnellement », le peuple responsabilise seulement, via les «élections», des instances sans autorités et qui ne font qu’expédier les affaires courantes et accompagner les décisions du Makhzen. En revanche c’est la monarchie qui nomme des instances de « vis-à-vis » qui, elles, sont non responsables devant le peuple et sans aucune imputabilité, mais dotées de toute l’autorité (Le Makhzen central: voir tableau).
Cette tendance s’est subtilement accentuée sous le nouveau règne. Finalisation et promulgation de la Charte Communale, concentrant toute l’autorité et pouvoir de décision au niveau local entre les mains du «Makhzen local», en mettant les actes du conseil communal et du président du conseil communal sous la tutelle du ministre de l’intérieur ou de son délégué pour les communes urbaines, du wali ou gouverneur pour les communes rurales[5]. Promulgation de la nouvelle loi de «lutte contre le terrorisme» limitant la liberté individuelle en l’assujettissant à la sécurité policière. Création d’Agences et de Fondations qui prennent en charge des plans, programmes et autres actions qui doivent être du ressort de la politique économique et sociale du gouvernement. Création par induction d’un grand nombre d’organismes et associations jouant le rôle d’agences de lobbying à la solde du Makhzen et de son image, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, consolidant le Makhzen du nouveau règne «légalement » et au niveau communicationnel.
Les deux avancées sous le nouveau régime, bien relatives parce que mal mise en œuvre pour la première et non appliquées pour les deuxièmes, à savoir la promulgation du nouveau code de la famille («La Moudawana») et les recommandations de l’Instance Equité et Réconciliation[6], ne doivent pas cacher la nature absolutiste et archaïque du pouvoir politique du Makhzen qui continue de sévir le peuple marocain.
Certaines spécificités historiques comme source de sclérose politique
La péréquation, responsabilité sans autorité et autorité sans responsabilité ni imputabilité, est l’outil de consolidation de la «spécificité historique» marocaine selon laquelle la monarchie doit avoir toute l’autorité sans la moindre responsabilité et «redevabilité», encore moins l’imputabilité. Une monarchie sacrée[7], souveraine[8] et gouvernante[9], un peuple non souverain et non gouvernant, ceci s’appelle l’absolutisme.
Un peuple doit avoir l’autorité sur ces objectifs économiques, sociaux, législatifs et sécuritaires à partir de leurs définition jusqu’au contrôle de leur réalisation en passant par les modes de leur mise en œuvre. La modernité politique est la clarté/transparence des contrats qui gèrent ces objectifs, leurs référentiels, les autorités, les responsabilités et les processus de la décision publique.
Un peuple non souverain est une masse amorphe avançant aux grés des crises et des urgences, promise à toutes les formes d’extrémismes et de régressions. La monarchie doit intégrer le principe de la souveraineté totale du peuple comme socle du nouveau Maroc auquel appelle le mouvement du 20 février.
« Ce qui sape et finit par tuer les communautés politiques, c’est la perte de pouvoir et finalement l’impuissance»[10]. Cinquante années de monopole du pouvoir suprême par l’institution du Roi, et de tous les processus de la décision publique par le Makhzen sont en passe d’émasculer la communauté politique au Maroc. Le mode de nomination, de fonctionnement et le discours des acteurs autour de la commission consultative de révision de la constitution en est une preuve.
Suite à la dynamique lancée par le mouvement du 20 février, le processus de la refonte de la structure juridico-politique de l’Etat, devraient conduire au démantèlement de tout organe, mécanisme ou institution pouvant concurrencer, contraindre ou hypothéquer la responsabilité et l’autorité représentant la volonté populaire.
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[1] La Commission consultative de révision de la Constitution, dont le Roi Mohammed VI a présidé l’installation le 10 mars 2011.
[2] Abbas EL FASSI, Premier Ministre, Secrétaire Général du Parti de l’Istiqlal; L’Economiste, N°1964 du 23 février 2005, p.34 et 35
[3] Mohamed TOZY, Politologue marocain, membre de la Commission consultative de révision de la constitution. La Revue, N°11, avril 2011, p.42 à 55
[4] Date de la première Constitution du 18 novembre 1962, ratifié par référendum le 7 décembre 1962 et promulguée le 14 décembre.
[5] Dahir (décret royal) n° 1-02-297 du 25 rejeb 1423 (3 octobre 2002) portant promulgation de la Loi n° 78-00 portant charte communal. Titre VI, Chapitre Premier : La tutelle sur les actes du conseil communal, article 68, 69, 70, 71, 72, 73 et 74.
[6] Mise en archive de la mémoire des années de plomb via une série de séances d’écoutes et la publication d’un rapport final qui nomme les victimes mais non les bourreaux.
[7] Article 23
[8] Articles 19, 30 et 31 de la constitution de 1996.
[9] Articles 24, 62, 25, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72. L’article 66 de la constitution est équivalent à l’article 19, dans ce sens où le deuxième fait que la monarchie soit souveraine, le premier lui donne les prérogatives de gouverner les affaires de l’état central d’une manière qui fait du gouvernement une simple courroie de transmission des directives royales à la chambre des représentants; exit alors toute politique gouvernementale indépendante.
[10] Hannah Arendt, cité par Jürgen HABERMAS dans Droit et démocratie, trad. G.Fradier, Paris, Calmann-Lévy 1961 et 1983, p.224
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