Lakome, 25 septembre 2013
Liberté de presse au Maroc : une dérive de plus… la dérive de trop ?
Hicham Ben Abdallah El Alaoui
La liberté de presse a été une nouvelle fois bafouée au Maroc. L’arrestation arbitraire du journaliste Ali Anouzla le 17 septembre 2013 révèle au grand jour la fragilité de la dite transition démocratique du Royaume. Mais cet acte est loin d’être isolé : il s’inscrit dans une dynamique de reprise en main autoritaire du champ politique après les « concessions-ouvertures » accordées au lendemain des mobilisations populaires de 2011.
Journaliste consciencieux et respecté de ses pairs, Ali Anouzla est depuis 2010 à la tête de Lakome, l’un des sites Internet d’information en langues arabe et française les plus suivis du Maroc. Il s’est surtout illustré dans la rédaction d’éditoriaux aussi critiques que percutants sur le pouvoir en place. Le site s’est aussi fait connaître par la publication d’enquêtes sans concession sur la corruption et les dysfonctionnements du Makhzen. C’est par exemple Lakome qui serait à l’origine de la révélation de l’affaire d’un pédophile espagnol gracié par le roi, qui a fait le tour du monde l’été dernier et qui a provoqué une indignation générale dans le pays.
C’est aussi lui qui a mis en lumière le scandale des concessions de carrières de sables, levant ainsi le voile sur un réseau étendu de corruption et de clientélisme qui touche tous les niveaux de l’Etat jusqu’à l’un des plus proches collaborateurs du roi.
Si tous ces affronts sont restés « impunis », on peut imaginer que le Makhzen ne faisait qu’attendre le moment opportun pour réduire au silence ce journaliste qui dérange. Et c’est la mise en ligne d’une vidéo publiée par Al Qaeda dans le Maghreb critiquant la monarchie et la menaçant d’attentat, qui a fourni le mobile idéal tant attendu. Ali Anouzla est arrêté sans délai à son domicile et le siège de Lakome est perquisitionné.
Le journaliste est immédiatement mis en examen pour apologie du terrorisme.
Pour justifier l’arrestation de Anouzla, les autorités marocaines ont prétendu que la publication de la vidéo s’inscrit dans l’apologie du terrorisme, alors qu’il ne s’agit au fond que d’une pratique en vigueur en matière journalistique, qui ne suscite aucune polémique ailleurs, notamment en Occident. Aucun journaliste n’ayant été arrêté pour avoir publié une vidéo, d’autant moins le lien d’un site. En témoigne la situation de la presse dans les pays démocratiques, dont notamment l’Espagne, où El Païs n’a pas été poursuivi pour avoir publié la même vidéo. La justice espagnole sait très bien que cela fait partie intégrante du travail journalistique, et qu’il s’agit d’informer et nullement de faire l’apologie du terrorisme.
Par de-là l’aberration que peut constituer une telle arrestation, c’est surtout l’illustration d’un procédé makhzénien bien connu qui interpelle. Il n’est en effet pas nouveau au Maroc de voir s’abattre sur la tête de journalistes indépendants, d’artistes ou encore de militants l’épée de Damoclès autoritaire. Si de nombreuses séquences de l’histoire contemporaine du Royaume témoignent de la mise en œuvre d’un tel procédé –on se souvient des entorses à la liberté de presse au moment de « l’alternance démocratique » à la fin des années 1990–, l’histoire immédiate l’illustre encore mieux.
Le parallèle avec l’affaire Anouzla se donne à voir à plusieurs niveaux. En l’an 2000 trois hebdomadaires sont mis à l’index : le Journal, Assahifa et Demain. Leur crime : avoir publié un document montrant l’implication des leaders du mouvement national dans les putschs militaires au Maroc. Ces allégations sortent au moment où ces leaders sont au gouvernement dans la période appelée l’alternance. Celui-ci interdit les trois hebdomadaires en question. Avec le recul, on réalise que ce moment fut un point d’inflexion qui a largement contribué à décrédibiliser l’USFP censé assurer l’ouverture démocratique de la monarchie. A présent la censure s’exerce par le PJD alors même que celui-ci avait injustement souffert de la mise au pas musclé après les attentats du 16 mai 2003. Une fois aux affaires, le PJD se comporte à l’aune de ceux-là mêmes qui l’avaient mis au ban, reproduisant ainsi l’exemple de l’USFP. En ces temps-là les élites politiques participant au « jeu politique » ont applaudi. Aujourd’hui, on retrouve le même scénario avec le PJD.
En ces temps-là, les élites invoquaient la sauvegarde de la « transition démocratique ». A présent ils prétendent assurer la stabilité politique du pays.
Cela nous ramène au triste constat que voici : les élites politiques marocaines n’ont jamais tenté d’imposer des réformes à la monarchie ; elles se sont contentées de ce que cette dernière voulait bien leur accorder. Mais ces réformes étaient tout sauf pour la démocratisation de la vie politique. Les quelques véritables démocrates parmi cette élite domestiquée qui ont osé revendiquer la démocratie ont dû faire l’amère expérience de l’intimidation, de la prison ou de l’exil.
On peut faire un dernier parallèle entre les deux périodes : lorsqu’on veut tirer un trait sur le passé, on réprime pour indiquer la fin des réformes. Pour clore la période dite de l’alternance, une fois la transition dynastique passée, on a muselé la presse indépendante; a présent, pour signaler la fin du Printemps arabe, on procède à la censure de la presse digitale dont Anouzla est le représentant le plus éminent.
Le pouvoir fait preuve de myopie, il vit dans l’immédiat et ne mesure pas l’étendue des dégâts qu’il cause par delà le court terme : l’onde de choc provoquée par les soulèvements populaires de 2011 dans plusieurs pays arabes n’épargne pas le Maroc. Pour absorber la colère populaire et plaire aux partenaires occidentaux, le régime a dans un premier temps lâché du lest en promettant des réformes profondes et plus de libertés. Mais une fois la tempête passée, voyant d’une part l’essoufflement du mouvement de contestation local et la dérive de la situation révolutionnaire dans les autres pays, et, fort, d’autre part, du soutien financier des monarchies du Golfe et de la complaisance de certaines puissances occidentales, le Makhzen se ressent pousser des ailes. Progressivement, les promesses vont aux oubliettes et le pouvoir, plus décomplexé que jamais, renoue avec les pratiques autoritaires comme le donnent à voir les représailles contre les militants, les artistes et les journalistes indépendants dont Ali Anouzla est aujourd’hui le symbole.
Le Makhzen tente de tirer un avantage stratégique de ce qu’il croit être l’épuisement des forces progressistes en mettant en marche une répression que mènent tambour battant les nouvelles élites. Ici aussi le parallèle est frappant et la triste expérience du passé se reproduit sans que les acteurs se rendent bien compte des graves conséquences que cela aura pour leur propre légitimité.
Situation analogue à la différence près que le Printemps arabe n’est pas un phénomène épisodique qui aurait effleuré les esprits et dont le reflux ne laisserait aucune trace. Il s’agit, en l’occurrence, d’un mouvement profond de société qui passe par une période d’étiage, mais dont la vague montante sera beaucoup plus puissante, une fois de retour. Dans un Maroc qui se déclare en soi-disant transition, le respect le plus élémentaire de la part du pouvoir devrait être à l’égard de la presse la reconnaissance de sa liberté d’expression, sans l’épée de Damoclès d’une censure insidieuse et menaçante. Le changement, la réforme et l’ouverture démocratique ne seraient crédibles que si la liberté d’expression était reconnue, la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire respectée. Il faudrait être aveugle pour croire que tel est le cas. Cela signifie qu’on n’est pas dans une phase de transition démocratique mais tout simplement, de ravalement de façade pour épater la galerie et donner le change sur la nature du véritable fonctionnement du système.
On nous objectera que le Maroc d’aujourd’hui est témoin de la multiplication des médias, de l’apparition de nouveaux titres. Mais qui dit démultiplication ne dit pas forcément diversification. Le Makhzen contrôle les média par une multitude de moyens allant de l’intimidation et de la censure au boycott publicitaire, aux amendes arbitraires mais sans appel, à des campagnes de calomnie et de mise au pas par une presse aux ordres… Les média sociaux dont le siège est au Maroc suivent le même sort.
Dans un Maroc où l’offre médiatico-journalistique reste très pauvre malgré la multiplication des titres, et où le travail indépendant et professionnel se fait rare, la liberté de ton et les enquêtes sans complaisance constituent une source de puissance et de nuisance que le Makhzen veut à tout prix contrôler, pour ne pas dire anéantir.
L’épreuve d’Ali Anouzla ne peut rester vaine: derrière la liberté de presse c’est la dignité des citoyens marocains qui est engagée et la réputation du pays.