Eric Toussaint*
Certains estiment que lorsqu’on engage un mouvement contre une taxe (instrument censé être redistributif, en théorie du moins) plutôt que pour l’augmentation des salaires (au sens large, sécurité sociale comprise), on se retrouve dans un mouvement de droite. La réalité est bien différente : bien des mouvements révolutionnaires ont éclaté parce que le poids d’impôts considérés comme injustes était devenu insupportable pour la majorité du peuple.
Le démarrage de la révolution française a été marqué par le rejet de la politique injuste de la monarchie au niveau fiscal. La majorité de la population était soumise à une charge d’impôts énorme et totalement inéquitable puisque la noblesse et le clergé ne payaient pas d’impôts. Pourquoi la monarchie augmentait-elle les impôts ? Pour rembourser la dette publique empruntée aux bourgeois, dette publique qui servait les intérêts du régime sans prendre en compte les besoins de la population.
Un des déclics de la révolution liégeoise de 1789 a été l’impôt sur la bière, qui a constitué la goutte qui a fait débordé le vase. Là aussi, le peuple n’acceptait plus que le clergé et la noblesse soient exemptés du paiement de l’impôt et dénonçait le fait que 25 % du budget de la principauté de Liège allaient au remboursement d’une dette publique illégitime.
La première révolution russe de 1905 a été notamment provoquée par les impôts injustes servant à financer le remboursement de la dette publique qui avait augmenté suite aux guerres dans lesquelles le pouvoir tsariste s’était engagé. Avant son arrestation par la police du Tsar, la direction du mouvement révolutionnaire à la tête des conseils d’ouvriers, de paysan-ne-s et de soldats de la capitale Saint-Pétersbourg avait annoncé qu’il fallait arrêter de rembourser la dette contractée par le pouvoir en place.
L’imposition de la poll-tax décrétée par Margaret Thatcher en 1989 en Grande-Bretagne a provoqué un très grand mouvement populaire de résistance car cette taxe sur les logements frappait injustement le peuple. Cela provoqua des émeutes à différents endroits du pays et entraîna la chute de la Dame de fer.
En 2018, le mouvement des gilets jaunes qui se développe, entre autres, en France, dans sa colonie de l’île de la Réunion et en Belgique (wallonne et bruxelloise, principalement) constitue l’expression d’un profond ras-le-bol contre l’injustice flagrante des politiques menées par les gouvernants : une grande partie de la population a vu ses revenus diminuer, est victime de la baisse de qualité des services publics et éprouve de plus en plus de difficultés pour faire face au coût de la vie. Une majorité de celles et ceux qui participent à ce mouvement n’est pas organisé-e dans les partis et les syndicats. Les gilets jaunes dénoncent les taxes injustes, les salaires ainsi que les retraites de misère, ils exigent une hausse du salaire minimum et du pouvoir d’achat. Apparaît très souvent la revendication du rétablissement en France de l’impôt sur la fortune ISF.
Les gouvernants expliquent qu’il faut accepter l’augmentation du coût des carburants afin de contribuer à la lutte contre le changement climatique et afin de rembourser la dette [1]. Ce discours ne passe pas, ne convainc pas. Pourquoi ? Parce que la grande majorité des citoyens et des citoyennes se rend parfaitement compte que le gouvernement ne lutte pas efficacement contre le changement climatique : pas de taxe sur le kérosène, pas de taxe sur les bénéfices des multinationales pétrolières, pas d’alternatives à la voiture mais au contraire moins de trains et une augmentation du prix des billets, etc. De plus, pendant que le gouvernement réduit le pouvoir d’achat de ceux et celles d’en bas, il multiplie les cadeaux aux plus riches et aux grandes entreprises.
De plus en plus de citoyens et de citoyennes se rendent compte que les gouvernants mènent une politique totalement injuste et donc illégitime. Ils sortent dans les rues pour exprimer haut et fort leurs exigences.
Comme lors du processus révolutionnaire de 1789, on voit émerger une dynamique d’élaboration collective et spontanée de cahiers de doléances, cela passe par des revendications et des propositions qui fusent via les « réseaux sociaux » et qui font l’objet de discussion entre des gens qui hier ne se connaissaient pas et qui aujourd’hui se retrouvent à faire des piquets pour bloquer ou filtrer la circulation automobile sur les routes et devant les ports, les dépôts industriels, les « tours des finances ». Ils veulent se faire entendre et ils en discutent. Pour beaucoup, c’est la première fois de leur vie qu’ils se mettent à faire de la politique « sur le terrain », à apprendre comment s’auto-organiser, à affronter la répression, à se rendre compte que les grands médias et les gouvernants pratiquent la désinformation.
Certaines manifestations prennent des formes violentes, exactement comme lors des grandes explosions sociales qui marquent l’histoire de l’humanité.
En France, la justice complice du pouvoir a décidé de réprimer sévèrement les protestataires. Les peines de prison se multiplient à une vitesse impressionnante. La violence exercée par les gouvernants et l’appareil judiciaire à travers les lourdes peines infligées aux protestataires est sans précédent depuis 60 ans. Il s’agit littéralement d’intimer par la force au mouvement de ne plus manifester de colère face à un pouvoir parfaitement répressif, sourd, injuste et autoritaire. Cette politique rappelle sans le moindre doute la stigmatisation et la répression telle qu’elle était menée au 19e siècle contre des classes stigmatisées comme dangereuses. La justice fait preuve de son caractère de classe. D’un côté, des peines de quatre mois ou six mois de prison ferme sont infligées à des gilets jaunes pour avoir participé activement à des protestations citoyennes où des biens publics ont été abîmés. D’autre part, aucune condamnation des patrons des banques ou de grandes entreprises qui pratiquent systématiquement le vol des biens publics via l’évasion fiscale et la fraude à grande échelle. Pas un seul patron voyou de haut vol (!) n’a fait l’objet d’une condamnation à de la prison alors que les dégâts causés par la crise qu’ils ont provoquée en 2007-2008 ont entraîné un coût s’élevant à des dizaines de milliards d’euros pour la société.
Par ailleurs, maniant la carotte et le bâton, le gouvernement de Macron essaye de désamorcer le mouvement en annonçant l’annulation de l’augmentation du prix des carburants et un moratoire sur le durcissement du contrôle technique. Mais il refuse une hausse du salaire minimum et des retraites. Il rejette le rétablissement de l’ISF.
L’austérité budgétaire continuera et empêchera en conséquence d’augmenter réellement les revenus de ceux et celles qui en ont urgemment besoin. Il n’y aura pas non plus d’investissements massifs dans les transports collectifs publics et de baisse du coût de ces transports alors que cela constituerait un excellent moyen de combattre le réchauffement climatique. Il n’y aura pas une augmentation des prélèvements d’impôts sur les grandes entreprises polluantes comme Total. Longue est la liste de ce qu’il faudrait faire et qui ne sera pas accompli par Macron pour apporter une solution aux crises sociale et climatique.
Il est important de souligner, dans les discussions au sein du mouvement, que les impôts et taxes injustes servent à rembourser la dette publique elle-même injuste. La dette publique, qui a fortement augmenté ces dernières années, a été accumulée afin de favoriser les intérêts particuliers d’une minorité privilégiée : les grands actionnaires et les patrons des banques qui ont bénéficié des sauvetages bancaires depuis 2007-2008, les plus riches qui ont reçu de manière continue des cadeaux fiscaux, les grandes entreprises qui paient très peu d’impôt… De plus, au lieu de recourir au financement de la dette par le service du Trésor, les gouvernements qui se sont succédé depuis 40 ans placent les titres de la dette publique auprès des banques privées et des fonds d’investissement privé qui bénéficient du monopole de l’octroi du crédit aux pouvoirs publics. Cette pratique inacceptable est dictée par le traité de Maastricht et entraîne un surcoût pour les pouvoirs publics qui le compensent en augmentant les impôts et les taxes payés par le peuple et dont les plus riches sont en pratique exemptés comme à l’époque de l’Ancien régime.
Une grande partie des nouveaux emprunts de dette publique sert à refinancer le remboursement d’anciennes dettes et cela constitue donc une rente pour les banques privées et les riches qui achètent les titres de la dette. Pour ces différentes raisons, une grande partie de cette dette est illégitime et il faut se battre pour qu’elle soit annulée.
L’autre face de cette médaille injuste est constituée par le fait qu’une partie très importante de celles et ceux qui rejoignent le mouvement des gilets jaunes sont endetté·e·s auprès des banques car leurs maigres revenus ne suffisent pas à faire face aux dépenses élémentaires qu’il faut supporter pour se loger, s’alimenter, se chauffer, se vêtir, se soigner, se déplacer, permettre aux enfants d’avoir accès à l’enseignement… On le voit clairement dans la situation des personnes qui ont été condamnées ces derniers jours : une partie significative d’entre elles sont surendettées car leurs revenus sont insuffisants pour satisfaire leurs besoins élémentaires. Des mesures doivent être prises pour annuler une partie de la dette des ménages qui font partie de la majorité sociale car ils ont subi de plein fouet une diminution de leurs revenus réels.
Finalement, le pouvoir est en train de faire la démonstration pratique de la validité de l’affirmation du manifeste communiste qui affirmait que les prolétaires n’ont à perdre que leurs chaînes. Après quatre décennies d’offensive néolibérale, l’exploitation capitaliste d’aujourd’hui a ramené le peuple à une situation qui le rapproche progressivement de la condition des prolétaires du 19e siècle : précarisation des conditions de travail, diminution des revenus, toute puissance des patrons dans leurs relations contractuelles avec les salariés, insécurité face à la vieillesse, dégradation des conditions de vie en général, stigmatisation des classes dangereuses, répression arbitraire et disproportionnée pour faire des exemples et empêcher les protestations sociales…
Rappelons qu’au début de l’offensive néolibérale, certains pouvaient faire semblant de croire que cela ferait émerger un capitalisme populaire en amenant les salariés à devenir également des actionnaires accumulant des richesses. Aujourd’hui, tout le monde peut se rendre compte qu’une partie très importante de la population vit avec un revenu de misère. Le mythe du capitalisme populaire s’effondre dans un bruit assourdissant.
Il est grand temps de se prononcer pour des solutions radicales.
Une orientation alternative et favorable aux intérêts des peuples doit à la fois porter sur l’austérité, sur la dette publique, sur la monnaie, sur les banques privées, sur la zone euro, sur l’opposition aux politiques autoritaires et sur le lancement de processus constituants. Le bilan de la période 2010-2018 dans la zone euro est clair : il est impossible de sortir de l’austérité sans apporter des réponses à ces questions. Bien sûr, il faut ajouter que l’alternative doit aussi aborder d’autres problèmes, parmi lesquels la crise climatique et écologique, la crise humanitaire liée au renforcement de l’Europe forteresse qui condamne chaque année à une mort certaine, dans la Méditerranée ou ailleurs, des milliers de candidats à l’immigration ou/et à l’asile, sans oublier la crise au Proche Orient. Il s’agit également de lutter contre l’extrême-droite et la montée du racisme. Les gilets jaunes, la gauche radicale, les mouvements syndicaux, sociaux, féministes et écologiques européens doivent jeter des ponts vers les forces qui résistent aux États-Unis après l’élection de Donald Trump, notamment avec l’apparition du mouvement radical de gauche encouragé par la campagne de Bernie Sanders et qui est appelé à se battre en toute première ligne contre Trump et ses projets. Il est aussi vital que les mouvements de gauche radicale du continent développent une collaboration étroite avec la gauche britannique et le corbynisme.
La dette publique pourrait constituer un instrument de financement d’un vaste programme de transition écologique, au lieu de servir à imposer des politiques anti-sociales, extractivistes, productivistes, favorisant la compétition entre les peuples. L’endettement public n’est pas mauvais en soi. Les pouvoirs publics peuvent recourir à l’emprunt pour :
- financer la fermeture complète des centrales nucléaires ou thermiques ;
- remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables respectueuses de l’environnement ;
- financer une reconversion de l’agriculture actuelle qui contribue de manière importante au changement climatique et qui est une grosse consommatrice d’intrants chimiques responsables de la baisse de biodiversité. Il s’agit de redonner aux activités agricoles une orientation compatible avec la lutte contre le changement climatique en favorisant notamment les circuits courts et en produisant de la nourriture bio ;
- réduire radicalement le transport routier et aérien au profit de transports collectifs par voies ferrées ;
- financer un vaste programme de développement d’un habitat de meilleure qualité et consommant beaucoup moins d’énergie.
L’emprunt public est légitime s’il est au service de projets eux-mêmes légitimes et si ceux et celles qui contribuent à l’emprunt le font également de manière légitime.
Un gouvernement populaire n’hésitera pas à obliger les grandes entreprises (nationales ou étrangères) et les ménages les plus riches à contribuer à l’emprunt sans que ceux-ci en retirent avantage, c’est-à-dire à taux zéro et sans compensation pour l’inflation.
Simultanément, une grande partie des ménages des classes populaires qui ont une épargne pourront être convaincus d’accepter de confier volontairement celle-ci aux pouvoirs publics afin de financer les projets légitimes mentionnés plus haut. Ce financement sur base volontaire par les couches populaires serait rémunéré à un taux réel positif, par exemple de 4 %. Cela signifie que si l’inflation annuelle atteignait 3 %, les pouvoirs publics assureraient le paiement d’un intérêt nominal de 7 % afin de garantir un taux réel de 4 %.
Ce mécanisme serait hautement légitime car il financerait des projets utiles pour la société et parce qu’il permettrait de réduire la richesse des plus riches tout en augmentant les revenus des couches populaires et en sécurisant leur épargne.
Il s’agit également d’avancer d’autres propositions concrètes qui devraient être assumées par un gouvernement aussi fidèle au peuple que les gouvernants actuels le sont à l’égard du 1 % le plus riche.
La première proposition est la nécessité, pour un gouvernement populaire, de désobéir, de manière très claire et annoncée au préalable, à la Commission européenne. Le parti qui prétend, ou la coalition de partis qui prétend gouverner doit s’engager à refuser d’obéir, dès le début, aux exigences d’austérité et refuser les contraintes budgétaires. Il faudra dire : « Nous ne respecterons pas l’obligation décrétée par les traités européens de viser l’équilibre budgétaire parce que nous voulons augmenter les dépenses publiques pour lutter contre les mesures antisociales et d’austérité, et pour entreprendre la transition écologique. Cela implique d’augmenter le déficit budgétaire pendant plusieurs années ». Par conséquent, le premier point est de s’engager, d’une manière claire et déterminée, à désobéir. Après la capitulation grecque, il est essentiel d’abandonner l’illusion d’obtenir de la Commission européenne et des autres gouvernements européens qu’ils respectent la volonté populaire. Conserver cette illusion nous conduirait au désastre. Nous devons désobéir.
Deuxième point : S’engager à appeler à la mobilisation populaire, tant au niveau de chaque pays qu’au niveau européen.
Troisième point : S’engager à organiser un audit de la dette avec la participation des citoyens et s’engager dans le refus du remboursement des dettes illégitimes. Les situations dans les pays de l’Union européenne sont différentes, de même bien sûr à l’intérieur de la zone euro. Il y a des pays européens où la suspension des remboursements est une mesure de nécessité absolue et prioritaire, comme dans le cas de la Grèce dans le but de répondre avant tout aux besoins sociaux et de garantir les droits humains fondamentaux. C’est aussi un élément clé d’une stratégie d’autodéfense.
Face aux menaces de représailles de la BCE, les peuples des États membres de la zone euro disposent d’une arme puissante d’autodéfense. En effet, la BCE détient de grandes quantités de titres souverains des pays de la zone euro qu’elle a achetés aux banques privées dans le cadre du Quantitative Easing ou politique d’assouplissement monétaire (voir encadré sur le QE). À la date du 30 septembre 2018, elle détenait des titres souverains espagnols pour une valeur de 256 milliards €, 360 milliards € de titres italiens, 414 milliards € de titres français, 36 milliards € de titres portugais [2]. En tout, elle détenait en novembre 2018 pour 2150 milliards € de titres souverains de pays de la zone euro (si on y inclut ce qui lui reste des titres grecs acheté en 2010-2012). Imaginez qu’un gouvernement de gauche en Espagne ou en France dise à la BCE : « si vous cherchez à m’empêcher de mener la politique que je me suis engagé à réaliser auprès du peuple de mon pays, je suspends immédiatement le remboursement des titres que vous détenez ». La suspension s’appliquant tant sur les intérêts que sur le montant dû à l’échéance. Le gouvernement aurait dans ses mains une puissante arme d’autodéfense et de pression qu’il ne faudrait pas hésiter à utiliser. Si en plus cette dette est considérée comme odieuse par le gouvernement et le peuple parce qu’elle a servi à des buts contraires à l’intérêt du plus grand nombre, la répudiation sur la base d’un audit à participation citoyenne constituerait un acte légitime.
Quantitative Easing ou politique d’assouplissement monétaire :
Il s’agit de la politique appliquée par la BCE à partir de 2015 dans la foulée de celle menée par la Réserve fédérale des États-Unis entre 2008 et 2014. La BCE rachète massivement des titres de la dette privée et publique aux banques de la zone euro ainsi qu’à de grandes entreprises. En faisant, cela elle vient en aide aux banques et aux autres grandes entreprises privées en les gavant de liquidités que celles-ci utilisent pour spéculer en agrandissant les risques de nouvelles crises. La relance économique n’est pas au rendez-vous. En principe, la BCE doit mettre fin à ce programme de rachat à partir de la fin 2018 mais en réalité elle a décidé de maintenir constant le stock d’environ 2200 milliards d’euros de titres souverains qu’elle a acheté aux banques privées entre 2015 et fin 2018. Cela signifie que quand des titres souverains arriveront à échéance elle rachètera des titres pour un montant équivalent et elle continuera à injecter des liquidités dans les banques privées. Celles-ci continueront à acheter des titres souverains de France et d’ailleurs. Ensuite la BCE leur rachètera ces titres en poursuivant l’injection de liquidités. De plus, la BCE se servira de ce mécanisme pour faire du chantage à l’égard des gouvernements qui ne mèneraient pas une politique d’austérité et de réformes néolibérales suffisamment dure. En effet au cas où un gouvernement déciderait de rompre avec l’austérité, la BCE pourrait décider de ne pas racheter des titres du pays concerné lorsque les anciens titres viendront à échéance. |
Quatrième mesure. Mettre en place un contrôle des mouvements de capitaux. Et tenir compte de ce que cela signifie. C’est-à-dire aller à l’encontre de l’idée selon laquelle il serait interdit aux citoyens de transférer quelques centaines ou quelques milliers d’euros à l’étranger. Il est évident que les transactions financières internationales seront autorisées jusqu’à un certain montant. Par contre, il s’agit de mettre en place un contrôle strict sur les mouvements de capitaux au-dessus d’un montant prédéterminé.
Cinquième mesure : Socialiser le secteur financier et le secteur de l’énergie. Socialiser le secteur financier ne consiste pas seulement à développer un pôle bancaire public. Il s’agit de décréter un monopole public sur le secteur financier, à savoir les banques et les sociétés d’assurance. La socialisation consiste à placer le secteur financier sous contrôle citoyen et à créer un service public bancaire. Socialiser le secteur bancaire signifie :
l’expropriation sans indemnité (ou avec comme seule indemnité l’euro symbolique) des grands actionnaires (les petits actionnaires seront indemnisés) ;
l’octroi au secteur public du monopole de l’activité bancaire à une exception près : l’existence d’un secteur bancaire coopératif de petite taille (soumis aux mêmes règles fondamentales que le secteur public) ;
la définition – avec participation citoyenne – d’une charte sur les objectifs à atteindre et sur les missions à poursuivre, qui mette le service public de l’épargne, du crédit et de l’investissement au service des priorités définies selon un processus de planification démocratique ;
la transparence des comptes qui doivent être présentés au public de manière compréhensible ;
la création d’un service public de l’épargne, du crédit et de l’investissement, doublement structuré, avec d’une part un réseau de petites implantations proches des citoyens, et d’autre part, des organismes spécialisés en charge des activités de gestion de fonds et de financement d’investissements non assurés par les ministères en charge de la santé publique, de l’éducation nationale, de l’énergie, des transports publics, des retraites, de la transition écologique, etc. Les ministères devront être dotés du budget nécessaire aux financements des investissements relevant de leurs attributions. Les organismes spécialisés interviendraient quant à eux dans des domaines et des activités excédant les compétences et les sphères d’action de ces ministères afin d’assurer le bouclage d’ensemble [3].
Dans le cadre de la transition écologique, bien sûr, la socialisation du secteur de l’énergie est également une mesure prioritaire. Il ne peut y avoir de transition écologique sans monopole public sur le secteur de l’énergie, tant au niveau de la production que de la distribution.
Sixième mesure : Création d’une monnaie complémentaire, non convertible et sortie de l’euro quand c’est nécessaire. Que ce soit dans le cas d’une sortie de l’euro ou d’un maintien dans la zone euro, il est nécessaire de créer une monnaie complémentaire non convertible. Autrement dit, une monnaie qui serve, en circuit court, aux échanges à l’intérieur du pays. Par exemple, pour le paiement des augmentations des retraites et des salaires des fonctionnaires, le paiement des impôts, le paiement des services publics. Utiliser une monnaie complémentaire permet de se détacher et de sortir partiellement de la dictature de l’euro et de la Banque centrale européenne. Bien sûr, on ne peut pas éviter le débat sur la zone euro. Dans plusieurs pays, la sortie de la zone euro est également une option qui doit être défendue par les partis, les syndicats et d’autres mouvements sociaux. Plusieurs pays de la zone euro ne pourront pas réellement rompre avec l’austérité et lancer une transition écosocialiste sans quitter la zone euro. Dans le cas d’une sortie de la zone euro, il faudrait soit mettre en œuvre une réforme monétaire redistributive [4], soit appliquer un impôt exceptionnel progressif au-dessus de 200 000 € de patrimoine. Cette proposition ne concerne que le patrimoine liquide, elle ne concerne donc pas le patrimoine immobilier (maison où réside le contribuable, etc.) évoqué dans la septième mesure.
La septième mesure : une réforme radicale de la fiscalité. Supprimer la TVA sur les biens et les services de consommation de base, comme la nourriture, l’électricité, le gaz et l’eau (pour ces trois derniers, jusqu’à un certain niveau de consommation par individu) [5], et d’autres biens de première nécessité. Par contre, une augmentation de la TVA sur les biens et les produits de luxe, etc. Nous avons aussi besoin d’une augmentation des impôts sur les bénéfices des entreprises privées et des revenus au-dessus d’un certain niveau. Autrement dit, un impôt progressif sur les revenus et sur le patrimoine. La maison d’habitation devrait être exonérée d’impôt en dessous d’un certain montant qui varie en fonction de la composition du foyer. La réforme de la fiscalité doit produire des effets immédiats : une baisse très sensible des impôts indirects et directs pour la majorité de la population et une augmentation très sensible pour les 10 % les plus riches et pour les grandes entreprises. Enfin, la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale serait intensifiée.
Huitième mesure : Déprivatisations. « Racheter » les entreprises privatisées pour un euro symbolique. Ainsi, de ce point de vue, utiliser l’euro pourrait s’avérer très sympathique, en payant un euro symbolique à ceux qui ont profité des privatisations. Et renforcer et étendre les services publics sous contrôle citoyen.
Neuvième mesure : La mise en œuvre d’un vaste plan d’urgence pour la création d’emplois socialement utiles et pour la justice sociale. Réduire le temps de travail avec maintien des salaires. Abroger les lois antisociales et adopter des lois pour remédier à la situation de la dette hypothécaire abusive, des dispositions qui concernent en priorité des pays comme l’Espagne, l’Irlande, la Grèce… Cela pourrait très bien se résoudre par la loi, en évitant des procès (car il y a de nombreux procès sur la dette hypothécaire où les ménages sont confrontés aux banques). Un Parlement peut décréter par une loi l’annulation des dettes hypothécaires inférieures à 150 000 euros par exemple et mettre ainsi un terme à des procédures judiciaires. Il s’agit aussi de mettre en œuvre un vaste programme de dépenses publiques afin de relancer l’emploi et l’activité socialement utile en favorisant les circuits courts.
Dixième mesure : Entamer un véritable processus constituant. Il ne s’agit pas de changements constitutionnels dans le cadre des institutions parlementaires actuelles. Il s’agit de dissoudre le parlement et de convoquer l’élection au suffrage direct d’une Assemblée constituante en articulant ce processus avec des luttes existantes à différents niveaux locaux, qui jettent les bases de ce à quoi pourrait ressembler une société écosocialiste. Pour ne citer que quelques-unes de ces luttes, on peut mentionner évidemment l’actuel mouvement des gilets jaunes, les grèves visant à améliorer les conditions de travail et défiant de fait le pouvoir des patrons ; les occupations et récupérations d’usines avec introduction de modèles autogestionnaires ; la nouvelle vague de luttes féministes qui s’attaque au patriarcat et pousse à l’égalité des droits ; les mouvements d’accueil et d’aide aux migrants ; les mouvements écologiques basés sur l’occupation de territoires et sur l’action directe (« ZAD », « Ende Gelände », etc.), inventant de nouvelles formes de gestion des communs ; les « municipalités rebelles » qui désobéissent aux directives austéritaires et anti-migrants et se constituent en réseaux ; les initiatives par le bas, d’audit des dettes publiques et de remise en question des dettes illégitimes. Ces luttes sont autant de points d’appui pour engager un processus constituant prenant une orientation anticapitaliste. Il s’agit également d’intégrer ce processus dans d’autres processus constituants similaires au niveau européen.
Ce sont dix propositions de base à soumettre au débat. Mais une chose est certaine, les mesures à prendre doivent aller à la racine des problèmes et elles doivent être appliquées simultanément car il faut un programme cohérent. En l’absence de la mise en œuvre de mesures radicales annoncées depuis le début, il n’y aura pas de rupture avec les politiques d’austérité. Il est impossible de rompre avec les politiques d’austérité sans prendre des mesures radicales contre le grand capital. Ceux qui pensent que l’on peut éviter cela sont des « enfumeurs » qui ne pourront pas obtenir de réelles avancées concrètes. Au niveau européen, la nature de l’architecture européenne et l’ampleur de la crise du capitalisme font qu’il n’y a pas de réel espace pour des politiques productivistes néo-keynésiennes. L’écosocialisme ne doit pas être à la marge mais au cœur du débat, d’où doivent venir les propositions immédiates et concrètes. Il faut mener à bien la lutte contre l’austérité et se lancer sur le chemin de l’anticapitalisme. La transition écosocialiste est une nécessité absolue et immédiate.
Il est fondamental de construire et populariser une explication sur ce qu’il est nécessaire et possible de faire pour réaliser un changement réel car dans les discussions publiques surgissent constamment des questions sur la faisabilité de la rupture avec le modèle néolibéral après le fiasco de l’expérience grecque de 2015.
Les propositions devraient constituer un programme cohérent. Le programme devait être accompagné d’une sorte de mode d’emploi. C’est évidemment le plus difficile mais comment convaincre de la faisabilité d’un programme si on ne prévoit pas plusieurs scénarios basés sur les leçons des 8 dernières années dans l’UE en général et dans la zone euro en particulier ?
Il est important d’avoir en vue une analyse rigoureuse des évènements du premier semestre 2015 et de la capitulation du gouvernement d’Alexis Tsipras en Grèce. Une conclusion claire est à tirer : face à un gouvernement populaire, la réaction négative des organes dirigeants l’UE et de la zone euro sera rapide. La Commission européenne, l’Eurogroupe, la direction de la BCE ne resteront pas les bras croisés devant la décision d’un gouvernement populaire de s’engager dans la voie des changements. Il n’y aura pas de période d’attente de plusieurs mois. Le gouvernement populaire devra lui-même agir rapidement.
Dans le cas de la Grèce, dès les premiers jours qui ont suivi la mise en place du gouvernement, la BCE a soumis la Grèce à un processus d’asphyxie financière. Le refus du gouvernement Tsipras de prendre des mesures fortes d’autodéfense l’a conduit à une première capitulation le 20 février 2015 [6]. Par la suite, il aurait encore été possible de prendre un virage radical mais le noyau dirigeant autour de Tsipras a maintenu la même orientation capitularde et cela a conduit à l’issue dramatique de juillet 2015.
En fait, depuis l’expérience grecque, à moins de se contenter des mesures prises par un gouvernement de type Costa au Portugal, la gauche doit intégrer dans sa stratégie le fait que les mesures de sabotage que prendront les autorités européennes seront rapides et fortes. De même, les marchés réagiront négativement et les grands médias seront hostiles à un gouvernement populaire.
La gauche aurait tort de penser que l’Eurogroupe, la BCE, le gouvernement allemand mis en place en 2018 et ses alliés de la zone euro, pourraient permettre à un gouvernement populaire en Espagne, en France, en Belgique et dans d’autres pays de la zone euro d’entamer des changements profonds. Pour ces institutions, il sera vital d’empêcher une extension possible d’une authentique expérience populaire.
Dès lors, il faut se montrer capable d’élaborer des propositions radicales dans les domaines de la politique monétaire, de la dette, des banques, des impôts, du budget (en refusant de dégager un excédent primaire avant le paiement de la dette), des relations Capital/Travail, du système de sécurité sociale, de la politique internationale et, c’est tout aussi indispensable, dans le domaine de la démocratie politique qui implique la convocation d’un authentique processus constituant.
Nous savons qu’il ne suffit pas d’élaborer un programme cohérent et d’y joindre un mode d’emploi convaincant pour modifier les rapports de force. La mobilisation du camp populaire sera l’élément décisif. Mais sans programme cohérent et sans une volonté réelle de l’appliquer, des mobilisations populaires risquent de ne pas aboutir, elles risquent de rester fragmentaires. L’existence d’un programme et la détermination à le propager pourraient commencer à faire bouger les lignes afin de repartir à l’offensive.
Espérons que nous serons capables de confronter nos idées et nos propositions afin de réaliser une élaboration collective qui dépasse le niveau actuel de fragmentation et d’abstraction des propositions du camp populaire. Faisons le nécessaire en termes d’actions et de mobilisations pour que ce programme soit_ mis en pratique.
En faisant ces propositions, il ne s’agit pas de chercher une issue nationaliste à la crise et à la protestation sociale. Tout autant que par le passé, il est nécessaire d’adopter une stratégie internationaliste et de prôner une fédération européenne des peuples, opposée à la poursuite de la forme actuelle d’intégration qui est totalement dominée par les intérêts du grand capital. Il s’agit également de chercher constamment à développer des campagnes et des actions coordonnées au niveau continental (et au-delà) dans les domaines de la dette, du droit au logement, de l’accueil des migrants et des réfugiés, de la santé publique, de l’éducation publique, du droit au travail, dans la lutte pour la fermeture des centrales nucléaires, dans la réduction radicale du recours aux énergies fossiles, dans la lutte contre le dumping fiscal et lesparadis fiscaux, dans l_e combat pour la socialisation des banques, des assurances et du secteur de l’énergie, dans l’action contre l’évolution de plus en plus autoritaire du mode de gouvernance, dans la lutte pour la défense et l’extension des droits des femmes et des LGBTI, dans la promotion des biens publics, dans le lancement de processus constituants.
Les maillons faibles de la chaîne de domination intra-européenne se trouvent dans les pays périphériques (Grèce, Portugal, Espagne…), mais aussi en France, en Belgique, en Grande-Bretagne et en Italie.
Le mouvement des gilets jaunes, initié en France et à la Réunion, a tendance à s’étendre vers d’autres régions en Belgique francophone notamment. Des actions de solidarité avec les gilets jaunes se développent y compris en Grèce. Il est grand temps d’adopter une stratégie émancipatrice internationaliste.
[1] Soulignons qu’à partir de juillet 2018 un énorme mouvement populaire a secoué Haïti. Afin de privilégier, comme le souligne un communiqué du FMI, « la création d’un espace budgétaire nécessaire au financement des programmes sociaux et d’accroître les investissements publics » (blablabla…), le gouvernement en place a augmenté le prix des carburants. Cela a eu un effet immédiat sur le coût de la vie en provoquant une hausse brusque du prix des transports publics, dans un pays à l’urbanisation anarchique, où l’essentiel de ce qui est consommé est importé, où la production agricole doit être transportée par la route vers la capitale Port-au-Prince. La population, elle, ne s’y est pas trompée. Aussitôt annoncée la hausse, début juillet, des émeutes éclataient dans les quartiers populaires. Deux millions d’Haïtiens se sont mobilisés et ont fini par obtenir le retrait des mesures.
Notes:
[2] Site officiel de la BCE, Breakdown of debt securities under the PSPP, https://www.ecb.europa.eu/mopo/implement/omt/html/index.en.html , consulté le 3 novembre 2018.
[3] Patrick Saurin et Eric Toussaint, « Comment socialiser le secteur bancaire »
[4] En appliquant un taux de change progressif au passage de l’euro à la nouvelle monnaie on diminuerait le patrimoine liquide en possession des 10% les plus riches, ce qui réduirait les inégalités.
[5] Cela peut être combiné avec des mesures de gratuité sur la consommation d’eau, d’électricité, de gaz, les transports publics, etc. par individu et jusqu’à un certain niveau de consommation.
[6] Eric Toussaint, « Varoufakis-Tsipras vers l’accord funeste avec l’Eurogroupe du 20 février 2015 », publié le 11 février 2018, http://www.cadtm.org/Varoufakis-Tsipras-vers-l-accord ; Eric Toussaint, « La première capitulation de Varoufakis-Tsipras fin février 2015 », publié le 14 mars 2018, http://www.cadtm.org/La-premiere-capitulation-de
docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation,Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015. Suite à sa dissolution annoncée le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec, l’ex-Commission poursuit ses travaux et s’est dotée d’un statut légal d’association sans but lucratif.
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