Injustices sociales et contestations politiques au Maghreb

Les révoltes au Maghreb s’inscrivent dans un contexte caractérisé par l’arrivée de nombreux jeunes sur le marché du travail, par des économies incapables de répondre à leurs demandes et par des institutions politiques délégitimées. Provoquées initialement par la répercussion de l’augmentation du prix des matières premières sur les prix des produits de consommation de base, ces révoltes auraient pu se transformer en émeutes de la faim et se terminer par des arrestations massives dans le cadre d’une politique de répression. Mais, à la différence du passé, elles se sont transformées en un soulèvement pacifique, dans la plupart des pays concernés, et insurrectionnel en Libye. L’incapacité des forces de police à rétablir l’ordre a contraint l’armée à jouer un rôle d’arbitre entre les révoltés et les présidents pris à parti par la population. En Egypte et en Tunisie, très habilement, celle-ci a exploité l’opportunité qui lui était offerte de réapparaître comme l’alliée du « peuple ». Ce choix stratégique partait du constat que le précédent algérien des années 1990 serait inapplicable dans des pays dépourvus des moyens considérables financiers issus de la vente des hydrocarbures. En somme, ces révoltes démontrent que les modes de domination fondés sur la peur, voire la terreur, ne garantissent plus la stabilité d’un régime ; en même temps, elles soulignent les limites du modèle clientéliste fondé sur la cooptation des élites et la redistribution arbitraire des ressources. Considérés par les populations comme des organisations mafieuses et confrontés à ces bouleversements, les régimes autoritaires semblent dépourvus de moyens susceptibles de répondre aux défis que posent la démographie, les revendications démocratiques et la révolution internet. Les révoltes du Maghreb permettent de jeter un regard nouveau sur le fonctionnement, et en particulier sur les modes de concentration des richesses, devenus insupportables pour des populations contraintes, pour la majorité, de vivre avec des moyens dérisoires.

Des révoltes sociales prévisibles

En un demi-siècle, la population du Maghreb a été multipliée par 3,4, passant de 25,7 millions d’habitants en 1950 à 77,8 millions en 2001. L’espérance de vie a gagné 25 ans (de 42 à 67 ans), à l’exception de la Mauritanie où celle-ci ne dépasse pas 50 ans.

Cette révolution démographique a pour conséquence une augmentation de la population des 20-40 ans de 23 millions en 2000 à 28 millions en 2010. Cette tranche d’âge représente désormais 36% de la population totale et il faudra attendre 2030 pour la voir diminuer, et ne plus représenter que 33 %. Certes, à long terme la pression démographique, en particulier le poids des jeunes dans la pyramide des âges, déclinera en raison de la chute du taux de natalité.

Et cela en raison de la diminution du taux de fécondité, passé de 7 à 8 enfants par femme en 1970 à moins de 3 en 2000. Mais, pour lors, la tranche d’âge des 20-40 ans est confrontée à la faiblesse de la création d’emplois dont le rythme est inférieur à la croissance de la population. Compte tenu du niveau de chômage au Maghreb, les pays de cette région devront créer quelque 22 millions d’emplois au cours des deux prochaines décennies pour occuper à la fois les chômeurs et les nouveaux venus sur le marché du travail.

Si l’on peut considérer qu’une partie des  jeunes femmes seront contraintes à sortir de la population active pour des raisons familiales (en 2000, la participation des femmes à la population active était de 31% en Algérie, 43% au Maroc et 39% en Tunisie), il n’en demeure pas moins que quelques millions d’individus se retrouvent confrontés à une absence d’emplois. De façon prévisible, les défis que pose le stress démographique se situent à plusieurs niveaux. A court terme, la région devra faire face à la consolidation d’un chômage de masse aux conséquences politiques et sociales explosives (le basculement des chômeurs diplômés dans les mouvements de contestation politique était prévisible), le développement exponentiel des projets migratoires et le développement d’une économie informelle. La contestation en Libye montre que même dans ce pays, le stress démographique a pu servir de terreau à la mobilisation contre le régime : en 1973 la population libyenne est estimée à 2 millions d’habitants ; elle atteint en 5,6 millions en 1995 dont 1,7% de moins de quinze ans. Le rajeunissement de la population est évident et inhérent à un taux d’accroissement annuel de 4,21%, un des plus élevés du monde arabe. A cette augmentation démographique s’ajoute une urbanisation accélérée.  En 1950, la population urbaine représentait 20 % de la population totale, 26% en 1960, 45% en 1970, 62% en 1980 et 80% en 1995.  Dans cette perspective le développement de la pauvreté au Maghreb ne pouvait que s’accroître : on compte 5,3 millions de personnes au Maroc et 9 millions d’Algériens sont considérés comme vivant au-dessous du seuil de pauvreté ! Pis : le taux de pauvreté, qui avait reculé de 21 à 13% au cours de la période 1984-1992, a grimpé à 19% en 2000.

En outre, le secteur agricole se porte mal. En effet, au Maroc, 41% de la population vit dans les campagnes, 40% en Algérie et 36% en Tunisie, soit 30 millions de personnes.  La population active agricole atteint 8 millions d’individus ; elle représente 34% de la population active totale au Maroc, 23,5% en Tunisie et 23,6% en Algérie. La part du secteur agricole dans le PIB, en 2003, est de 11% en Algérie, 13% en Tunisie et 18,3% au Maroc. Bien que le secteur agricole demeure toujours très important au Maghreb, il ne parvient pas à assurer la sécurité alimentaire. On estime à 3,8 millions le nombre de personnes en situation de malnutrition. En 2002, ce chiffre correspond à 1% de la population tunisienne, 5,6% de la population algérienne et 6,8% de la population marocaine. Le monde rural est d’autant plus poussé à partir vers les villes que son accès aux infrastructures (eau, santé) est très réduit : 56% de la population rurale a accès à l’eau potable au Maroc (99% de la population urbaine) ; 31% a accès à des services sanitaires (83% des urbains). En Tunisie, 60% de la population rurale a accès à l’eau potable (94% des urbains) et 62% à des services sanitaires. La population rurale a connu une amélioration de ses conditions de vie mais elle reste confrontée à des problèmes de pauvreté et de sous-emploi. La migration interne vers la ville et l’économie informelle prospère se comprennent mieux au regard de cette situation.  Dans une région comme le Rif, l’une des plus pauvres du Maroc, l’activité économique principale est la culture du cannabis : 75% des villages, soit 96 000 familles ou 800 000 personnes, s’y consacrent. Certes la culture du cannabis fixe les populations et apporte un complément de revenus pour les familles mais elle détruit l’écosystème ! A terme les conséquences pour l’environnement sont dramatiques : destruction des forêts, déboisement, utilisation massive d’engrais minéraux au détriment d’engrais organiques. Selon le GERIF, le cannabis est responsable de la disparition de 1000 ha de forêts par an : entre 1967 et 1987, 40% de la superficie couverte par les forêts a disparu. Dans cette perspective, les revenus issus de l’économie de la drogue fixent pour l’instant les populations mais il est à craindre que la destruction de l’écosystème et la faillite des projets de développement de cultures alternatives ne conduisent les populations du Rif à migrer. Au Maroc, la « rurbanisation » s’accompagne de l’émergence de « béton ville » où se créent des bidonvilles. En 2003, un recensement estimait à 886 le nombre de bidonvilles répartis sur 18 villes moyennes. Jusque-là méconnus, les bidonvilles, notamment ceux de Casablanca, sont devenus un enjeu de politique publique et de sécurité à la suite des attentats commis dans cette ville et à Madrid.

L’économie informelle joue un rôle très important en Afrique du Nord. Selon différents rapports elle contribue, au Maroc par exemple, pour 17% à la production de la richesse nationale et, dans certaines branches comme le bâtiment et les travaux publics, le secteur informel occupe 52% de la main d’œuvre, 40% de la production et 55% de la valeur ajoutée. Les femmes sont très présentes dans l’économie informelle en particulier dans les fonctions d’aide familiale et de travailleuse à domicile. En milieu rural, elles sont mises à contribution « dans l’artisanat, les travaux de la laine, la vannerie et la poterie » ; elles constituent une main d’œuvre « quasi gratuite ».  En 1985, en Algérie l’emploi informel était estimé à 25% de l’emploi total hors agriculture ; il est passé à plus de 40% en 2001 ! En 2003, la population active d’Algérie s’élevait à 8,7 millions d’individus sur lesquels 2 millions étaient officiellement chômeurs. Environ 2,5 millions d’individus exercent une activité dans le secteur informel dont un million recensés comme chômeurs.

D’insupportables injustices sociales

Dans ce contexte social, la concentration des richesses soulève un problème politique majeur : celui de la redistribution des ressources financières. Depuis les indépendances, l’absence d’institutions politiques susceptibles d’exercer un contrôle démocratique sur les ressources de l’Etat a généré des situations d’hégémonie économique parmi certains acteurs politiques, situations largement dénoncées et remises en question par les contestataires du printemps arabe. Les révélations de Wikileaks soulignent ce que les populations de la région connaissaient déjà des pratiques généralisées et institutionnalisées de corruption. A l’instar de la Grèce, seul un aveuglement volontaire de l’Union européenne et des institutions internationales, explique le maintien, jusqu’au printemps arabe, d’une perception enchantée de la région. Ainsi, et en dépit des études critiques sur ce pays, notamment celles de Béatrice Hibou, la Tunisie de Ben Ali a longtemps représenté le « meilleur élève » du Maghreb. Parmi les facteurs assurant la promotion du régime, la dimension du « succès » économique de la Tunisie était constamment mise en relief afin de mieux marquer la différence avec les pays voisins, pourtant plus riches mais moins développés. Ainsi pour certains : « le président Ben Ali a repris les choses en main, redressé la barre, ramené l’espoir dans le cœur de la population, insufflé aux dirigeants d’entreprises et aux acteurs économiques la passion de bâtir et le goût de se surpasser » (Brissette, Dupont, Guitouni 2003) ! Comme le souligne la mission économique de l’Ambassade de France à Tunis en juin 2007 : « Entre 1995 et 2006, le PIB de la Tunisie a augmenté de 4,8%  par an en moyenne. La croissance s’est élevée à 5,4% en 2006 et les autorités prévoient 6% ». Ces taux de croissance expliquent en partie la bonne image de la Tunisie, même si la dynamique est alimentée par la croissance des crédits. Mais pour l’opposant au régime, derrière ces chiffres se cachent la mainmise d’un clan, celui des Trabelsi, sur les rouages de l’ensemble des secteurs économiques. De même derrière l’image rassurante de l’Egypte de Moubarak, le journal The Guardian, souligne que la richesse des Moubarak est estimée à plus de 30 milliards de dollars. Certes, au regard des avoirs de la famille Kadhafi (plus de 100 milliards de dollars), la Tunisie et l’Egypte font pâle figure. Pour les Libyens, la mainmise des Kadhafi sur la richesse du pays est une histoire ancienne dasn, laquelle il faut chercher les raisons du refus de Qadhafi de quitter le pouvoir comme l’ont fait Ben Ali et Moubarak. A la différence de ces derniers, Kadhafi est le fondateur d’un régime et le gardien d’un système là où les autres n’en ont été que les heureux successeurs. Pour Qadhafi, la Libye, c’est lui ; et autant dire que, s’il devait la perdre, ce serait pour la laisser dans l’état où il l’a trouvée, c’est-à-dire dans la misère…La résistance du clan Kadhafi à suivre le chemin de Ben Ali et Moubarak a tenu principalement au refus de reconnaître que la Libye n’est pas leur propriété.

Aussi lorsque Seif el Islam annonçait que « La Libye [serait] un pays moderne, avec des infrastructures modernes, un PND  élevé. Ses citoyens [auraient] le meilleur niveau de vie de la région. La Libye [aurait] des relations proches avec le reste du monde, avec l’Afrique, un partenariat avec l’Union européenne. Elle [adhérerait] à l’OMC… » (Le Figaro, 8 décembre 2007), seuls ses partenaires commerciaux européens et asiatiques le prenaient au sérieux. Pour les Libyens, ces propos confirmaient que la démocratie et la liberté ne figuraient pas dans l’agenda politique du successeur désigné de Mouammar Kadhafi. En somme, la Libye resterait la propriété du clan. Pourtant, en avril 2008, Seif el Islam, faisait valoir que son groupe, Al-Ghad Média Group (la chaîne satellitaire al Libi, la radio Eman al Libi, les journaux Quryna et Oea) était nécessaire à la société libyenne qui avait besoin de « plusieurs médias qui abordent la corruption ». Effectivement, entre 2007 et 2008, le pays expérimente une relative « libéralisation » de ses médias. Mais dès mai 2009, un décret du gouvernement met un terme à cette expérience en nationalisant son groupe. Quelques mois plus tard, vingt journalistes travaillant pour Al Ghad sont arrêtés et détenus durant plusieurs jours. De façon symbolique, quatre journalistes travaillant à radio Benghazi sont également arrêtés pour avoir dénoncé en direct les pratiques de corruption au sein du gouvernement et surtout le massacre de la prison d’Abou Salim en 1996. Jusque-là, seule Internet permettait d’aborder ces sujets. Des forums, comme celui sur le développement humain, possèdent un site exclusivement consacré à la corruption en Libye. Mais selon l’Union internationale des télécommunications, seuls 5,5% de la population ont accès à internet… La Libye, comme l’Algérie, nous montrent que la rente pétrolière ne protège pas des révoltes.

En effet, des émeutes secouent l’Algérie régulièrement mais aucune n’est parvenue à impulser une dynamique de révolte susceptible de catalyser les griefs et les doléances qui traversent la société algérienne.  Ainsi, en 2004, le prix administré de gaz butane augmentait, passant de 170 à 300 dinars. En janvier 2005, en plein hiver, des émeutes que la presse qualifie « d’émeutes du gaz » éclatent dans la wilaya de Djelfa et se répandaient dans le centre et l’Ouest du pays. Depuis cette date, le sud de l’Algérie est l’objet de soulèvements réguliers portés par un sentiment d’injustice : au nom de quoi la principale source de revenus extérieurs du pays – en l’occurrence les hydrocarbures – serait-elle contrôlée, gérée et distribuée par des élites « étrangères » aux régions pétrolifères (en fait venues de la capitale Alger) et non par ceux qui y vivent ? Pour la première fois, la population exprime son droit au contrôle de la principale ressource et réclame des comptes au gouvernement sur le choix de ses dépenses.  Pourquoi la région la plus riche en ressources énergétiques n’est-elle pas mieux dotée en infrastructures civiles ? Pour les émeutiers, la raison réside dans leur identité berbère. En mai 2008, dans la vallée du Mzab, la ville de Berriane est devenue le symbole de l’affrontement entre Arabes et Berbères. Dans les rues de cette ville ont manifesté des personnes convaincues que le montant de la redistribution de la richesse pétrolière est liée à l’appartenance ethnique ou raciale. Après la contestation et la violence des islamistes est venu celui de la revanche des terroirs, de la Kabylie au Mzab. En 2006, selon une étude de l’Agence nationale de l’aménagement du territoire (Anat) pour le compte du ministère de l’Emploi et de la Solidarité nationale, plus de 177 communes (sur les 1200 que comptent l’Algérie) sont considérées comme défavorisées ; elles se situent pour 11% dans les régions du Nord, 53% dans les Hauts Plateaux et 36% dans la région du Sud. Le revenu des ménages y varie de 5000 à 10 000 dinars/mois (50 à 100 euros). En fait, entre 1989 et 2003, le salaire moyen a baissé de 20%, « engendrant un sentiment d’appauvrissement qui ne s’est pas dissipé quand la situation économique s’est améliorée et que des augmentations de salaires ont été effectuées » (p. 32). Traumatisée par l’effondrement du prix du baril de pétrole en 1986, la population algérienne a gardé de cette période, la conviction que la richesse pétrolière est aléatoire : dans les années 1990, 25 % de la population était considérée comme pauvre, 4 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec un dollar par jour ; 22 % étaient privés d’accès à un point d’eau potable. Épuisée par la guerre civile, la population n’a ni la force ni l’énergie pour se révolter.

Plutôt que de chercher à renverser un président, qui n’est pas perçu comme le symbole du pouvoir, les salariés ont préféré exploiter le contexte révolutionnaire pour négocier des augmentations ! A la différence de l’UGTT qui a basculé du côté des opposants au régime de Ben Ali, les syndicats algériens ont défendus leurs catégories professionnelles, privant les sans-emplois d’un outil de mobilisation sans pareil.  Contre toute attente, l’Algérie ne se soulève pas. En dépit des centaines de manifestation (2000 pour l’année 2010) qui ont eu lieu, aucune ne s’est transformée en mouvement de masse : elles sont pour la plupart sectorielles et ne réclament pas le départ de Bouteflika mais des augmentations de salaires ! Alors que l’on cherche à comprendre comment la Tunisie et l’Egypte sont parvenues de façon inattendue à chasser leurs présidents respectifs, on s’interroge sur l’incapacité de l’Algérie à produire une action collective pacifique susceptible  de la faire basculer dans le camp des pays en transition.

En effet, force est de constater que, depuis 2003, le gouvernement consacre 50 % de la fiscalité pétrolière à des transferts sociaux (770 milliards de dinars), soit environ 13 % du PIB, pour corriger les effets destructeurs du contre-choc pétrolier (1986-2001). Les résultats sont là : le taux de pauvreté est tombé à 4,9 % de la population totale pour 12,1 % en 2000. Il n’en reste pas moins que, si la pauvreté a reculé, la précarité demeure le lot de la majorité : 4 millions de personnes (la moitié de la population active) ne disposent d’aucune protection sociale et demeurent employés dans l’économie informelle (secteur des services, agriculture et bâtiment) ; 500 000 jeunes quittent prématurément le système scolaire sans aucune formation puisqu’ils constatent que le taux de chômage augmente avec le niveau d’étude (17% des chômeurs ont un diplôme du supérieur).

Le traumatisme de la guerre civile hante toujours les familles algériennes qui ne souhaitent pas s’engager dans un processus de contestation politique par crainte d’une régression vers une situation de violence. A la différence de la Tunisie et de l’Egypte, les jeunes, s’ils manifestent, ne bénéficient pas de la compréhension sympathique de leurs parents. Les autorités algériennes exploitent habilement la peur des familles de voir l’Algérie à nouveau basculer dans la violence. Le deuxième facteur qui distingue l’Algérie est la certitude que l

Les révoltes au Maghreb s’inscrivent dans un contexte caractérisé par l’arrivée de nombreux jeunes sur le marché du travail, par des économies incapables de répondre à leurs demandes et par des institutions politiques délégitimées. Provoquées initialement par la répercussion de l’augmentation du prix des matières premières sur les prix des produits de consommation de base, ces révoltes auraient pu se transformer en émeutes de la faim et se terminer par des arrestations massives dans le cadre d’une politique de répression. Mais, à la différence du passé, elles se sont transformées en un soulèvement pacifique, dans la plupart des pays concernés, et insurrectionnel en Libye. L’incapacité des forces de police à rétablir l’ordre a contraint l’armée à jouer un rôle d’arbitre entre les révoltés et les présidents pris à parti par la population. En Egypte et en Tunisie, très habilement, celle-ci a exploité l’opportunité qui lui était offerte de réapparaître comme l’alliée du « peuple ». Ce choix stratégique partait du constat que le précédent algérien des années 1990 serait inapplicable dans des pays dépourvus des moyens considérables financiers issus de la vente des hydrocarbures. En somme, ces révoltes démontrent que les modes de domination fondés sur la peur, voire la terreur, ne garantissent plus la stabilité d’un régime ; en même temps, elles soulignent les limites du modèle clientéliste fondé sur la cooptation des élites et la redistribution arbitraire des ressources. Considérés par les populations comme des organisations mafieuses et confrontés à ces bouleversements, les régimes autoritaires semblent dépourvus de moyens susceptibles de répondre aux défis que posent la démographie, les revendications démocratiques et la révolution internet. Les révoltes du Maghreb permettent de jeter un regard nouveau sur le fonctionnement, et en particulier sur les modes de concentration des richesses, devenus insupportables pour des populations contraintes, pour la majorité, de vivre avec des moyens dérisoires.

Des révoltes sociales prévisibles
En un demi-siècle, la population du Maghreb a été multipliée par 3,4, passant de 25,7 millions d’habitants en 1950 à 77,8 millions en 2001. L’espérance de vie a gagné 25 ans (de 42 à 67 ans), à l’exception de la Mauritanie où celle-ci ne dépasse pas 50 ans.

Cette révolution démographique a pour conséquence une augmentation de la population des 20-40 ans de 23 millions en 2000 à 28 millions en 2010. Cette tranche d’âge représente désormais 36% de la population totale et il faudra attendre 2030 pour la voir diminuer, et ne plus représenter que 33 %. Certes, à long terme la pression démographique, en particulier le poids des jeunes dans la pyramide des âges, déclinera en raison de la chute du taux de natalité.

Et cela en raison de la diminution du taux de fécondité, passé de 7 à 8 enfants par femme en 1970 à moins de 3 en 2000. Mais, pour lors, la tranche d’âge des 20-40 ans est confrontée à la faiblesse de la création d’emplois dont le rythme est inférieur à la croissance de la population. Compte tenu du niveau de chômage au Maghreb, les pays de cette région devront créer quelque 22 millions d’emplois au cours des deux prochaines décennies pour occuper à la fois les chômeurs et les nouveaux venus sur le marché du travail.

Si l’on peut considérer qu’une partie des  jeunes femmes seront contraintes à sortir de la population active pour des raisons familiales (en 2000, la participation des femmes à la population active était de 31% en Algérie, 43% au Maroc et 39% en Tunisie), il n’en demeure pas moins que quelques millions d’individus se retrouvent confrontés à une absence d’emplois. De façon prévisible, les défis que pose le stress démographique se situent à plusieurs niveaux. A court terme, la région devra faire face à la consolidation d’un chômage de masse aux conséquences politiques et sociales explosives (le basculement des chômeurs diplômés dans les mouvements de contestation politique était prévisible), le développement exponentiel des projets migratoires et le développement d’une économie informelle. La contestation en Libye montre que même dans ce pays, le stress démographique a pu servir de terreau à la mobilisation contre le régime : en 1973 la population libyenne est estimée à 2 millions d’habitants ; elle atteint en 5,6 millions en 1995 dont 1,7% de moins de quinze ans. Le rajeunissement de la population est évident et inhérent à un taux d’accroissement annuel de 4,21%, un des plus élevés du monde arabe. A cette augmentation démographique s’ajoute une urbanisation accélérée.  En 1950, la population urbaine représentait 20 % de la population totale, 26% en 1960, 45% en 1970, 62% en 1980 et 80% en 1995.  Dans cette perspective le développement de la pauvreté au Maghreb ne pouvait que s’accroître : on compte 5,3 millions de personnes au Maroc et 9 millions d’Algériens sont considérés comme vivant au-dessous du seuil de pauvreté ! Pis : le taux de pauvreté, qui avait reculé de 21 à 13% au cours de la période 1984-1992, a grimpé à 19% en 2000.

En outre, le secteur agricole se porte mal. En effet, au Maroc, 41% de la population vit dans les campagnes, 40% en Algérie et 36% en Tunisie, soit 30 millions de personnes.  La population active agricole atteint 8 millions d’individus ; elle représente 34% de la population active totale au Maroc, 23,5% en Tunisie et 23,6% en Algérie. La part du secteur agricole dans le PIB, en 2003, est de 11% en Algérie, 13% en Tunisie et 18,3% au Maroc. Bien que le secteur agricole demeure toujours très important au Maghreb, il ne parvient pas à assurer la sécurité alimentaire. On estime à 3,8 millions le nombre de personnes en situation de malnutrition. En 2002, ce chiffre correspond à 1% de la population tunisienne, 5,6% de la population algérienne et 6,8% de la population marocaine. Le monde rural est d’autant plus poussé à partir vers les villes que son accès aux infrastructures (eau, santé) est très réduit : 56% de la population rurale a accès à l’eau potable au Maroc (99% de la population urbaine) ; 31% a accès à des services sanitaires (83% des urbains). En Tunisie, 60% de la population rurale a accès à l’eau potable (94% des urbains) et 62% à des services sanitaires. La population rurale a connu une amélioration de ses conditions de vie mais elle reste confrontée à des problèmes de pauvreté et de sous-emploi. La migration interne vers la ville et l’économie informelle prospère se comprennent mieux au regard de cette situation.  Dans une région comme le Rif, l’une des plus pauvres du Maroc, l’activité économique principale est la culture du cannabis : 75% des villages, soit 96 000 familles ou 800 000 personnes, s’y consacrent. Certes la culture du cannabis fixe les populations et apporte un complément de revenus pour les familles mais elle détruit l’écosystème ! A terme les conséquences pour l’environnement sont dramatiques : destruction des forêts, déboisement, utilisation massive d’engrais minéraux au détriment d’engrais organiques. Selon le GERIF, le cannabis est responsable de la disparition de 1000 ha de forêts par an : entre 1967 et 1987, 40% de la superficie couverte par les forêts a disparu. Dans cette perspective, les revenus issus de l’économie de la drogue fixent pour l’instant les populations mais il est à craindre que la destruction de l’écosystème et la faillite des projets de développement de cultures alternatives ne conduisent les populations du Rif à migrer. Au Maroc, la « rurbanisation » s’accompagne de l’émergence de « béton ville » où se créent des bidonvilles. En 2003, un recensement estimait à 886 le nombre de bidonvilles répartis sur 18 villes moyennes. Jusque-là méconnus, les bidonvilles, notamment ceux de Casablanca, sont devenus un enjeu de politique publique et de sécurité à la suite des attentats commis dans cette ville et à Madrid.

L’économie informelle joue un rôle très important en Afrique du Nord. Selon différents rapports elle contribue, au Maroc par exemple, pour 17% à la production de la richesse nationale et, dans certaines branches comme le bâtiment et les travaux publics, le secteur informel occupe 52% de la main d’œuvre, 40% de la production et 55% de la valeur ajoutée. Les femmes sont très présentes dans l’économie informelle en particulier dans les fonctions d’aide familiale et de travailleuse à domicile. En milieu rural, elles sont mises à contribution « dans l’artisanat, les travaux de la laine, la vannerie et la poterie » ; elles constituent une main d’œuvre « quasi gratuite ».  En 1985, en Algérie l’emploi informel était estimé à 25% de l’emploi total hors agriculture ; il est passé à plus de 40% en 2001 ! En 2003, la population active d’Algérie s’élevait à 8,7 millions d’individus sur lesquels 2 millions étaient officiellement chômeurs. Environ 2,5 millions d’individus exercent une activité dans le secteur informel dont un million recensés comme chômeurs.

D’insupportables injustices sociales
Dans ce contexte social, la concentration des richesses soulève un problème politique majeur : celui de la redistribution des ressources financières. Depuis les indépendances, l’absence d’institutions politiques susceptibles d’exercer un contrôle démocratique sur les ressources de l’Etat a généré des situations d’hégémonie économique parmi certains acteurs politiques, situations largement dénoncées et remises en question par les contestataires du printemps arabe. Les révélations de Wikileaks soulignent ce que les populations de la région connaissaient déjà des pratiques généralisées et institutionnalisées de corruption. A l’instar de la Grèce, seul un aveuglement volontaire de l’Union européenne et des institutions internationales, explique le maintien, jusqu’au printemps arabe, d’une perception enchantée de la région. Ainsi, et en dépit des études critiques sur ce pays, notamment celles de Béatrice Hibou, la Tunisie de Ben Ali a longtemps représenté le « meilleur élève » du Maghreb. Parmi les facteurs assurant la promotion du régime, la dimension du « succès » économique de la Tunisie était constamment mise en relief afin de mieux marquer la différence avec les pays voisins, pourtant plus riches mais moins développés. Ainsi pour certains : « le président Ben Ali a repris les choses en main, redressé la barre, ramené l’espoir dans le cœur de la population, insufflé aux dirigeants d’entreprises et aux acteurs économiques la passion de bâtir et le goût de se surpasser » (Brissette, Dupont, Guitouni 2003) ! Comme le souligne la mission économique de l’Ambassade de France à Tunis en juin 2007 : « Entre 1995 et 2006, le PIB de la Tunisie a augmenté de 4,8%  par an en moyenne. La croissance s’est élevée à 5,4% en 2006 et les autorités prévoient 6% ». Ces taux de croissance expliquent en partie la bonne image de la Tunisie, même si la dynamique est alimentée par la croissance des crédits. Mais pour l’opposant au régime, derrière ces chiffres se cachent la mainmise d’un clan, celui des Trabelsi, sur les rouages de l’ensemble des secteurs économiques. De même derrière l’image rassurante de l’Egypte de Moubarak, le journal The Guardian, souligne que la richesse des Moubarak est estimée à plus de 30 milliards de dollars. Certes, au regard des avoirs de la famille Kadhafi (plus de 100 milliards de dollars), la Tunisie et l’Egypte font pâle figure. Pour les Libyens, la mainmise des Kadhafi sur la richesse du pays est une histoire ancienne dasn, laquelle il faut chercher les raisons du refus de Qadhafi de quitter le pouvoir comme l’ont fait Ben Ali et Moubarak. A la différence de ces derniers, Kadhafi est le fondateur d’un régime et le gardien d’un système là où les autres n’en ont été que les heureux successeurs. Pour Qadhafi, la Libye, c’est lui ; et autant dire que, s’il devait la perdre, ce serait pour la laisser dans l’état où il l’a trouvée, c’est-à-dire dans la misère…La résistance du clan Kadhafi à suivre le chemin de Ben Ali et Moubarak a tenu principalement au refus de reconnaître que la Libye n’est pas leur propriété.

Aussi lorsque Seif el Islam annonçait que « La Libye [serait] un pays moderne, avec des infrastructures modernes, un PND  élevé. Ses citoyens [auraient] le meilleur niveau de vie de la région. La Libye [aurait] des relations proches avec le reste du monde, avec l’Afrique, un partenariat avec l’Union européenne. Elle [adhérerait] à l’OMC… » (Le Figaro, 8 décembre 2007), seuls ses partenaires commerciaux européens et asiatiques le prenaient au sérieux. Pour les Libyens, ces propos confirmaient que la démocratie et la liberté ne figuraient pas dans l’agenda politique du successeur désigné de Mouammar Kadhafi. En somme, la Libye resterait la propriété du clan. Pourtant, en avril 2008, Seif el Islam, faisait valoir que son groupe, Al-Ghad Média Group (la chaîne satellitaire al Libi, la radio Eman al Libi, les journaux Quryna et Oea) était nécessaire à la société libyenne qui avait besoin de « plusieurs médias qui abordent la corruption ». Effectivement, entre 2007 et 2008, le pays expérimente une relative « libéralisation » de ses médias. Mais dès mai 2009, un décret du gouvernement met un terme à cette expérience en nationalisant son groupe. Quelques mois plus tard, vingt journalistes travaillant pour Al Ghad sont arrêtés et détenus durant plusieurs jours. De façon symbolique, quatre journalistes travaillant à radio Benghazi sont également arrêtés pour avoir dénoncé en direct les pratiques de corruption au sein du gouvernement et surtout le massacre de la prison d’Abou Salim en 1996. Jusque-là, seule Internet permettait d’aborder ces sujets. Des forums, comme celui sur le développement humain, possèdent un site exclusivement consacré à la corruption en Libye. Mais selon l’Union internationale des télécommunications, seuls 5,5% de la population ont accès à internet… La Libye, comme l’Algérie, nous montrent que la rente pétrolière ne protège pas des révoltes.

En effet, des émeutes secouent l’Algérie régulièrement mais aucune n’est parvenue à impulser une dynamique de révolte susceptible de catalyser les griefs et les doléances qui traversent la société algérienne.  Ainsi, en 2004, le prix administré de gaz butane augmentait, passant de 170 à 300 dinars. En janvier 2005, en plein hiver, des émeutes que la presse qualifie « d’émeutes du gaz » éclatent dans la wilaya de Djelfa et se répandaient dans le centre et l’Ouest du pays. Depuis cette date, le sud de l’Algérie est l’objet de soulèvements réguliers portés par un sentiment d’injustice : au nom de quoi la principale source de revenus extérieurs du pays – en l’occurrence les hydrocarbures – serait-elle contrôlée, gérée et distribuée par des élites « étrangères » aux régions pétrolifères (en fait venues de la capitale Alger) et non par ceux qui y vivent ? Pour la première fois, la population exprime son droit au contrôle de la principale ressource et réclame des comptes au gouvernement sur le choix de ses dépenses.  Pourquoi la région la plus riche en ressources énergétiques n’est-elle pas mieux dotée en infrastructures civiles ? Pour les émeutiers, la raison réside dans leur identité berbère. En mai 2008, dans la vallée du Mzab, la ville de Berriane est devenue le symbole de l’affrontement entre Arabes et Berbères. Dans les rues de cette ville ont manifesté des personnes convaincues que le montant de la redistribution de la richesse pétrolière est liée à l’appartenance ethnique ou raciale. Après la contestation et la violence des islamistes est venu celui de la revanche des terroirs, de la Kabylie au Mzab. En 2006, selon une étude de l’Agence nationale de l’aménagement du territoire (Anat) pour le compte du ministère de l’Emploi et de la Solidarité nationale, plus de 177 communes (sur les 1200 que comptent l’Algérie) sont considérées comme défavorisées ; elles se situent pour 11% dans les régions du Nord, 53% dans les Hauts Plateaux et 36% dans la région du Sud. Le revenu des ménages y varie de 5000 à 10 000 dinars/mois (50 à 100 euros). En fait, entre 1989 et 2003, le salaire moyen a baissé de 20%, « engendrant un sentiment d’appauvrissement qui ne s’est pas dissipé quand la situation économique s’est améliorée et que des augmentations de salaires ont été effectuées » (p. 32). Traumatisée par l’effondrement du prix du baril de pétrole en 1986, la population algérienne a gardé de cette période, la conviction que la richesse pétrolière est aléatoire : dans les années 1990, 25 % de la population était considérée comme pauvre, 4 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec un dollar par jour ; 22 % étaient privés d’accès à un point d’eau potable. Épuisée par la guerre civile, la population n’a ni la force ni l’énergie pour se révolter.

Plutôt que de chercher à renverser un président, qui n’est pas perçu comme le symbole du pouvoir, les salariés ont préféré exploiter le contexte révolutionnaire pour négocier des augmentations ! A la différence de l’UGTT qui a basculé du côté des opposants au régime de Ben Ali, les syndicats algériens ont défendus leurs catégories professionnelles, privant les sans-emplois d’un outil de mobilisation sans pareil.  Contre toute attente, l’Algérie ne se soulève pas. En dépit des centaines de manifestation (2000 pour l’année 2010) qui ont eu lieu, aucune ne s’est transformée en mouvement de masse : elles sont pour la plupart sectorielles et ne réclament pas le départ de Bouteflika mais des augmentations de salaires ! Alors que l’on cherche à comprendre comment la Tunisie et l’Egypte sont parvenues de façon inattendue à chasser leurs présidents respectifs, on s’interroge sur l’incapacité de l’Algérie à produire une action collective pacifique susceptible  de la faire basculer dans le camp des pays en transition.

En effet, force est de constater que, depuis 2003, le gouvernement consacre 50 % de la fiscalité pétrolière à des transferts sociaux (770 milliards de dinars), soit environ 13 % du PIB, pour corriger les effets destructeurs du contre-choc pétrolier (1986-2001). Les résultats sont là : le taux de pauvreté est tombé à 4,9 % de la population totale pour 12,1 % en 2000. Il n’en reste pas moins que, si la pauvreté a reculé, la précarité demeure le lot de la majorité : 4 millions de personnes (la moitié de la population active) ne disposent d’aucune protection sociale et demeurent employés dans l’économie informelle (secteur des services, agriculture et bâtiment) ; 500 000 jeunes quittent prématurément le système scolaire sans aucune formation puisqu’ils constatent que le taux de chômage augmente avec le niveau d’étude (17% des chômeurs ont un diplôme du supérieur).

Le traumatisme de la guerre civile hante toujours les familles algériennes qui ne souhaitent pas s’engager dans un processus de contestation politique par crainte d’une régression vers une situation de violence. A la différence de la Tunisie et de l’Egypte, les jeunes, s’ils manifestent, ne bénéficient pas de la compréhension sympathique de leurs parents. Les autorités algériennes exploitent habilement la peur des familles de voir l’Algérie à nouveau basculer dans la violence. Le deuxième facteur qui distingue l’Algérie est la certitude que le départ de Bouteflika n’annoncera pas l’avènement de la démocratie. Les révoltes du début des années 1990 ont envoyé Chadli Bendjedid en résidence surveillée ; il y est toujours et l’Algérie n’est pas démocratique pour autant. Chacun sait que toute mesure que le Président prend n’est que l’émanation d’une partie du pouvoir et que sans les militaires, il ne saurait y avoir de transition véritable. Quant à l’idée de combattre l’armée, elle n’est plus exprimée par personne depuis la défaite de la guérilla islamiste. Enfin, la passion du politique, qui caractérisait l’Algérie et qui en avait fait un pays précurseur de la transition démocratique dans les années 1989-1991, s’est complètement éteinte. La présidence de Bouteflika s’est construite sur le retour de « l’homme providentiel » et non sur l’édification d’institutions politiques susceptibles d’aider la société algérienne à résoudre ses conflits de façon pacifique. La population l’a très bien compris également. Elle ne réclame pas son départ maisveut profiter des surplus de la rente pétrolière. De plus, la guerre en Libye permet au pouvoir de souligner les dérives possibles d’une révolte populaire et notamment les ingérences internationales.

Si la Libye est un repoussoir pour la société algérienne, le Maroc constitue sans doute un espoir. Les réformes promises par le roi Mohammed VI, obligent l’Algérie à se réformer également : prise entre la révolution démocratique tunisienne et les réformes constitutionnelles marocaines, Alger ne pourra demeurer longtemps dans ce pseudo calme plat. Avec habileté, la monarchie marocaine est parvenue à se distinguer des autres pays de la région. Alors que le mouvement du 20 février 2011 cherche à rappeler au Maroc qu’il partage les mêmes symptômes (et donc court les mêmes risques), la monarchie est parvenue à se distinguer de ses voisins. Dans la foulée du discours royal du 17 juin, le royaume a organisé le 1er juillet un référendum sur la Constitution, qui sera approuvée par 98 % des votants. A la surprise générale, alors que les bureaux de vote semblaient vides dans les grandes villes, le ministre de l’Intérieur confirmait l’estimation du taux de participation à plus de 70 %… Ce chiffre soulève de nombreuses interrogations tant la participation politique est habituellement faible. Un sondage réalisé en 2007 quelques mois avant les élections législatives (taux de participation de 37 %), l’ONG marocaine Daba révélait que 73 % des sondés disaient « ne pas s’intéresser du tout » ou « un peu » à la scène politique marocaine mais que 90 % des personnes interrogées étaient concernées par la lutte contre le chômage. Si ce référendum ne met pas un terme à la contestation politique au Maroc, force est de reconnaître qu’il permet au royaume chérifien de démontrer que le recours à un arsenal politique est une arme efficace pour neutraliser ses adversaires. Ces derniers ne sont pas en reste dans un royaume qui est loin d’être un havre de justice. Selon les indicateurs du PNUD, le Maroc est classé 126e, son taux de pauvreté est de 18,1%, 5 millions d’habitants vivent avec 10 dinars par jour (un euro) ; le salaire minimum est de 55 dinars par jour (5 euros). A l’opposé, la richesse de la monarchie est estimée à 2,5 milliards de dollars. Elle était estimée à 500 millions de dollars en 2000… La Société nationale d’investissement qui a absorbé l’Omnium nord-africain et dont l’actionnaire majoritaire (60%) est la Copropar, est en fait une filiale à 100 % des groupes Siger et Ergis, une holding de la famille royale, présidée par Mohamed El Majidi. Les participations de la SNI sont multiples (mines, acier, ciment, supermarché, assurances, énergies renouvelables (Nareva), emballages (Sevam), mobilier (Primarios), textiles (Compagnie chérifienne des textiles), sucre et huile de table (Cosmar), centrale laitière.La SNI possède des participations estimées à 48,3% dans l’Attijariwafa Bank. La holding familiale a des alliances locales avec Lafarge, Danone, Renault, etc. A ce capital s’ajoute, un patrimoine composé de terres agricoles, de 12 palais royaux, d’un parc automobile évalué à 7 millions de dollars, de 1 100 postes budgétaires, de 70 millions de dollars par an, et d’une rente mensuelle de 160 000 euros, versée à la famille royale (monarque et ses frères et sœurs). Dans un contexte de contestations sociales et politiques, l’inventaire de la richesse de la monarchie résonne de façon particulière au sein de la société marocaine. A la suite des révélations de Wikileaks, si la monarchie n’est pas la principale « propriétaire du royaume », elle apparaît cependant comme un acteur hégémonique qui fait bien peu pour lutter contre la corruption. « Les pratiques de corruption qui existaient sous Hassan II se sont institutionnalisées sous Mohamed VI » écrit le consul des Etats-Unis à Casablanca… Pour le mouvement du 20 février, deux noms sont fréquemment cités comme responsables de ces pratiques de corruption : Fouad Ali Al Himma, ami du roi et homme influent du PAM (Parti de l’authenticité et de la modernité), et Mohamed Mounir Ali Majidi, président de la holding royale. L’Office chérifien du phosphate (OCP) échappe en partie à la vindicte populaire. Le décret qui, depuis le protectorat, autorisait l’OCP à verser une partie des bénéfices de l’exploitation du phosphate à la monarchie, a été abrogé. Sous Hassan II, le groupe OCP, nationalisé en 1973, faisait, pour l’opposition, figure de symbole des « caisses occultes » ; en 2008, il est devenu une société anonyme. Dorénavant, l’analyse de sa gouvernance s’inscrit dans celle des industries extractives opérant dans un environnement politique faiblement institutionnalisé. La dénonciation de la concentration des richesses au profit de la monarchie a provoqué un désengagement de certaines participations royales. Il n’en reste pas moins que la nouvelle Constitution maintient le monarque dans des prérogatives qui lui assurent son hégémonie dans les affaires du Maroc. Ceci dit, le roi bénéficie au sein de la population d’un attachement qui fait défaut à tous les chefs d’Etat de la région : dans le discours populaire, c’est l’entourage du monarque qui soulève l’indignation et non sa personne.

Conclusion
Les révoltes du Maghreb ouvrent un champ des possibles jusque-là inimaginable ; celui d’une transition de ces pays vers la démocratie. Si les populations, en particulier en Libye et en Syrie, sont parvenues à vaincre le sentiment de peur qui les paralysait, le régime syrien se maintient et amène ce pays chaque jour un peu plus au bord de la guerre civile. De façon prévisible, avec toute l’énergie du désespoir, Kadhafi s’est efforcé de faire basculer la Libye dans une guerre civile qui lui apparaissait comme le dernier recours pour sa survie. S’inspirant du modèle algérien des années 1990, les services de sécurité, syrien et yéménite par exemple, savent que dans une confrontation armée, les révoltés du printemps arabe n’auront aucune chance de triompher d’une confrontation armée si aucune aide étrangère ne leur est apportée. Mais pour en arriver à ce point, il faut parvenir à faire basculer les manifestants pacifiques dans une logique d’insurrection armée, à l’instar des Libyens de Benghazi. L’Algérie hier, la Libye et la Syrie aujourd’hui, soulignent combien les périodes de transition politique peuvent être violentes et sans garanties d’avancées démocratiques. Il reste à comprendre, et surtout à aider, les processus à l’œuvre en Tunisie et en Egypte afin d’offrir des perspectives politiques solides et plausibles à une région en proie à de grandes incertitudes.

Références
•    BRISSETTE Y., DUPONT L. et GUITOUNI M.,  La Tunisie de ben Ali. Québec, Carte blanche, 2003, p.116.
•    CATUSSE M., DESTRENEAU B., VERDIER E., L’Etat au face aux débordements du social au Maghreb, Paris, Karthala, 2010.

•    FERRIE J.-N., DUPRET B., « La nouvelle architecture constitutionnelle et les trois désamorçages de la vie politique marocaine », Confluences Méditerranée, n°78, 2011.

•    HIBOU B., « La Tunisie en révolution ? », Politique africaine, n°121, 2011.

•    VERMEREN P.,  Maghreb : les origines de la révolution démocratique, Paris, Pluriel, 2011.

•    MARTINEZ L., « Maghreb : vaincre la peur de démocratie », Les Cahiers de Chaillot, 2009.

Source

Tags : Maghreb, politique, contestation, pauvreté, chômage, jeunesse

e départ de Bouteflika n’annoncera pas l’avènement de la démocratie. Les révoltes du début des années 1990 ont envoyé Chadli Bendjedid en résidence surveillée ; il y est toujours et l’Algérie n’est pas démocratique pour autant. Chacun sait que toute mesure que le Président prend n’est que l’émanation d’une partie du pouvoir et que sans les militaires, il ne saurait y avoir de transition véritable. Quant à l’idée de combattre l’armée, elle n’est plus exprimée par personne depuis la défaite de la guérilla islamiste. Enfin, la passion du politique, qui caractérisait l’Algérie et qui en avait fait un pays précurseur de la transition démocratique dans les années 1989-1991, s’est complètement éteinte. La présidence de Bouteflika s’est construite sur le retour de « l’homme providentiel » et non sur l’édification d’institutions politiques susceptibles d’aider la société algérienne à résoudre ses conflits de façon pacifique. La population l’a très bien compris également. Elle ne réclame pas son départ maisveut profiter des surplus de la rente pétrolière. De plus, la guerre en Libye permet au pouvoir de souligner les dérives possibles d’une révolte populaire et notamment les ingérences internationales.

Si la Libye est un repoussoir pour la société algérienne, le Maroc constitue sans doute un espoir. Les réformes promises par le roi Mohammed VI, obligent l’Algérie à se réformer également : prise entre la révolution démocratique tunisienne et les réformes constitutionnelles marocaines, Alger ne pourra demeurer longtemps dans ce pseudo calme plat. Avec habileté, la monarchie marocaine est parvenue à se distinguer des autres pays de la région. Alors que le mouvement du 20 février 2011 cherche à rappeler au Maroc qu’il partage les mêmes symptômes (et donc court les mêmes risques), la monarchie est parvenue à se distinguer de ses voisins. Dans la foulée du discours royal du 17 juin, le royaume a organisé le 1er juillet un référendum sur la Constitution, qui sera approuvée par 98 % des votants. A la surprise générale, alors que les bureaux de vote semblaient vides dans les grandes villes, le ministre de l’Intérieur confirmait l’estimation du taux de participation à plus de 70 %… Ce chiffre soulève de nombreuses interrogations tant la participation politique est habituellement faible. Un sondage réalisé en 2007 quelques mois avant les élections législatives (taux de participation de 37 %), l’ONG marocaine Daba révélait que 73 % des sondés disaient « ne pas s’intéresser du tout » ou « un peu » à la scène politique marocaine mais que 90 % des personnes interrogées étaient concernées par la lutte contre le chômage. Si ce référendum ne met pas un terme à la contestation politique au Maroc, force est de reconnaître qu’il permet au royaume chérifien de démontrer que le recours à un arsenal politique est une arme efficace pour neutraliser ses adversaires. Ces derniers ne sont pas en reste dans un royaume qui est loin d’être un havre de justice. Selon les indicateurs du PNUD, le Maroc est classé 126e, son taux de pauvreté est de 18,1%, 5 millions d’habitants vivent avec 10 dinars par jour (un euro) ; le salaire minimum est de 55 dinars par jour (5 euros). A l’opposé, la richesse de la monarchie est estimée à 2,5 milliards de dollars. Elle était estimée à 500 millions de dollars en 2000… La Société nationale d’investissement qui a absorbé l’Omnium nord-africain et dont l’actionnaire majoritaire (60%) est la Copropar, est en fait une filiale à 100 % des groupes Siger et Ergis, une holding de la famille royale, présidée par Mohamed El Majidi. Les participations de la SNI sont multiples (mines, acier, ciment, supermarché, assurances, énergies renouvelables (Nareva), emballages (Sevam), mobilier (Primarios), textiles (Compagnie chérifienne des textiles), sucre et huile de table (Cosmar), centrale laitière.La SNI possède des participations estimées à 48,3% dans l’Attijariwafa Bank. La holding familiale a des alliances locales avec Lafarge, Danone, Renault, etc. A ce capital s’ajoute, un patrimoine composé de terres agricoles, de 12 palais royaux, d’un parc automobile évalué à 7 millions de dollars, de 1 100 postes budgétaires, de 70 millions de dollars par an, et d’une rente mensuelle de 160 000 euros, versée à la famille royale (monarque et ses frères et sœurs). Dans un contexte de contestations sociales et politiques, l’inventaire de la richesse de la monarchie résonne de façon particulière au sein de la société marocaine. A la suite des révélations de Wikileaks, si la monarchie n’est pas la principale « propriétaire du royaume », elle apparaît cependant comme un acteur hégémonique qui fait bien peu pour lutter contre la corruption. « Les pratiques de corruption qui existaient sous Hassan II se sont institutionnalisées sous Mohamed VI » écrit le consul des Etats-Unis à Casablanca… Pour le mouvement du 20 février, deux noms sont fréquemment cités comme responsables de ces pratiques de corruption : Fouad Ali Al Himma, ami du roi et homme influent du PAM (Parti de l’authenticité et de la modernité), et Mohamed Mounir Ali Majidi, président de la holding royale. L’Office chérifien du phosphate (OCP) échappe en partie à la vindicte populaire. Le décret qui, depuis le protectorat, autorisait l’OCP à verser une partie des bénéfices de l’exploitation du phosphate à la monarchie, a été abrogé. Sous Hassan II, le groupe OCP, nationalisé en 1973, faisait, pour l’opposition, figure de symbole des « caisses occultes » ; en 2008, il est devenu une société anonyme. Dorénavant, l’analyse de sa gouvernance s’inscrit dans celle des industries extractives opérant dans un environnement politique faiblement institutionnalisé. La dénonciation de la concentration des richesses au profit de la monarchie a provoqué un désengagement de certaines participations royales. Il n’en reste pas moins que la nouvelle Constitution maintient le monarque dans des prérogatives qui lui assurent son hégémonie dans les affaires du Maroc. Ceci dit, le roi bénéficie au sein de la population d’un attachement qui fait défaut à tous les chefs d’Etat de la région : dans le discours populaire, c’est l’entourage du monarque qui soulève l’indignation et non sa personne.

Conclusion

Les révoltes du Maghreb ouvrent un champ des possibles jusque-là inimaginable ; celui d’une transition de ces pays vers la démocratie. Si les populations, en particulier en Libye et en Syrie, sont parvenues à vaincre le sentiment de peur qui les paralysait, le régime syrien se maintient et amène ce pays chaque jour un peu plus au bord de la guerre civile. De façon prévisible, avec toute l’énergie du désespoir, Kadhafi s’est efforcé de faire basculer la Libye dans une guerre civile qui lui apparaissait comme le dernier recours pour sa survie. S’inspirant du modèle algérien des années 1990, les services de sécurité, syrien et yéménite par exemple, savent que dans une confrontation armée, les révoltés du printemps arabe n’auront aucune chance de triompher d’une confrontation armée si aucune aide étrangère ne leur est apportée. Mais pour en arriver à ce point, il faut parvenir à faire basculer les manifestants pacifiques dans une logique d’insurrection armée, à l’instar des Libyens de Benghazi. L’Algérie hier, la Libye et la Syrie aujourd’hui, soulignent combien les périodes de transition politique peuvent être violentes et sans garanties d’avancées démocratiques. Il reste à comprendre, et surtout à aider, les processus à l’œuvre en Tunisie et en Egypte afin d’offrir des perspectives politiques solides et plausibles à une région en proie à de grandes incertitudes.

Références

•    BRISSETTE Y., DUPONT L. et GUITOUNI M.,  La Tunisie de ben Ali. Québec, Carte blanche, 2003, p.116.•    CATUSSE M., DESTRENEAU B., VERDIER E., L’Etat au face aux débordements du social au Maghreb, Paris, Karthala, 2010.

•    FERRIE J.-N., DUPRET B., « La nouvelle architecture constitutionnelle et les trois désamorçages de la vie politique marocaine », Confluences Méditerranée, n°78, 2011.

•    HIBOU B., « La Tunisie en révolution ? », Politique africaine, n°121, 2011.

•    VERMEREN P.,  Maghreb : les origines de la révolution démocratique, Paris, Pluriel, 2011.

•    MARTINEZ L., « Maghreb : vaincre la peur de démocratie », Les Cahiers de Chaillot, 2009.

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