Dans cette seconde partie de l’article de Bahar Kimyongür, l’opposant turc explique pourquoi le fils du roi Salmane a choisi de faire assassiner l’opposant saoudien Jamal Khashoggi en Turquie, «la plus grande prison du monde pour les journalistes». L’auteur rappelle le cas de l’ex-journaliste turque Ayten Öztürk, détenue et torturée pendant près de six mois dans un lieu secret par les hommes de main du dictateur Recep Tayyip Erdogan.
Par Bahar Kimyougür – Trois semaines après le meurtre sauvage de Jamal Khashoggi au consulat saoudien, certains gouvernements commencent à peine à réaliser l’ampleur du crime et l’effroi qu’il suscite pour l’ensemble des dissidents dans le monde. Le journaliste et ex-espion saoudien aurait pu être tué n’importe où. Mais le prince Ben Salmane a choisi de le faire liquider au pays d’Erdogan, connu pour être une prison mais aussi un cimetière pour journalistes. Ce faisant, il a offert à Erdogan un écran de fumée inespéré. Explications.
La Turquie est un pays où les journalistes peuvent facilement perdre la vie, la santé ou la liberté. Malgré son manque abyssal de culture, le prince saoudien, qui trône à la 169e place dans le classement mondial de la liberté de la presse, devait certainement connaître cette réalité lorsqu’il décida d’envoyer son commando de quinze bras cassés au pays d’Erdogan dont le palmarès en matière de répression contre les journalistes le place en 157e position dans la liste de Reporters sans frontières (RSF).
Dans «la plus grande prison du monde pour journalistes», près de 140 journalistes sont actuellement sous les verrous et des dizaines de journalistes ont été tués, licenciés, menacés ou contraints à l’exil. Rien que ces trois dernières années, quatre journalistes syriens ont été assassinés par des groupes djihadistes au pays d’Erdogan.
Certains journalistes turcs affirment que le prince Ben Salmane a délibérément choisi Istanbul pour éliminer Jamal Khashoggi en raison de son statut de «capitale mondiale» du réseau des Frères musulmans. Une telle opération permet au prince de terroriser tous les exilés «fréristes» mais aussi de défier Erdogan lui-même, leur principal soutien. Ce dernier a tôt fait de focaliser l’attention de l’opinion publique sur ce crime et de s’ériger en défenseur du journaliste saoudien alors qu’au même moment la Cour d’appel d’Istanbul confirmait les peines de prison pour «terrorisme» de 25 journalistes soupçonnés de sympathies pour le réseau Gülen.
Parallèlement à ces condamnations, des centaines de journalistes ou de militants des droits de l’Homme sont confrontés aux violences de l’Etat turc. C’est le cas de l’ex-journaliste Ayten Öztürk qui, en août dernier, est réapparue contre toute attente à la prison de Sincan après avoir été détenue et torturée pendant près de six mois dans un lieu secret.
Le supplice des journalistes d’en bas
Ayten Öztürk est une ex-journaliste arabo-turque originaire d’Antioche que j’ai connue en 1996, époque où elle travaillait à la rédaction de Libération (Kurtuluş), un hebdomadaire marxiste dont, à l’époque, plusieurs distributeurs ont été tués ou emprisonnés.
Contrairement à Khashoggi, Ayten Öztürk n’est pas millionnaire. Elle n’a conseillé aucun prince. Les seules célébrités que compte sa famille, c’est son frère Ahmet, torturé et finalement exécuté par la police turque en octobre 1994, et sa sœur Hamidé, morte en prison suite à une grève de la faim menée pour protester contre les tortures dans les prisons cellulaires de «type F».
En octobre de l’année 2000, Ayten Öztürk est à son tour arrêtée et envoyée à la prison d’Ümraniye pour sa prétendue appartenance au Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), une organisation marxiste-léniniste clandestine.
Le 19 décembre 2000, le dortoir qu’elle partageait avec d’autres détenues politiques de gauche est pris d’assaut par des centaines de militaires armés de fusils mitrailleurs, de bombes lacrymogènes et incendiaires. Vingt-huit de ses compagnons d’infortune mourront dans différents centres pénitentiaires du pays.
A sa sortie de prison, Ayten s’exile en Syrie, le pays de ses ancêtres, elle qui est originaire d’Antioche, la capitale administrative de l’ancien «sandjak d’Alexandrette» à la frontière turco-syrienne (*).
En 2015, le ministère turc de l’Intérieur du régime Erdogan publie une liste des «terroristes recherchés» dans le pays et à l’étranger. La tête d’Ayten Öztürk vaut désormais 600 000 livres turques, soit près de 95 000 euros. Le 9 mai dernier, elle est arrêtée à l’aéroport international de Beyrouth alors qu’elle tentait de se rendre en Grèce.
Cinq jours après son arrestation au Liban, elle est secrètement livrée à la police turque par les sbires du ministre pro-saoudien Nouhad Machnouq, membre du Courant du Futur de Saâd Hariri.
Visiblement, quand il s’agit de liquider une opposante laïque, socialiste et d’ascendance alaouite, les Etats sunnites oublient leurs discordes.
Quid de la prison secrète d’Erdogan ?
Dès son arrivée en Turquie, elle est emmenée dans un lieu secret, mise à nu puis battue et torturée jour et nuit, notamment avec des électrochocs et des coups sur la plante des pieds (falaqa). Selon son propre témoignage, le but de ses tortionnaires n’était pas de la tuer mais de la faire parler et de la faire craquer. Mais Ayten reste silencieuse tout au long de ses 167 jours de captivité. Elle n’aurait rien dit, pas même son nom lorsque ses tortionnaires lui ordonnaient de décliner son identité. Ayten est sûre d’avoir été détenue au sous-sol d’un bâtiment officiel. Malgré l’absence de tout repère de temps (elle avait les yeux bandés en permanence), elle se souvient des bruits de pas venant des étages supérieurs et de leur interruption périodique correspondant aux week-ends. Elle se souvient aussi que les bruits de talons se sont arrêtés pendant une période plus longue, équivalent sans doute à la fête du Ramadhan. Le 28 août dernier, Ayten est abandonnée dans un terrain vague près d’Ankara par ses tortionnaires et récupérée par la police politique. Deux jours plus tard, elle est envoyée à la prison de Sincan. Son état est alors tellement déplorable que la direction pénitentiaire refuse d’abord de l’accueillir pour ne pas endosser la responsabilité de sa mort imminente. Finalement, elle est acceptée à la prison de Sincan et même plutôt bien traitée. Ses camarades de cellule dénombreront 868 cicatrices sur son corps.
Près de six mois de disparition, 868 traces de tortures, de brûlures, d’écorchures et pas un seul article dans la presse européenne sur Ayten.
Le monde libre pleure, à juste titre, la mort de Jamal Khashoggi mais ignore tout du sort réservé à l’ex-journaliste arabo-turque. On aimerait tant croire que les antagonismes de classe n’existent pas dans le monde du journalisme et que la lumière sera faite tant sur la mort atroce de Jamal Khashoggi que sur le long calvaire d’Ayten Öztürk. Cette exigence légitime ne fera de nous ni un islamiste ni un marxiste. Elle ne nous rendra pas Jamal Khashoggi ni ne libérera Ayten Öztürk mais elle sauvera peut-être la vie des dizaines de «disparus» gulénistes (membres du réseau Hizmet appelé péjorativement FETÖ par le régime Erdogan) ou öcalanistes (du nom du leader du Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK) qui subissent, en ce moment même, des électrochocs dans cette même prison secrète où Ayten a été torturée.
Alors que le monde a les yeux rivés sur le consulat saoudien à Istanbul converti pendant quelques heures en boucherie par le prince Mohammed Ben Salmane, rappelons-nous que le régime d’Erdogan possède, lui aussi, au moins une boucherie secrète dans les sous-sols d’un bâtiment officiel près d’Ankara.
B. K.
(*) Le nom réel de sa famille est d’ailleurs Beyt Zahra, Öztürk ayant été imposé par le régime kémaliste en vertu de la loi sur les patronymes de 1934 et suite à l’annexion du sandjak d’Alexandrette par la Turquie en 1938.
Source : ITRI
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