Les femmes du Maghreb en France : contraintes et modèles corporels

Yamina Samaali

Porter un regard sur les femmes maghrébines vivant en France, leur image et leur rapport au corps, c’est avant tout appréhender l’expérience des individus qui vivent un changement social et culturel, mais aussi questionner leurs rapports à la culture d’origine et à celle du pays d’accueil. Comment des femmes amenées à agir entre deux mondes, deux modes de pensée, deux systèmes de valeurs s’adaptent-elles et transforment-elles leurs usages du corps ?

Dans les pays du Maghreb, le corps est régi par les règles traditionnelles et religieuses : celui de la femme est considéré comme dangereux car érogène, provocateur puisqu’il suscite le désir chez l’homme. Il est porteur de tabous et d’interdits et le voile qui le cache n’en est que l’aspect le plus médiatisé. La délimitation de l’éventail de ses différentes manifestations et pratiques, la normalisation répressive de la sexualité et l’évitement corporel sont les principes fondamentaux des modes de conduite et en matière de beauté, l’idéal corporel de la corpulence est prédominant. Alors que dans le pays d’accueil, le corps «nu», «provocateur», s’affiche de manière omniprésente sur les murs, dans la rue, sur les écrans, dans les revues et sur les plages. Le corps exposé est un corps mince, svelte. L’intérêt pour le corps et le soin qu’on y porte, notamment par le biais d’exercices physiques, semblent très importants.

En s’intéressant à l’expérience vécue, aux significations des pratiques, nous avons choisi de nous situer dans une approche plus compréhensive qu’explicative, en considérant les activités corporelles comme «activités sociales».

En outre, notre étude de la corporéité s’appuie sur différents travaux qui ont traité le corps en le considérant comme un objet culturel complexe. Cet outil essentiel de l’expérience humaine ne peut être analysé indépendamment des croyances et des pratiques en œuvre dans une société donnée. L’analyse des attitudes corporelles et les façons de se mouvoir de ces femmes, révélatrices de leurs habitus corporels, nous renseigneront sur leur vécu et leurs expériences au sein d’une culture différente de celle des origines. C’est à l’influence de la réalité quotidienne sur l’image corporelle construite par ces femmes que nous nous sommes intéressée. Il s’agit pour nous d’essayer de comprendre comment ces femmes issues d’une culture arabo-musulmane perçoivent leur corps dans un contexte social et culturel différent, mais aussi d’établir un lien entre l’image du corps et les pratiques corporelles auxquelles elles s’adonnent.

Nous avons réalisé huit entretiens semi-directifs avec trois Tunisiennes, trois Marocaines et deux Algériennes ayant entre 30 et 60 ans et pratiquant des activités corporelles d’entretien : gymnastique d’entretien, footing, natation… D’autre part, nous avons effectué des observations participantes mais discrètes. Nous avons suivi les enquêtées dans leurs pratiques afin de mettre une image sur les mots et de donner plus de consistance à ce qui était exprimé dans les entretiens. Toutes ces observations ont été retranscrites selon une grille d’observation établie au préalable. Nous avons également pu bavarder occasionnellement avec nos enquêtées et d’autres interlocuteurs (membres de leurs familles, dirigeants des centres et des associations que nous avons fréquentés). Ces échanges ont souvent fait émerger de nouvelles pistes nous permettant d’approfondir notre regard sur les pratiques et l’expérience de ces femmes.

Analyse thématique et interprétation des données

Il ressort tout d’abord de nos entretiens que la plupart de ces femmes viennent en France, seulement au titre de l’immigration familiale. Elles suivent leur mari qui ont pris la décision d’émigrer. Les risques d’isolement sont beaucoup plus grands pour elles. Etant donné leur origine essentiellement rurale et un niveau de scolarité faible, elles se trouvent femmes au foyer avec des contacts très limités. Les principales modalités d’insertion auxquelles elles ont recour, reposent sur les réseaux communautaires.

Après un moment de repli et d’enfermement dans l’espace privé, elles décident de sortir de cet univers, de se détacher du cadre routinier du foyer et d’ouvrir une brèche au travers de l’espace public et de la société d’accueil. Les pratiques corporelles auxquelles elles s’adonnent sont l’occasion de rencontre et de communication avec l’autre, différent par sa culture, sa religion, sa manière de penser et de vivre. Ces femmes pratiquent en groupe, se trouvant ainsi avec d’autres femmes pour discuter. La participation à ces activités leur permet de développer une sociabilité qui procure satisfaction et plaisir ; «on s’éclate» disait l’une de nos enquêtées.

La communication et le contact facilitent la socialisation de ces femmes qui s’avère difficile. Abdelmalek Sayad explique que la socialisation «primaire» a été à dominante communautaire (basée sur des croyances collectives et des racines communes : liens de sang, de sol ou de culture). Une socialisation secondaire de type «sociétaire» est très difficile. Il faut apprendre à nouveau, parfois repartir à zéro. Des routines antérieures sont perturbées, d’où la nécessité de modifier certaines habitudes et d’opérer un «travail sur soi».

Ces femmes subissent donc un changement qui n’est pas facile à vivre. Il est selon l’expression de Claude Dubar, «générateur de petites crises». Ainsi isolées et confrontées au changement social et culturel, certaines femmes se replient sur elles-mêmes. Ce repli est compréhensible selon Dubar : «Il faut pouvoir se raccrocher à quelque chose. Mais ce qui reste c’est son passé, ses racines, son histoire la plus ancienne».

Ces femmes adoptent, surtout durant les premières années de leur arrivée, des comportements «traditionnels» qu’elles avaient déjà abandonnés avant de quitter le pays d’origine, ou bien, elles gardent des manières de faire et de penser que les autres femmes au pays délaissent progressivement. Prenons l’exemple de l’une de nos enquêtées qui a repris le port du voile une fois arrivée en France. Le fait de remettre le voile est un moyen parmi d’autres d’affirmer à la fois une identité religieuse et culturelle stable.

Nous avons pu constater aussi que certaines de nos enquêtées ont souffert de dépressions traduites par des symptômes psychosomatiques divers : des douleurs au ventre, au dos, aux jambes, de la fatigue chronique, de l’insomnie, de l’anxiété et de l’angoisse.

Corpulence ou minceur : une double contrainte

Parallèlement à la volonté d’intégration et d’insertion, se dessine un intérêt d’ordre hygiénique et esthétique. Ces pratiques physiques sont également l’occasion d’une dépense, qui est mise au service de l’entretien du corps.

La plupart de ces femmes cherchent a priori un épanouissement corporel ainsi qu’un bien-être physique. «Se sentir bien dans son corps » est un sentiment qui a souvent été évoqué lors des entretiens. Nous avons pu constater à partir du «dire» et du «faire» de ces femmes que ces activités leur procurent des «bienfaits» physiques. Elles leur permettent d’éliminer le surpoids après l’accouchement et par conséquent de «garder la ligne». Mais nous avons pu observer que ce sont surtout les femmes âgées de 30 à 50 ans qui s’intéressent à leur silhouette. Elles pratiquent plus d’activités que les femmes les plus âgées dans le but de maigrir et «d’être en forme».

Ces femmes s’investissent dans une valorisation du corps pour répondre à des impératifs sociaux, tels que «la ligne», «la forme», «la beauté» et pour se sentir bien en société. Ainsi, nombreux, sont les moyens mis en œuvre pour atteindre ce sentiment de bien-être. Elles essayent d’avoir une alimentation plus saine, moins calorique, équilibrée et diversifiée. Elles profitent des tâches quotidiennes pour marcher, comme par exemple se rendre à pied au travail. Nous avons même pu observer des comportements plus radicaux : dans les vestiaires, l’une de nos enquêtées s’enroulait un morceau de plastique autour du ventre afin de transpirer davantage.

Bien que certaines femmes aient adopté les modèles corporels de la sveltesse, le passage d’une acception donnée du corps (celle prenant en ligne de compte les normes telles qu’elles existent au Maghreb) à celle produite dans la société française et véhiculée par les médias est difficile. L’idéal de la minceur est remis en question à certains moments de la vie ; de retour au pays d’origine, pendant les vacances, ces femmes se trouvent face au «corps bien en chair» apprécié par les femmes car c’est avant tout celui qui réside dans l’imaginaire masculin. Le corps désiré par les hommes et imposé aux femmes les pousse à la recherche de la corpulence. Pour le dire avec Betty Lefèvre : « L’ordre social, établi et représenté par les hommes repose sur la répression de cette turbulence du corps féminin en lui imposant normes et objectifs essentiellement esthétiques».

Hichma et haram, pudeur exigée et nudité interdite

S’agissant de la pudeur, nous touchons à un principe fondamental régissant les comportements et les attitudes de la femme dans les sociétés arabo-musulmanes, puisqu’il occupe une place importante dans la littérature religieuse et morale de l’islam. La pudeur est considérée comme une branche de la foi, «une vertu de garde-corps, de garde-fou spirituel, de garde-frontière sexuel».

Ces femmes venant des pays du Maghreb ont été élevées et éduquées dans le respect de la pudeur. Cette éducation comprend d’abord une contrainte du corps. Fillettes, elles devaient adopter des manières de se tenir, de parler, de se comporter faites de réserve, de retenue et de décence.

En effet, dès l’âge de six ou sept ans, la mère commence à adresser selon l’expression de l’une de nos enquêtées «ses recommandations» à sa fille. Elle l’éduque pour en faire une fille bien élevée gardienne de l’honneur de la famille et qui sera recherchée en mariage.

A partir du moment où le corps de la jeune fille pubère montre les signes de la feminité, l’éducation se focalise sur son rapport avec les hommes. «C’est l’époque où les interdits se multiplient, où la jeune fille doit redoubler de discrétion dans tous ses mouvements, ses gestes et ses paroles, se surveiller continuellement, comme si sa seule présence était une indécence».

Elle doit cacher la totalité de son corps et surtout les parties qui peuvent provoquer le désir chez l’homme comme les aisselles et les mollets. L’une de nos enquêtées nous disait que ses parents lui interdisaient de porter une jupe en dehors du foyer.

Elle ne doit pas dénouer ses cheveux, ni les peigner en présence d’hommes. A cet âge-là, elle ne doit plus jouer avec les garçons et éviter tout contact avec les hommes, exception faite de son père et de ses frères. Elle doit contrôler ses mouvements et ses gestes : ne pas courir, ni sauter surtout devant des regards masculins, marcher la tête baissée. Elle doit discipliner son regard, baisser les yeux.

Tout dans son attitude doit exprimer cette hichma, honte et pudeur érigée au rang de la vertu féminine par excellence.

Mais appréhender la notion de pudeur chez ces femmes, c’est aussi analyser leur rapport à la nudité. Pour Jean-Claude Bologne, la pudeur ne naît qu’à partir du moment où l’on se rend compte que l’on est un.

En effet, il nous a paru important d’interroger ici les comportements de ces femmes quand il s’agit de découvrir certaines parties du corps, de surmonter la pudeur dans un univers où le corps trouve brusquement l’une des rares et inhabituelles occasions de libre expression. Si les propos de ces femmes ont révélé que certaines d’entre ellessurtout les plus jeunes, tolèrent la nudité, nos observations ont montré que l’intériorisation des contraintes liées à la pudeur se manifestent par des gestes «réflexes» de surveillance du dévoilement du corps. Ces femmes nous disaient qu’elles pouvaient dénuder leur corps en se mettant en maillot de bain, mais leurs comportements lors des pratiques révèlent que cette nudité ne va pas de soi. L’une de nos enquêtées, après avoir affirmé «moi je préfère un maillot de bain sans short au-dessus», lorsqu’elle va à la piscine porte les deux (maillot et short moulant au-dessus). D’ailleurs, son choix de la piscine Boulingrin est lié à la présence des vestiaires individuels. Pour une autre enquêtée, une grande serviette est indispensable pour cacher son corps en dehors du bassin.

Mais si ces femmes ont pu dévoiler leurs corps, pour les plus âgées la nudité est synonyme d’illicite, de haram. Elle est interdite.

Ces femmes craignent de transgresser les normes religieuses, de dépasser les limites car dans les sociétés musulmanes, la nudité ne veut pas exclusivement dire «dépouiller de tout vêtement», mais peut signifier tout simplement «dévoiler, montrer certaines parties du corps». Pour l’homme, la partie comprise entre le nombril et les genoux ne doit pas être montrée aux autres. En ce qui concerne la femme, la nudité (awara) – que les juristes s’attachent à définir avec précision et sans laquelle le problème du voile demeure incompréhensible – comprend tout le corps, y compris les cheveux, exception faite du visage (de la racine des cheveux jusqu’en dessous du menton et d’une tempe à l’autre), des mains et des pieds (en dessous du tendon d’Achille). La femme doit donc s’habiller de façon à ne montrer que le visage, les mains et les pieds.

Ajoutons pour conclure que ces femmes, jeunes ou âgées, sont hostiles au nu quotidien, au nu exposé dans les publicités, les campagnes d’affichage et les programmes télévisés.

Du voile au maillot de bain, «ruser» avec les règles de la religion

Comment s’approprier son corps tout en respectant les règles de la religion qui recommande de dissimuler le corps et toutes les parties qui peuvent éveiller le désir masculin ?

Nous qualifierons de «rusé» le comportement de ces femmes envers la religion, c’est-à-dire qu’on peut avancer qu’elles mettent en œuvre une stratégie pour instaurer des contre-pouvoirs. Pierre Bourdieu l’appelle «intuition féminine», «un cas particulier de la lucidité spéciale des dominés… capable de retourner contre le fort sa propre force».

En effet, la liberté retrouvée progressivement se traduit symboliquement par la liberté des vêtements. Le corps qui doit être caché ne l’est plus. Même les femmes qui gardent encore le voile le mettent tout en modifiant le modèle «prescrit» par la religion. Certaines gardent les manches et la jupe longues mais le foulard ne couvre pas toute la chevelure. D’autres mettent le foulard pour couvrir juste les cheveux et laissent d’autres parties découvertes comme le cou.

Le dévoilement progressif de ces femmes révèle le changement de leur rapport à la religion. Si les plus âgées sauvegardent encore les pratiques religieuses (voile, prière, ramadan, etc.), les plus jeunes parlent plutôt d’un islam de France selon l’expression de l’une de nos enquêtées : «Et on me dit : ”Oh ! c’est marrant le foulard et puis le survêtement”… bon je dis : “oui c’est ça l’islam de France ”».

Adapter la religion au mode de vie de la société de résidence peut aller jusqu’à une interprétation du religieux. Une autre enquêtée considère que mettre un maillot de bain n’est pas contradictoire avec les règles de la religion tant qu’elle ne cherche pas la séduction ou la provocation.

Corps provocateur et regard d’hommes

Ainsi, le «nu» en soi-même n’est pas considéré comme impudique ou interdit pour ces femmes. Il le devient lorsqu’il est montré ou dévoilé au regard, particulièrement celui de l’homme : c’est là où la nudité devient «provocante», «dangereuse».

En effet, ces femmes ont vécu dans des sociétés musulmanes où la chair n’est pas condamnée pour elle-même, mais pour la tentation qu’elle représente pour l’homme. Le corps féminin est érogène, pouvant susciter le désir chez l’homme. Malek Chebel parle d’une «relation d’effet» c’est-à-dire l’émoi provoqué par une personne sur une autre en dehors de tout contact sexuel proprement dit.

Dans ces sociétés, quand on voit passer une femme peu vêtue, le mot qui vient à l’esprit est «provocation». D’ailleurs, Chebel précise que «dévoiler sa chevelure et ses mollets, marquer sa taille en choisissant des vêtements serrés …., se maquiller, se coiffer, se parfumer … ”est“ une série de conduites d’apparat orientées vers le “consommateur masculin” qui contredisent totalement l’éthique musulmane et la pudeur coutumière».

Le corps féminin est séducteur. Une fois dévoilé, il devient un danger pour la paix sociale, d’où la nécessité de cacher ses formes.

Les discussions que nous avons eues avec les femmes ainsi que nos entretiens ont mis en avant cet aspect provocateur de la nudité. Elles évitent le regard masculin pendant les pratiques. Certaines, souvent les plus âgées, choisissent des activités se déroulant dans des lieux clos, non accessibles aux regards des hommes.

D’ailleurs, cela nous renvoie à l’exemple du hammam où les femmes dévoilent leurs corps sans gêne, ni honte. Peut-on parler d’une pudeur paradoxale – en public le corps est caché sous les vêtements, dissimulé sous les voiles, soustrait aux regards, à l’abri de l’espace clos du hammam il est dévoilé sans aucune pudeur – ou admettre tout simplement que la chair nue perd son aspect provocateur et dange- reux quand elle est exposée au regard féminin ?

Se détacher du cadre du foyer, apprendre la langue permettent un certain échange entre ces femmes et la société d’accueil, ce qui n’est pas sans conséquences sur la relation qu’elles entretiennent avec leur corps.

Le rapport au corps est d’abord une relation intime. Celle-ci porte l’empreinte d’une culture, mais aussi d’une personnalité, la marque d’un vécu, des activités quotidiennes. La perception du corps, de celui des autres, est aussi influencée par la société dans laquelle l’individu évolue, par les modèles corporels qu’elle diffuse. Ainsi, tenter de correspondre à un idéal défini par cette société, prêter une attention particulière à son corps par le biais d’exercices physiques et soigner son apparence révèlent un changement de l’image du corps et du rapport à celui-ci.

S’adonner à une activité d’entretien du corps, c’est avant tout accepter un trait culturel de la société d’accueil et faire un pas vers l’acculturation. Mais les valeurs corporelles déjà intériorisées fixent les règles de conduite, les comportements et les attitudes corporelles. Et si ces femmes font un pas vers la modernité et la culture d’accueil, elles gardent un pied dans la tradition et la culture d’origine.

Samaali Yamina. Université de Rouen, Centre des Etudes des Transformations des Activités Physiques et Sportives

Source : Cairn.info

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