Les islamistes dans le Maghreb sont aujourd’hui plus que jamais condamnés à revoir la base idéologique de leur mouvement, ou ce qu’on appelle une révision intérieure, au risque de disparaître. C’est ce qu’a soutenu, jeudi, le professeur Alaya Allani, professeur d’histoire à l’université de Manouba (Tunisie), en marge du colloque «Le Monde arabe en ébullition : révoltes ou révolutions ?», organisé à la Bibliothèque nationale d’El Hamma, qui s’achève demain.
L’universitaire, dont l’intervention au colloque a porté autour du thème de l’islamisme à l’épreuve de la démocratie, a souligné toutefois que cette entreprise nécessite beaucoup de temps étant donné qu’il est plus facile de changer une stratégie politique qu’une idéologie politique qui, elle, demande un débat et surtout une conviction de la part de la base des islamistes. C’est ce qui s’est passé en Algérie, notamment. Suite à un débat interne aux islamistes djihadistes algériens, beaucoup ont quitté ce mouvement. Idem pour la Libye. «Il y avait des négociations lorsque Kadhafi était encore au pouvoir et ce, par l’intermédiaire de Seif El-Islam». Cela n’empêchera sans doute pas l’avènement d’un nouveau visage islamiste en Algérie, en dépit de l’affaiblissement de l’influence islamiste, estime l’universitaire. D’autres partis pourraient naître dans un proche avenir et qui seront contraints de présenter une idéologie qui ne soit pas en confrontation avec la démocratie. Car, la ligne directrice de l’histoire aujourd’hui est la démocratie. «Que l’on soit islamiste, libéral, etc., on devrait s’adapter à la nouvelle situation.»
Les pays du Maghreb sont dans l’attente pour savoir ce qui résultera de la participation des islamistes tunisiens. «Ce sera, en effet, une première pour les pays du Maghreb et, notamment, la Tunisie qui était anti-islamiste mais qui aujourd’hui se prépare pour une coopération avec les différents courants y compris les islamistes.» Toutefois, le spectre d’une islamisation ou le retour de l’islamisme fondamental en Tunisie est totalement exclu, selon cet universitaire. Mieux encore, faute d’un programme conséquent, les islamistes tunisiens vont régresser lors des échéances qui suivront les élections de la nouvelle Assemblée constituante (prévue pour le 23 octobre, ndlr). Pas seulement, puisque, analyse l’universitaire, avec leur participation au pouvoir, les islamistes tunisiens vont rencontrer davantage de problèmes, car ils n’ont pas un programme de pouvoir. «Ils seront obligés ou bien de changer leur stratégie de sorte à s’adapter à la démocratie ou bien disparaître.» M. Allani estime que le Maghreb est dans l’attente de ce que donnera la participation des islamistes en Tunisie. Il a minimisé la gravité de la menace islamiste en Libye en précisant que les islamistes libyens n’ont aucun lien avec la nébuleuse Al Qaïda. En somme, ce sont des islamistes djihadistes locaux opposés à Kadhafi.
Un modèle turc pour le Maghreb ?
Même s’il est considéré comme le meilleur modèle qui puisse leur correspondre, les pays du Maghreb sont appelés à s’inspirer du modèle turc et non pas de le calquer. «Ce modèle a prouvé qu’il est fiable et crédible», énonce M. Allani. Selon lui, le parti de M. Erdogan (le Premier ministre turc, ndlr), a remporté les élections pour la troisième fois, et il a fait aussi un très bon score sur le plan économique. «Erdogan a réussi parce que son parti islamiste, au pouvoir, n’est pas contre une laïcité, sachant que celle-ci n’a pas pour vocation d’être antireligieuse», a-t-il précisé. Un cas de figure qu’on ne risque pas de trouver, du moins dans un proche avenir, dans les pays maghrébins. «Dans les pays du Maghreb, on ne va pas accepter facilement cette laïcité même si elle ne se présente pas comme antireligieuse ; avec le temps peut-être on acceptera l’islamisme à la turque, surtout que c’est un modèle qui n’est pas calqué sur le modèle occidental (pour l’Occident, la religion n’a pas de place dans la société contrairement à la Turquie). Ce modèle est donc proche de nous et c’est un pays qui a présenté une expérience réussie». A ce propos, le chercheur tunisien préconise de prendre comme exemple la Turquie et de l’adapter à notre réalité.
Election d’une nouvelle constituante en Tunisie
Le 23 octobre prochain, les tunisiens ont «un rendez-vous historique», puisque ce sont les premières élections libres qui se tiennent dans ce pays depuis plusieurs décennies, notamment après son indépendance, a encore déclaré M. Allani. «Après la révolution du 14 janvier, les Tunisiens sont tous motivés pour préparer ces élections de sorte à ce qu’elles soient libres et démocratiques. Pour eux, il n’est pas question qu’il y ait une fraude. Ce qui rassure c’est que ces élections seront supervisées par un organisme libre et indépendant, en l’occurrence le Comité indépendant des élections, que ce soit avant ou lors du déroulement du scrutin, ce n’est donc pas le ministère de l’Intérieur qui organise.» L’universitaire écarte tout risque de déstabilisation par le fait des résidus du Benalisme, auxquels les pronostics donnent seulement 17% des voix lors de l’élection de la prochaine Assemblée constituante. «Connaissant le mode de scrutin en Tunisie qui ne favorise pas un seul parti, je peux vous confirmer qu’il n’y aura pas de parti majoritaire (à l’issue du scrutin du 23 octobre pour l’élection d’une nouvelle constituante en Tunisie), le monopartisme est d’ores et déjà exclu.»
Le mouvement Ennahda (parti islamiste) pourrait avoir de bons résultats (surtout qu’un sondage d’opinion l’a crédité de 20% d’intentions de vote). D’après les pronostics, ce mouvement islamiste, conduit par El Ghannouchi, va avoir environ 20% des sièges de la nouvelle Assemblée. Ennahda pourrait nouer des coalitions avec les partis qui sont proches de cette mouvance mais aussi avec quelques indépendants proches d’elle, et, à ce titre, les pronostics ne donnent pas plus de 27% des sièges à cette probable coalition. «C’est pourquoi, le paysage politique tel qu’il se présente ne constitue pas un danger pour les Tunisiens, cela en sachant aussi qu’il y aura d’autres partis de gauche, des partis socio-démocrates, et les partis libéraux, etc. Ce sont ces forces qui pourraient avoir la majorité.» Cependant, deux scénarios sont envisagés en Tunisie. Un premier scénario qui prévoit un gouvernement de coalition qui rassemble les libéraux et les islamistes et les forces centristes, etc. Et un deuxième scénario qui prévoit que les libéraux et les centristes seront représentés au sein du prochain gouvernement tandis qu’Ennahda sera dans l’opposition. L’universitaire tunisien penche plutôt en faveur du premier scénario, c’est-à-dire un gouvernement de coalition, en s’en tenant aux négociations qui se tiennent en ce moment.
«Les Tunisiens aspirent à un régime politique modéré»
Il a estimé que l’Union nationale libre (UNL), parti politique créé après la révolution, a un avenir prometteur. Il compte aujourd’hui plus de 70 000 adhérents. De plus, quelque 1 000 associations libres et indépendantes, représentant la société civile, ont vu le jour au lendemain de la révolution. «Elles sont une garantie contre tout dérapage qui pourrait avoir lieu. Les tunisiens suivant leur tempérament, ne sont pas radicaux ni extrémistes, ils aspirent à un régime politique modéré qui implique toutes les tendances politiques du pays y compris les islamistes. Si ces derniers obtiennent 20% des voix, ce sera pas mal, car, en 1989, ces mêmes islamistes prétendaient qu’ils auraient obtenu plus de 30% des suffrages. Aujourd’hui qu’il y a un débat libre et une concurrence, les islamistes deviennent comme tous les autres partis et seront contraints de rectifier certaines choses et de se comporter rationnellement, de cette façon tout le monde sera gagnant.» En «rationnalisant» ses islamistes, c’est toute la Tunisie qui sera épargnée par l’islamisme radical. «Mais c’est surtout la démocratie qui va gagner sur le terrain.»
Aucun risque de déstabilisation pour le nouveau régime politique tunisien
Parler d’un «Benalisme» sans Ben Ali en Tunisie est un peu trop exagéré aux yeux de l’universitaire tunisien. Toutefois, il y a encore les forces rétrogrades issues de l’ancien régime qui dirigent un mouvement contre-révolutionnaire. «Je ne pense pas que l’ère Ben Ali reviendra encore une fois, personne en Tunisie n’est prêt à revivre cette époque, d’autant que les anciens Rcdistes (sympathisants de Ben Ali) qui ont créé de nouveaux partis ne sont pas crédités de bons scores lors des prochaines élections.» L’ensemble de ces partis ne dépassera pas, selon les pronostics, les 17% des sièges de la nouvelle Assemblée. Soit moins que les islamistes. Donc, il n’y aura pas de risque de déstabilisation pour le nouveau régime politique. Même s’il subsiste encore des forces rétrogrades qui agissent en faveur de la contre-révolution. «Les Tunisiens sont déterminés et sont conscients qu’ils doivent achever leur révolution étape par étape, que ce soit pour ce qui est de la question de l’islamisme, de la démocratie ou encore la menace d’Al Qaïda ou des relations avec les pays voisins.»
L’universitaire estime que l’approche du nouveau régime en Tunisie sera une approche rationnelle qui prendra en considération cet équilibre qui existait avant la révolution, que ce soit dans ses relations avec l’Algérie ou la Libye qui vont se développer de plus en plus. «Il sera pour le bien de tout le monde si l’on coopère dans la sauvegarde des intérêts communs. Je pense que le nouveau régime en Tunisie ne sera pas contre un Maghreb uni qui aura davantage de potentialités qu’avant. Avec l’avènement du nouveau régime en Libye, il y aura de très fortes chances que le Maghreb se reconstruise dans le bon sens», affirme M. Allani.
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